Prévention de la résistance bactérienne : des progrès et des motifs d’inquiétude

// Preventing bacterial resistance: progress and sources of concern

Pr Jean-Christophe Lucet
PU-PH retraité de l’équipe de Prévention du risque infectieux (EPRI), Hôpital Bichat-Claude Bernard, Assistance publique – Hôpitaux de Paris, Paris

Le précédent numéro du BEH consacré à l’antibiorésistance a été publié fin 2021, au décours immédiat de la crise de la Covid-19. Deux ans plus tard, les données présentées permettent « d’enjamber » la pandémie, tant celle-ci a modifié le fonctionnement du système de santé et le risque infectieux, parfois pour le meilleur, par exemple l’amélioration des mesures d’hygiène (port du masque et hygiène des mains) ou le rôle du confinement sur l’interruption de la circulation des virus saisonniers, mais plus souvent avec un impact négatif : accès aux soins plus difficile en ville et à l’hôpital, rebond secondaire des viroses respiratoires, lassitude des soignants devant une crise qui perdure. L’impact de la Covid-19 reste contrasté et incertain, et peut-être faut-il encore attendre un an pour autoriser les comparaisons avec les années antérieures.

Les données présentées ici proviennent pour partie de deux des cinq missions nationales en charge de la surveillance et de la prévention des infections associées aux soins (IAS) mises en place en 2017 : Primo pour la ville et les établissements médico-sociaux, et Spares pour l’hôpital. Ils font suite aux réseaux ATB- et BMR-Raisin, et en ont gardé les méthodes de surveillance.

La consommation des antibiotiques

Les données issues de Santé publique France 1 concernant la surveillance de la consommation en ville à partir du système national de données de santé (SNDS) montrent une réduction lente et régulière de la consommation globale, supérieure à 10% entre 2012 et 2022. Cette évolution est également constatée par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), qui surveille depuis plus de 20 ans les données de vente des antibiotiques 2. L’autre élément d’optimisme est la réduction de plus de moitié de l’utilisation des fluoroquinolones, et la part croissante de l’utilisation de l’amoxicilline. Les recommandations récentes de réduction du choix et du spectre des antibiotiques pour les infections urinaires et les infections ORL et respiratoires sont manifestement bien suivies. Mais, il reste un long chemin à parcourir pour ne plus être dans le « peloton » de tête des pays européens les plus consommateurs d’antibiotiques 3. Les efforts doivent être poursuivis vers le corps médical et les patients, et les approches comportementales aident à définir de nouveaux leviers d’actions, pour sensibiliser au mieux les usagers, comme le montre l’article d’Isabelle Bonmarin et coll. publié dans ce numéro 4.

Au contraire de la ville où la consommation reste très élevée et rend compte de 80 à 90% (selon l’expression utilisée) de la consommation antibiotique chez l’homme, la consommation à l’hôpital est dans la moyenne des pays européens, et reste stable depuis des années. Nous avons quelques éléments de satisfaction, comme la réduction de l’utilisation des fluoroquinolones, qui suit les recommandations nationales. Mais aussi de nombreux éléments d’inquiétudes : part croissante des antibiotiques à large spectre (alors que la résistance bactérienne – stable – ne justifie pas cette augmentation), augmentation rapide des antibiotiques de dernier recours, comme la daptomycine et le linézolide pour les cocci à Gram positif. Pour cette dernière molécule, le Centre national de référence (CNR) nous apprend qu’environ 20% des entérocoques résistants aux glycopeptides (ERG) y sont aussi résistants ; il s’agit des souches envoyées au CNR pour expertise, ne reflétant peut-être pas la situation réelle en France. Les données recueillies par Spares permettront de préciser cette épidémiologie, mais l’utilisation irraisonnée du linézolide, d’utilisation facile, si elle n’est pas contrôlée rapidement va grever son efficacité dans les prochaines années. Ce constat est identique pour les bêta-lactamines à large spectre, carbapénèmes ou associations, vis-à-vis des bacilles à Gram négatif.

La mise en place des équipes mobiles d’antibiothérapie dans les hôpitaux, celle des centres régionaux en antibiothérapie (CRAtb) pour la ville et l’hôpital et l’élargissement en 2023 des objectifs des missions Primo et Spares au bon usage des antibiotiques avec l’intégration des CRAtb dans leur structure donnent un cadre aux actions. Il n’en reste pas moins que la consommation des antibiotiques de « réserve » ou « critiques » continue à augmenter en milieu hospitalier, entretenant la « spirale vicieuse » de la résistance. Le bon usage des antibiotiques comprend certes un volet de conseil individuel pour les situations sévères ou complexes, mais aussi une approche collective, dite de stewardship, ciblant les infections suspectées ou avérées les plus fréquentes, et l’utilisation excessive des antibiotiques à large spectre. Le stewardship est plus rarement mis en œuvre par les équipes mobiles d’antibiothérapie 5, mais aura le plus fort impact sur le volume et le choix des antibiothérapies.

La résistance bactérienne

Ici aussi, les données à l’hôpital s’inscrivent dans le long terme : réduction régulière des Staphylococcus aureus résistants à la méticilline (SARM) en grande partie expliquée par la réduction de leur transmission croisée grâce à l’hygiène des mains avec les solutions hydro-alcooliques, et stabilisation des taux d’entérobactéries productrices de bêta-lactamase à spectre élargi (EBLSE). Un des éléments frappants est l’hétérogénéité des taux de EBLSE selon les régions, en ville comme à l’hôpital, dont la compréhension pourrait aider à mieux établir les liens entre exposition aux antibiotiques, transmission croisée, organisation des soins et déterminants sociologiques 6.

Mais derrière ces quelques tendances favorables, la situation des entérobactéries productrices de carbapénémase (EPC) s’aggrave rapidement. On aurait pu espérer une stabilisation, voire une réduction des taux d’EPC avec l’interruption des voyages internationaux au moment de la pandémie de Covid-19 : c’est un doublement des taux en quatre ans qui est observé, probablement aggravé par une altération durable des efforts de prévention du fait de la Covid-19 et la surcharge du système de soins, avec à présent une situation d’épidémie installée. En raison de sa rareté, la surveillance des EPC était jusqu’alors uniquement assurée par le signalement des infections et colonisations digestives dans le système e-SIN. Les taux d’EPC sont maintenant suffisamment élevés pour justifier, en complément, une surveillance épidémiologique classique à partir des seuls prélèvements cliniques positifs, et pour être présentés sur un même graphique que les SARM, avec des taux « seulement » six fois inférieurs à ceux des SARM. Avec les épidémies à ERG dans plusieurs régions, il s’agit d’un basculement des enjeux et des efforts nécessaires de contrôle vers les bactéries hautement résistantes émergentes (BHRe), tout en gardant les actions visant au contrôle des EBLSE et des SARM. Les recommandations de contrôle strict des BHRe sont claires 7, elles sont reconnues comme efficaces, mais parfois difficiles à mettre en œuvre dans notre système de santé en difficulté.

Les données de résistance de Escherichia coli en médecine de ville apportent des informations importantes. On estime qu’un peu plus de 5% de la population française est porteuse d’EBLSE, comme dans les autres pays d’Europe de l’Ouest. Ici aussi, la stabilité des taux d’EBLSE dans les prélèvements cliniques (en très grande majorité les urines) est rassurante. En revanche, la résistance de E. coli aux fluoroquinolones augmente, et ce malgré la réduction de la consommation des fluoroquinolones en ville, et l’arrêt de leur utilisation en médecine vétérinaire. Il est d’ailleurs surprenant de constater que malgré la réduction de l’utilisation des antibiotiques durant la période Covid en 2020-2021, les taux de résistance de E. coli n’ont pas diminué. D’autres travaux à large échelle ont établi un lien entre la modification des choix antibiotiques – réduction de l’utilisation des fluoroquinolones et des céphalosporines au profit de l’amoxicilline – avec la réduction des EBLSE 8.

La recherche sur les associations entre les antibiotiques et la résistance bactérienne est un champ complexe, peut-être plus facile à mener en ville qu’à l’hôpital, où les facteurs influant sur cette relation sont plus nombreux. En ville, une approche « One health », englobant aussi les antibiotiques et la résistance en médecine vétérinaire et dans l’environnement, est un champ à investir plus largement, que le méta-réseau Promise (1) devrait faciliter. Les grandes bases de données nationales, à l’hôpital et dans la communauté, confrontant utilisation des antibiotiques et résistance bactérienne permettront une exploration fine de ces facteurs et d’identifier les leviers de maîtrise les plus efficaces.

Conclusions

Si le poids respectif de chaque déterminant de la progression de la résistance des bactéries – et du retour à la sensibilité – est encore mal connu, schématiquement la réduction du volume et du spectre des antibiotiques, le contrôle de leur transmission croisée, et les interventions dans le monde animal et environnemental forment le socle des actions de maîtrise. Le programme a été défini en 2016 dans la feuille de route interministérielle pour la maîtrise de l’antibiorésistance, et par la stratégie nationale de prévention de l’infection et de l’antibiorésistance 2022-2025, comprenant des objectifs chiffrés 9. La dégradation rapide de la situation des EPC, et les risques qu’ils font et feront peser sur les patients les plus fragiles, nécessitent des actions déterminées. Si les causes n’en sont pas univoques, il est important que notre système hospitalier retrouve son équilibre et des moyens pour leur contrôle.

Références

1 Cavalié P, Ben Hmidene G, Maugat S, Berger-Carbonne A. Évolution de la consommation d’antibiotiques dans le secteur de ville en France entre 2012 et 2022. Bull Épidémiol Hebd. 2023;(22-23):451-8. http://beh.santepubliquefrance.fr/beh/2023/22-23/2023_22-23_1.html
2 Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé. La consommation des antibiotiques en France de 2000 à 2020. Saint-Denis; ANSM: 2023. 46 p. https://ansm.sante.fr/actualites/lansm-publie-un-rapport-sur-la-consommation-des-antibiotiques-entre-2000-et-2020
3 European Centre for Disease Prevention and Control. Antimicrobial consumption in the EU/EEA (ESAC-Net) – Annual Epidemiological Report 2021. Stockholm: ECDC; 2022. 28 p. https://www.ecdc.europa.eu/en/publications-data/surveillance-antimicrobial-consumption-europe-2021
4 Bonmarin I, Escande A, Litvine L, Nguyen A, Fégueux S, Randriamampianina S. Campagne de sensibilisation sur l’antibiorésistance en France : apport des sciences comportementales. Bull Épidémiol Hebd. 2023;(22-23):480-7. http://beh.santepubliquefrance.fr/beh/2023/22-23/2023_22-23_5.html
5 Perozziello A, Lescure FX, Truel A, Routelous C, Vaillant L, Yazdanpanah Y, et al. Prescribers’ experience and opinions on antimicrobial stewardship programmes in hospitals: A French nationwide survey. J Antimicrob Chemother. 2019;74(8):2451-8.
6 Paumier A, Asquier-Khati A, Thibaut S, Coëffic T, Lemenand O, Larramendy S, et al. Assessment of Factors Associated With Community-Acquired Extended-Spectrum β-Lactamase-Producing Escherichia coli Urinary Tract Infections in France. JAMA Netw Open. 2022;5(9):e2232679.
7 Haut Conseil de la santé publique. Actualisation des recommandations relatives à la maîtrise de la diffusion des bactéries hautement résistantes aux antibiotiques émergentes (BHRe). Paris; HCSP: 2019. 101 p. https://www.hcsp.fr/explore.cgi/avisrapportsdomaine?clefr=758
8 Peñalva G, Fernández-Urrusuno R, Turmo JM, Hernández-Soto R, Pajares I, Carrión L, et al. Long-term impact of an educational antimicrobial stewardship programme in primary care on infections caused by extended-spectrum β-lactamase-producing Escherichia coli in the community: An interrupted time-series analysis. Lancet Inf Dis. 2020;20(2):199-207.
9 Ministère des Solidarités et de la Santé. Stratégie nationale 2022-2025 de prévention des infections et de l’antibiorésistance. Paris; Ministère des Solidarités et de la Santé: 2022. 90 p. https://sante.gouv.fr/archives/archives-presse/archives-communiques-de-presse/article/le-ministere-des-solidarites-et-de-la-sante-presente-la-strategie-nationale

Citer cet article

Lucet JC. Éditorial. Prévention de la résistance bactérienne : des progrès et des motifs d’inquiétude. Bull Épidémiol Hebd. 2023;(22-23):448-50. http://beh.santepubliquefrance.fr/beh/2023/22-23/2023_22-23_0.html

(1) Promise réunit les principaux acteurs impliqués dans la lutte contre l’antibiorésistance en France (25 réseaux et 42 partenaires académiques) au sein d’un grand méta-réseau « One health ».