Analyse sociologique des expériences de la séropositivité au VIH à partir d’une enquête longitudinale qualitative auprès d’hommes homosexuels

// Sociological analysis of HIV experiences: Gay men qualitative longitudinal survey

Mélanie Perez (melanie.perez@ined.fr)
Le Mans Université, Le Mans, Centre de recherche en éducation de Nantes, Nantes
Soumis le 17.09.2021 // Date of submission: 09.17.2021
Mots-clés : Homosexualité | VIH | trajectoire biographique | genre | stigmate
Keywords: Homosexuality | HIV | biographical trajectory | gender | stigma

Résumé

Introduction –

La fin des années 2000 est marquée par un tournant important dans la gestion du VIH : les personnes séropositives sous traitement antirétroviral efficace, dont la charge virale est biologiquement indétectable, ne transmettent plus le virus. Ces avancées sont à l’origine du questionnement de départ de la recherche : que reste-t-il du stigmate social associé au VIH ? Pour des personnes récemment infectées, l’atteinte, ou la perspective de l’atteinte d’une charge virale indétectable permet-elle la disparition des expériences subjectives de honte et/ou de stigmatisation décrites jusqu’alors dans les travaux de sociologie, et plus largement dans les données de santé publique ?

Matériel et méthodes –

Cet article présente les principaux résultats d’une recherche sociologique sur les expériences de la séropositivité au VIH d’hommes homosexuels. Une enquête longitudinale qualitative, conduite durant les deux premières années suivant le diagnostic médical, mêle des entretiens biographiques (n=35) répétés avec ces hommes et des observations multi-situées au sein des différents espaces qu’ils fréquentent et traversent (SMIT, associations liées au VIH-sida et/ou LGBT, espaces de sociabilités, sphères privées amicale, familiale et liée au couple).

Résultats –

La séropositivité au VIH fait l’objet d’une socialisation spécifique, marquée par un processus de disqualification et de déclassement de l’homosexualité et des modes de vie associés. La mise en indétectabilité biologique du virus du VIH dans les corps ne produit pas la disparition des expériences subjectives de honte et/ou de stigmatisation.

Discussion-conclusion –

Si les traitements et les outils de mesure permettent de rendre le VIH indétectable au niveau biologique, le diagnostic toutefois, réactualise, réactive, ou fait émerger un questionnement moral sur l’homosexualité. Le stigmate du VIH semble d’autant plus lourd à porter dans un contexte de responsabilisation et de culpabilisation des hommes homosexuels, largement avertis des risques d’infection et soumis à l’injonction d’un devoir de précaution, et in fine de santé. Les trajectoires biographiques plurielles des hommes homosexuels sont affectées par la séropositivité. Pour les hommes les moins dotés en ressources (économiques, culturelles, sociales), l’expérience de la séropositivité a tendance à accroître l’isolement et à générer une réactivation de dispositions homophobes.

Abstract

Introduction –

The end of the 2000s was marked by an important turning point in HIV management: HIV-positive people on effective antiretroviral treatment whose viral load is biologically undetectable no longer transmit the virus. These advances are at the origin of the research’s initial question: what remains of the social stigma associated with HIV? Does the achievement or the prospect of achieving an undetectable viral load allow for the disappearance of the subjective experiences of shame and/or stigmatization described up to now in sociological studies and more broadly in public health data?

Materials and methods –

This article presents the main results of a thesis on the sociological analysis of gay men’s experiences of being HIV-positive. A qualitative longitudinal study conducted during the first two years following the medical diagnosis combines repeated biographical interviews (n=35) with these men and multi-sited observations within the different spaces they frequent and cross (department of infectious and tropical diseases, associations related to HIV-AIDS and/or LGBT, spaces of sociability, private spheres of friendship, family and couple).

Results –

HIV seropositivity is the object of a specific socialization, marked by a process of disqualification and downgrading of homosexuality and associated lifestyles. The biological undetectability of the HIV virus in the body does not lead to the disappearance of subjective experiences of shame and/or stigmatization.

Discussion-conclusion –

Although treatments and technological measurement tools make it possible to render HIV undetectable at the biological level, nonetheless, the diagnosis updates, reactivates, or brings to the forefront a moral questioning about homosexuality. The stigma of HIV seems all the more difficult to bear in a context where gay men are widely aware of the risks of infection and are subject to the injunction of a duty of precaution, and ultimately of health. The multiple biographical trajectories of gay men are affected by HIV positivity. For men with the least resources (economic, cultural, social), HIV positivity experience tends to increase their isolation and generate a reactivation of homophobic dispositions.

Introduction

Le 30 janvier 2008, un groupement de médecins suisses publie un article intitulé « Les personnes séropositives ne souffrant d’aucune autre MST et suivant un traitement antirétroviral efficace ne transmettent pas le VIH par voie sexuelle » 1. Après avoir fait l’objet de controverses et de débats en France, cet article est finalement approuvé par le Conseil national du sida en avril 2009 2.

À la fin des années 2000, les orientations stratégiques des politiques de santé publique relatives à la gestion du VIH prennent alors un nouveau tournant, d’une part au niveau du soin des personnes diagnostiquées séropositives au VIH, et d’autre part au niveau de la prévention de la transmission des personnes séronégatives. En effet, il est avéré que les personnes séropositives au VIH sous traitement et dont la charge virale est indétectable ne transmettent pas le virus lors des relations sexuelles sans préservatif. Soin et prévention sont de plus en plus liés : le traitement devient prévention (TasP : Treatment as Prevention) et la prévention est bientôt (également) traitement (PrEP : Prophylaxie Pré-Exposition). En effet, la mise en place de la PrEP en France à partir de 2016 fait suite à un essai clinique franco-canadien réalisé au début des années 2010, nommé « Intervention préventive de l’exposition aux risques avec et pour les gays » (Ipergay), mené conjointement par l’Agence nationale de recherche sur le sida (ANRS) et l’association AIDES, en charge du recrutement et du suivi « communautaire ».

La prise d’un traitement antirétroviral par les personnes diagnostiquées séropositives ne permet plus uniquement de vivre avec le VIH, mais est également devenue un moyen de prévention de la transmission du virus. Les avancées thérapeutiques permettent de contrôler l’évolution de l’infection du virus au niveau individuel et les transmissions au niveau collectif. Le traitement devenu un moyen de prévention du VIH, les recommandations de santé publique préconisent alors une mise sous traitement rapprochée du moment du diagnostic dans l’objectif d’atteindre cette charge virale dite indétectable. Au niveau national, différentes études, rapports et plans nationaux sont élaborés et organisés autour de quatre piliers : classer, dépister, traiter et rendre indétectable. En 2013, le Rapport Morlat recommande l’« initiation précoce du traitement par antirétroviraux (ARV) quel que soit le nombre de CD4 » 3. Les dispositifs de santé publique déployés entendent ainsi « banaliser » le dépistage chez les hommes ayant des rapports sexuels avec les hommes (HSH) pour « une prise en charge précoce, et la plus précoce possible » étant donné « d’une part, un bénéfice individuel pour les personnes diagnostiquées, qui peuvent alors être prises en charge sur le plan médical et, d’autre part, un bénéfice collectif, le traitement antirétroviral constituant une forme de prévention (concept international du TasP “Treatment as Prevention”) » 4.

Ces avancées sont à l’origine du questionnement de départ de cette recherche dont les principaux résultats sont présentés dans cet article : que reste-t-il du stigmate social associé au VIH (encadré 1) ? La mise en indétectabilité de la charge virale au niveau biologique, si elle permet de ne plus transmettre le VIH, règle-t-elle pour autant les problématiques liées à la peur de contaminer pour les personnes récemment diagnostiquées séropositives ? Est-ce que l’atteinte ou la perspective de l’atteinte d’une charge virale indétectable permet la disparition des expériences subjectives de honte et/ou de stigmatisation décrites jusqu’alors dans les travaux de sociologie, et plus largement dans les données de santé publique ? La potentielle identité homosexuelle associée au VIH-sida a fait l’objet dans le passé de discordes et de controverses structurées autour d’une (a)moralité des sexualités entre hommes et d’une (ir)responsabilité hypothétiquement liée à une « bonne » ou à une « mauvaise » identité gay 5. À partir de l’étude des trajectoires de ces hommes et de leurs reconfigurations durant les deux premières années qui suivent le diagnostic, la recherche interroge in fine la charge morale des expériences de la séropositivité pour des hommes homosexuels.

Encadré 1 :
Stigmate

Depuis la découverte de l’infection, au début des années 1980, soit depuis plus de trente ans, l’ensemble des travaux en sciences sociales sur le VIH s’accordent sur le fait que la séropositivité constitue un attribut disqualifiant pour les individus qui en sont porteurs. Les travaux en sociologie, en anthropologie ou encore en psychologie, reprennent le concept de stigmate théorisé par Goffman 6 afin de rendre compte des expériences de la séropositivité 7,8,9,10,11,12. Dans le cadre de l’interactionnisme symbolique, cet auteur fait de la notion de stigmate un concept sociologique renvoyant « autant à une identité illégitime ou disruptive qu’aux réactions sociales qu’elle suscite et aux efforts des stigmatisés pour y échapper ou pour dissimuler qu’ils y appartiennent » 13. Il étend alors un concept qui « étymologiquement [renvoie à] une marque durable sur la peau (…) à tout attribut social dévalorisant, qu’il soit corporel ou non – être handicapé, homosexuel, juif, etc. Le stigmate n’est pas un attribut en soi : il se définit dans le regard d’autrui » 14.

Matériel et méthodes

Nous proposons de présenter dans cet article les principaux résultats d’une recherche portant sur l’analyse sociologique des expériences de la séropositivité au VIH d’hommes homosexuels 15. Cette recherche explicite en quoi les trajectoires biographiques de ces hommes, aussi hétérogènes soient-elles, vont être affectées par la socialisation à et par la séropositivité durant les deux premières années qui suivent le diagnostic, et comment celle-ci s’emboîte aux socialisations antérieures, aux dispositions, et à la façon dont l’homosexualité s’est construite.

L’arrivée du VIH-sida a permis le développement des travaux sociologiques sur les homosexualités, jusqu’alors peu explorées 16. Ceux s’intéressant aux mobilités sociales et géographiques des homosexuels rompent alors avec des perspectives en termes de déviance et permettent de considérer les homosexualités masculines comme des « modes de vie » 7,17,18. Ces recherches permettent aussi d’apprécier les effets sociaux du VIH-sida sur les liens entre les modes de vie gay, pluriels et socialement situés, et la gestion des risques du VIH-sida 19,20,21,22. Cette recherche s’inscrit dans la lignée de ces travaux. L’homosexualité n’est pas abordée en termes de déviance. Ce sont davantage les effets de l’étiquetage qui retiennent notre attention, ainsi que la réorganisation et la reconfiguration des modes de vies gays jusqu’alors établis. Notre travail interroge plus précisément la façon dont la question morale liée à la responsabilité homosexuelle vis-à-vis de l’infection au VIH modèle les modes de gestion de la séropositivité au VIH et les trajectoires sociales d’hommes homosexuels durant les deux années qui suivent le diagnostic.

Dans le cadre d’une enquête longitudinale qualitative, conduite durant les deux premières années suivant le diagnostic médical et réalisée entre janvier 2013 et décembre 2014, 17 hommes ont été interrogés d’une à trois fois, lors d’entretiens d’une heure trente à cinq heures réalisés la majeure partie du temps à leur domicile, et rencontrés à plusieurs reprises dans les différents espaces de sociabilité fréquentés (tableau). Dans l’objectif de suivre le parcours de ces acteurs et une socialisation par la séropositivité en train de se faire, trois entretiens ont été effectués avec huit d’entre eux. Le premier a été réalisé moins de six mois après l’annonce, puis les deux suivants ont été espacés de huit mois environ. Ces données ont été enrichies par de nombreuses observations multi-situées au sein des différents espaces qu’ils fréquentent et traversent : les services des maladies infectieuses et tropicales des hôpitaux (SMIT) ; des associations liées au VIH-sida et/ou personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et trans (LGBT) ; des espaces de sociabilités homosexuelles ; la sphère privée (amicale, familiale et liée au couple).

Ces hommes ont été recrutés par l’intermédiaire des files actives de plusieurs SMIT, et d’associations de soutien et d’accompagnement en Île-de-France et dans le Sud de la France, à la suite de la proposition orale du médecin ou de l’acteur ou actrice associatif(ve), ou bien de la visualisation dans la salle d’attente de l’affiche d’appel à participation à l’étude.

Tableau : Caractéristiques sociales des enquêtés
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Résultats

L’expérience de la séropositivité au VIH des hommes homosexuels :
une carrière morale

La socialisation spécifique dont fait l’objet la séropositivité est marquée par un processus de disqualification et de déclassement de l’homosexualité et des modes de vie associés. L’analyse des entretiens biographiques montre en effet que les expériences de la séropositivité au VIH des enquêtés ne se réduit pas à la découverte diagnostique puis à la prise en charge médicale de l’infection. Durant les deux premières années qui suivent le diagnostic, les hommes enquêtés, quelles que soient leurs ressources, leurs milieux, leurs propriétés sociales, traversent un même itinéraire, une même carrière morale (encadré 2). Cependant, si tous les hommes enquêtés traversent les étapes de cette même carrière, la réorganisation des modes de vie et du rapport à l’homosexualité va dépendre de leurs ressources et de leurs dispositions sociales. En d’autres termes, les devenirs séropositifs sont pluriels et à situer dans l’espace social. La reconstruction 23 des hommes se fait alors aux dépens de dispositions incorporées au cours de leurs socialisations antérieures, en particulier celle à et par l’homosexualité, imbriquée à leurs propriétés sociales. Cet article présente les principaux résultats liés aux étapes de cette carrière, et particulièrement ceux liés aux processus de disqualification sociale et au déclassement de l’homosexualité.

Encadré 2 :
Carrière morale

La notion de carrière, initialement conceptualisée par Hughes 24 avec une entrée par les professions, est ensuite transposée par Becker 25 aux carrières déviantes, par Goffman 2 aux carrières morales des reclus, puis par Darmon à la carrière anorexique 26.

Ce concept permet de rendre compte du trajet effectué lors de la socialisation à et par la séropositivité des hommes enquêtés. Ce trajet est à la fois celui des déplacements, des mobilités au sein des différents espaces sociaux et des acteurs qui les composent, mais également celui de l’itinéraire moral associé. En d’autres termes, parallèlement à cette première dimension objective de la carrière rendant compte des étapes, une seconde dimension subjective consiste en une « mise en cohérence par l’acteur de la succession des positions durant son cheminement » 27 : « Dans sa dimension subjective, une carrière est faite de changements dans la perspective selon laquelle la personne perçoit son existence comme une totalité et interprète la signification de ses diverses caractéristiques et actions, ainsi que tout ce qui lui arrive » 25.

Une analyse de la séropositivité en termes de carrière permet de suivre le cheminement effectif de ces hommes, en pratique, à la lumière de l’arrière-scène, des coulisses. Elle permet d’analyser la façon dont les histoires individuelles de ces hommes homosexuels récemment diagnostiqués, s’articulent à l’expérience de la séropositivité au VIH et à ses dispositifs, à la fois dans et hors les murs de l’hôpital. Ce faisant, la carrière donne à voir les usages sociaux de la séropositivité et les devenirs de ces hommes diagnostiqués séropositifs 15.

Un stigmate indétectable

Disqualifications corporelles et métaphores du sida

Quels que soient le niveau de connaissances et les propriétés sociales des acteurs, que des symptômes soient présents ou absents, et quel que soit le niveau de leur charge virale, lorsque les interviewés apprennent leur séroconversion, durant les premières semaines, voire les premiers mois, l’expérience de la séropositivité renvoie à l’angoisse de la mort, à une potentielle dégradation du corps et aux peurs de contaminer son entourage, non seulement dans le cadre de la sexualité mais aussi dans les actes de la vie quotidienne (cuisiner, boire dans le même verre, partager une brosse à dents ou un rasoir, etc.). Les peurs de contaminer sont accentuées au contact de personnes jugées « vulnérables » du point de vue de la santé, comme les enfants, les personnes âgées et/ou les personnes malades.

Si durant les premiers mois qui suivent l’annonce de la séropositivité, le traitement et la perspective de l’indétectabilité constituent un argument rassurant du côté des médecins et des agents associatifs – « Dans le mot VIH, il y a le mot vie » ; « On ne meurt plus du VIH » ; « Vous vivrez aussi longtemps qu’un séronégatif » –, ils ne suffisent cependant pas à rassurer les enquêtés. On retrouve un décalage entre ces propos s’appuyant sur une rationalité médicale, et le choc et l’angoisse relatifs à l’expérience de l’annonce telle qu’elle est relatée par les hommes en entretien. Durant les six premiers mois, la peur de la mort est très présente. Fouad évoque ainsi ses angoisses juste après le diagnostic : « J’étais choqué. Sur le chemin je pleurais, je me suis dit : « qu’est-ce qui va se passer ? ». Moi avant j’avais l’image de : « oh, il a le sida ! Il va mourir ! » » (Fouad, 31 ans, célibataire, sans emploi, Sud de la France, 2 mois d’ancienneté de diagnostic). Cette peur est à la fois liée à la présence du virus dans l’organisme, mais également aux éventuels effets secondaires que peuvent générer les traitements, comme en témoigne Asmir et Stéphane :

« L’annonce c’était un choc et c’est toujours un peu un choc. Moins que l’annonce, mais il n’y a pas de jour, il n’y a pas de nuit où je ne pense pas à ça, et c’est vraiment préoccupant. L’avenir, comment ça va se passer ? Maintenant le traitement, comment tu vas le supporter ? Est-ce que tout va bien se passer ? J’sais pas, par rapport à tous les stéréotypes et les clichés qu’on peut avoir sur cette maladie, j’ai l’impression que je suis en train de… comment dire ça… d’être dégradé, comme si ma santé se dégradait, que ça va de pire en pire chaque jour… » (Asmir, 31 ans, célibataire, vendeur/maquilleur à mi-temps chez une grande marque de cosmétique, Île-de-France, quatre mois d’ancienneté de diagnostic).

« Donc voilà, il y a l’entretien, elle (l’infectiologue) m’explique les traitements et tout. Moi mon occupation, enfin ma préoccupation première, c’était, entre autres, de lui demander, est-ce que, en fait je crois que ça s’appelle le Kaposi, voilà… euh... Chaque fois j’avais vu des trucs, je m’étais dit : « Ohhh putain !! C’est pas possible, quoi, les mecs !!! ». Enfin chaque fois qu’on montrait à la télé des reportages, soit c’est des gens qui sont à moitié mort, tout décharnés, plein de trucs… enfin bon, voilà, et moi ma préoccupation c’était : « est-ce que je vais prendre du poids… euh… je ne vais plus ressembler à rien ?! ». Elle (l’infectiologue) me dit « ah ben, non ! Les traitements, non, non…. Enfin bon (dubitatif)… » (Stéphane, 46 ans, célibataire, rentier/organisateur de soirées/coach sportif, Sud de la France, six mois d’ancienneté de diagnostic).

Le discours a priori rassurant du médecin au regard de la possibilité d’initier rapidement un traitement, revêt toutefois un caractère inquiétant puisqu’il rend compte de l’évolution possible et imprévisible du virus. S’ajoutant à des représentations des traitements du VIH qui renvoient aux trithérapies plus anciennes, lourdes d’effets secondaires, ce discours ne suffit pas à réprimer la peur de Stéphane, liée à une dégradation de son corps, visible des autres et pouvant générer un discrédit. Avant que le traitement ne soit initié, si des résultats d’analyse « peu rassurants » peuvent amplifier les angoisses liées à l’évolution du virus, des résultats rassurants ne suffisent pas toujours à supprimer ces peurs. Malgré les évolutions thérapeutiques, pour évoquer les premières semaines ou mois qui suivent le diagnostic de l’infection au VIH, les interviewés se réfèrent aux images de corps abîmés de « gens qui sont à moitié mort, tout décharnés », « amaigris » et « souffrants ». Aussi, les enquêtés font souvent référence au film Philadelphia sorti en 1996. Pour rappel, Tom Hanks joue le rôle principal : un homme, homosexuel, malade du sida, sous azidothymidine (AZT) et non trithérapie à l’époque. Le personnage, qui va être de plus en plus marqué corporellement à la fois par la perte de poids et les sarcomes de Kaposi, meurt à la fin du film. Cette référence, tout comme celle à la comédienne Clémentine Célarié, embrassant un homme séropositif au VIH sur un plateau de télévision lors du premier Sidaction en 1994, revient fréquemment dans les discours des enquêtés.

Ces premiers éléments mettent en lumière une persistance des métaphores liées à la mort, au sida 28 plutôt qu’au VIH, et à des images qui ont profondément marquées les vies gays, et l’histoire de l’homosexualité. Ces références au sida ne concernent pas seulement les enquêtés les plus âgés. Elle concerne également ceux qui ont entre vingt et trente ans. Plusieurs d’entre eux évoquent le fait qu’ils s’imaginent finir mourant à l’hôpital, des suites « logiques » de leur maladie. À la suite de l’annonce, ces hommes font des recherches sur Internet relatives à l’espérance de vie des personnes séropositives et aux potentiels effets secondaires liés aux traitements. Si tous font l’expérience de ces recherches, les interviewés célibataires, et dont les capitaux économiques et culturels sont les plus faibles, y consacrent davantage de temps. Les sites fréquentés sont alors des sites généralistes où les forums ne font pas l’objet d’une modération par des agents de santé publique pour contrôler les informations qui y circulent – comme c’est le cas pour ceux de Sida Info Service notamment. Ludovic, 27 ans, se rend par exemple sur le site Doctissimo pour réaliser ses recherches :

« C’est sur Doctissimo que j’ai vu ça. Après, c’était un article qui avait déjà six ans, bon… après, il y a des personnes qui disent que les antiviraux, ça te… ça te détruit petit à petit quoi, et les autres personnes qui disent qu’ils ont perdu des proches malgré la trithérapie, ceci, cela et tout… le truc que j’ai pas encore été faire c’est d’aller parler avec des séropos qui sont à l’hôpital. Tu sais, dans les chambres des maladies infectieuses. Mais bon, ça, je n’ai pas encore… faudra que je le fasse un jour, mais j’ai pas encore fait.

Tu veux dire au CHU, au SMIT ?

Ouais.

Il y a des gens qui sont dans les chambres… des séropos ?

Ouais, ben t’as, t’sais les séropos, les vieux séropos qui n’ont pas eu le traitement assez tôt et tout le bordel là, j’pense que ça peut être bien de parler avec ces gens.

Comment tu sais qu’il y a des séropos là-bas ?

Ben, c’est obligé ! C’est un hôpital hein !

Ça, c’est ce que tu te dis, toi, ou on te l’a dit ça ?

Ça c’est ce que je me dis, moi. C’est que si tu vas au Service des Maladies Infectieuses, tu dois avoir des personnes qui ont le palu et tout le bordel, mais tu vas aussi tomber sur des personnes qui auront des MST et qui peuvent plus rester chez eux quoi. Parce que ça commence à faire trop tard ou quoi. »

(Ludovic, 27 ans, célibataire, sans emploi, Sud de la France, 12 mois d’ancienneté de diagnostic).

Bricolage de pratiques de protection et devoir de santé

Si certains nettoient leurs poignées de portes à l’eau de Javel et cachent leur brosse à dents lorsque des invités (notamment des enfants) leur rendent visite, d’autres cessent de « rouler des pelles » durant les premières semaines qui suivent le diagnostic. Ainsi, les stratégies d’évitement mises en place par les acteurs ainsi que l’attention particulière portée à la gestion des liquides corporels durant les premières semaines ou mois qui suivent le diagnostic, concernent à la fois le sang et le sperme, mais également dans certains cas, la salive, pourtant non susceptible de transmettre l’infection. Les enquêtés bricolent ainsi au sein des espaces privés des pratiques rassurantes.

Afin de rester indétectable, biologiquement mais également socialement, les enquêtés vont opérer dans la durée une auto-surveillance et une « hygiénisation » de leurs modes de vie. Ce devoir de santé s’exprime à travers la mise en place de différentes pratiques, discrètes et durables. Celles-ci peuvent concerner la prise du traitement (ils apprennent à prendre le traitement à des heures fixes, en prévoyant d’en avoir toujours un sur eux et/ou dans leur voiture en cas d’imprévu, notamment lors d’un départ en voyage), accorder une attention particulière à leur alimentation, arrêter le tabac ou encore initier ou renforcer la pratique d’activités physiques.

L’atteinte de la charge virale indétectable ne suffit pas à supprimer la peur de contaminer

Même « indétectabilisé » biologiquement, la séropositivité au VIH s’immisce dans les pratiques et les usages du corps. Si dans les actes de la vie quotidienne, cette peur de contaminer, mais aussi, d’être contaminé par d’autres infections et/ou maladies, s’atténue, voire disparaît après quelques semaines ou mois après la prise du traitement et notamment avec l’atteinte de la charge virale indétectable, ce n’est pas aussi marqué dans le cadre du contexte des relations sexuelles, où la peur de transmettre l’infection est toujours présente même avec l’atteinte d’une charge virale indétectable. Le cas échant, elle ne s’accompagne pas automatiquement du retrait du préservatif, ni d’une plus grande aisance à parler de sa séropositivité à son partenaire ou plus largement à son entourage (cette affirmation n’est pas valable au sein des couples où le partenaire est également séropositif). En fait, la charge virale indétectable rassure en partie la personne et va constituer un facilitateur pour réinvestir la sexualité, avec un préservatif, sans parler de son statut sérologique à son partenaire. C’est une raison de plus de ne pas le dire, puisqu’il y a deux protections. Si le préservatif rompt, la charge virale indétectable rassure. L’atteinte d’une charge virale indétectable ne permet donc pas de supprimer la honte ressentie, liée à l’association de son sang et de son sperme à la souillure.

Lors des entretiens, l’intérêt porté aux pratiques corporelles et aux « bricolages » mis en place dans l’univers domestique, dans la salle de bain et dans la cuisine par exemple (sans interroger directement les rapports sexuels), a permis d’accéder dans un premier temps à des réaménagements et à des arrangements liés aux peurs de contaminer et de rendre compte in fine, d’une expérience maintenue secrète parce que sujette à la honte.

Les mises en récit des hommes venant d’apprendre leur séropositivité au VIH permettent de rendre compte que le stigmate n’est plus uniquement celui d’un corps où s’est logé le virus, aujourd’hui contrôlé biologiquement, mais qu’il a toutefois marqué durablement l’histoire de l’homosexualité. Le stigmate est aussi associé à un homosexuel dont les pratiques sexuelles seraient « hors de contrôle » 29, en prise avec des dispositifs exigeant désormais la maîtrise de la charge biologique et sociale du VIH, pour « un monde sans sida » 30. L’augmentation des rapports sexuels non protégés (par un préservatif) et l’incidence accrue de l’infection chez les homosexuels pointées par les enquêtes d’épidémiologie et la santé publique 31,32, s’accompagnent d’une résurgence des discours de culpabilité chez les hommes homosexuels, et en particulier chez ceux séropositifs 33. Race relève à cet égard la « propension des faits médicaux à générer des émotions hautement moralistes, imprégnées de notions de responsabilité et de culpabilité, et ayant la faculté de marquer ou d’identifier des acteurs sociaux particuliers en tant que responsables » 33.

Ainsi, s’entremêlent à la fois responsabilité, culpabilité et honte liées à la contamination, mais également à l’homosexualité. Si les traitements et les outils de mesure permettent de rendre indétectable, invisible, le VIH, toutefois, le diagnostic réactualise, réactive, ou fait émerger, un questionnement moral sur l’homosexualité. En d’autres termes, la séropositivité au VIH représente une nouvelle expérience de la mise au placard d’un attribut discréditable, rappelant alors le placard lié à l’homosexualité.

L’épreuve des disqualifications sociales

La découverte de la séropositivité est avant tout l’attribution d’une étiquette, d’un nouveau statut social disqualifiant. Cette étiquette est celle d’un homme dont le diagnostic atteste qu’il a eu un comportement, ou des pratiques à « risques » ou « irresponsables ». Elle renvoie également à l’appartenance à un ou des groupes (que ce soit le groupe épidémiologique des « hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes », ou « communautaire » gay).

« Donc là, depuis que tu as été diagnostiqué, tu n’as jamais rencontré de personne qui a le VIH ?

Non, mais j’ai envie… mais je sais pas, je sais pas, j’ai peur, j’ai hon… j’ai honte…

T’as honte ?

Oui, j’ai honte parce que, l’autre souci qui m’a vite frappé à moi, c’est que j’avais le VIH parce que j’étais homosexuel... Et alors que non quoi, enfin... À part que... C’est pour ça que je suis persuadé que c’est avec mon copain d’avant, parce que je me dis c’est ça en fait, j’ai peur des fois de le dire à des gens, du style ma famille, parce qu’ils vont pas… ils vont pas comprendre (…) dans la tête, se dire : « (…) c’est parce que il a fait comme eux, en fait, comment on écoute dans les médias, il a fait n’importe quoi tu vois ! ». Et c’est, je sais pas…

Donc tu as peur qu’on associe VIH à homosexualité ?

VIH à homosexuel, VIH à « il est allé à droite à gauche », VIH de... Oui voilà, c’est normal que j’ai le VIH... parce que je suis homosexuel. Voilà, j’ai peur de ça. Et encore plus avec la famille à mon copain ! Et lui ne veut pas le dire à sa famille aussi, en gros, en partie pour ça, parce que ça te colle à la... c’est une étiquette qui te colle à la peau quoi. J’ai toujours bien vécu mon homosexualité, je me suis toujours bien épanoui, on peut dire, je vis comme un français lambda, mais depuis que j’ai ça, tu vois, ça a altéré mon... Voilà, je me dis, ben ouais… voilà. Au final, peut-être qu’ils ont raison quoi. Les médias ils ont raison, les idées préconçues, c’est pas des idées, c’est la réalité...

Ils ont raison sur quoi ?

Ben, ils ont raison sur que... Alors que je n’en fais pas partie, ben, que les homos ils font n’importe quoi. S’ils ont ça, c’est que c’est bien par… c’est bien fait pour leur gueule… Je sais pas, c’est absurde mais…

(Romain, 31 ans, en couple (avec un homme séronégatif) depuis 8 ans (cohabitation), infirmier, Sud de la France, 6 mois d’ancienneté de diagnostic).

Tous les enquêtés ne font pas la même expérience de l’épreuve de la disqualification sociale liée à l’étiquette de l’homosexuel séropositif, souvent associé à l’« hypergay », irresponsable, voire « monstrueux ». Déjà, parce qu’ils entretiennent des rapports hétérogènes à l’homosexualité. La pluralité de modes de vie gay rend compte de l’éventail de ces rapports, évoluant au gré de leurs parcours sociaux et économiques et en lien avec leurs mobilités géographiques. En fonction de leurs histoires et des sphères au sein desquelles ils se sont (majoritairement) construits, les enquêtés vont manœuvrer et bricoler leurs propres expériences de la séropositivité pour maintenir une identité acceptable.

Le diagnostic, donc l’entrée dans la carrière séropositive, renvoie également à un éclairage public, devant le médecin, ou de l’acteur ou actrice associatif(ve), de l’intime, du privé, d’une sexualité homosexuelle. Un élément important ici, est l’enquête sur la contamination réalisée par les hommes interviewés durant les premiers jours, premières semaines qui suivent l’annonce de la séropositivité. Lors des premiers rendez-vous avec le médecin à la suite du diagnostic, parallèlement à une série d’analyses biologiques, l’infectiologue va poser une série de questions sur le contexte de la contamination, à la fois pour identifier l’ancienneté de l’infection, mais aussi pour renseigner la fiche de déclaration obligatoire du VIH liée à des fins de surveillance et de contrôle épidémiologique 34. Mais pour les hommes enquêtés, ces questions posées par le médecin sur le contexte de l’infection prennent la forme dans un premier temps d’un devoir de vérité, avec l’aveu de culpabilité auprès du médecin, et ensuite, d’une enquête personnelle durant laquelle eux-mêmes vont mener l’enquête et chercher qui, quand et comment a eu lieu l’infection.

Trouble dans les masculinités et déclassement de l’homosexualité

La culpabilité et/ou la responsabilité ne sont pas seulement liées au fait d’être séropositif, mais également à l’homosexualité elle-même. Pour la majorité des hommes enquêtés, la découverte de la séropositivité au VIH est suivie d’une introspection morale : certains questionnent leur responsabilité vis-à-vis de l’infection et peuvent alors se positionner comme coupable de ne pas avoir mis de préservatif ou victime d’un compagnon dont on découvre qu’il n’a pas été sexuellement exclusif. D’autres questionnent leur mode de vie gay, ou de façon plus générale l’homosexualité elle-même. Les enquêtés les moins dotés en ressources (économiques, culturelles, sociales) requalifient alors négativement l’homosexualité et essentialisent une supposée hypersexualisation des hommes homosexuels.

Les expériences de la séropositivité constituent un trouble dans les masculinités et dans les (homo)sexualités et produisent des effets en termes de reconfigurations identitaires. Déjà disqualifiés en tant que pères potentiels parce qu’homosexuels, la séropositivité renforce une disqualification de genre. Cette dimension genrée de l’expérience de la séropositivité est également présente dans les récits des enquêtés lorsqu’ils évoquent le contexte de l’infection au VIH. Dire que l’infection a eu lieu lors d’une fellation est souvent privilégié par les acteurs par rapport au fait de mettre en récit le rôle de pénétré lors du script sexuel d’une pénétration anale, parce qu’elle est une pratique davantage stigmatisante au regard de la posture de « passivité » à laquelle elle renvoie. On relève alors l’incompréhension et la colère de certains qui privilégiaient le rôle de pénétrant et concevaient la transmission sur un mode asymétrique reproduisant les polarités de genre masculin/féminin, renvoyant à l’idée que le rôle d’« actif » les protégeait des risques de transmission.

L’emboîtement des hontes

L’expérience de la séropositivité va chez certains réveiller une honte liée à l’homosexualité, particulièrement pour ceux qui la vivaient de la manière la plus clandestine, chez lesquels on relève un « emboîtement des hontes », honte de l’homosexualité et honte de la séropositivité. Les acteurs peuvent alors choisir entre rester invisibles et discréditables, ou devenir potentiellement discrédités. Les différentes stratégies de gestion de l’information mises en place par les acteurs, c’est-à-dire le fait de dire ou taire sa séropositivité, sont pensées et réfléchies en fonction des ressources mobilisables. Les acteurs vont mobiliser quelques rares personnes considérées comme membres de la sphère privée et/ou ne risquant pas de dévoiler leur séropositivité, avec lesquelles l’information au sujet du statut sérologique va être partagée. Le contrôle de l’information est donc central pour ces personnes qui, après avoir « perdu la face » au moment du diagnostic, tentent de préserver une image d’elles non discréditée par la suite. Les avancées biomédicales n’ont finalement pas permis aux personnes récemment diagnostiquées interrogées de parler de sa séropositivité à son entourage et particulièrement à des membres de sa famille, comme les parents. Seuls les hommes qui vivent sous le même toit que leurs parents sont amenés à partager avec eux cette information.

Pour la majorité des enquêtés, l’information au sujet de la séropositivité n’est pas partagée avec les partenaires avec lesquels les acteurs ont eu une relation avant le diagnostic, à la fois au regard de l’incertitude sur celui qui a transmis le virus et du sentiment de culpabilité associé, mais également pour se préserver de potentielles accusations pénales. Avec le sérotriage, c’est-à-dire le choix du partenaire à partir de son statut sérologique, on retrouve cette même logique avec les partenaires rencontrés après la découverte de la séropositivité.

Conclusion-discussion

Si d’un côté le VIH-sida est géré comme une maladie chronique et s’accompagne d’un discours annonçant depuis peu la « fin du sida », de l’autre, la nécessité du secret n’a pas disparu. L’analyse des données d’entretien met ainsi en lumière un décalage entre l’expérience des enquêtés vis-à-vis de l’expérience de la séropositivité et les ambitions et discours de santé publique. Les récits d’expérience rendent compte de la persistance et de l’ancrage du stigmate du VIH, et du lien avec un autre stigmate, celui de l’homosexualité. Plus de 30 ans après l’arrivée du sida, et plus de 25 ans après la publication de l’ouvrage phare de Pollak « Les homosexuels et le sida. Sociologie d’une épidémie », le poids de la stigmatisation de l’homosexualité reste omniprésent dans les expériences de la séropositivité : « Le silence sur l’homosexualité ou son autre forme, la dissimulation, répondent à l’appréhension d’un rejet ou d’un jugement moralisateur malveillant. Devant les faits, l’homosexuel peut toujours riposter ou se soustraire au jugement par un déplacement géographique. La riposte en cas de maladie grave et contagieuse étant particulièrement difficile, le silence devient sa seule arme » 7.

Ainsi, encore aujourd’hui, malgré l’efficacité scientifiquement avérée du traitement comme prévention, le silence et l’isolement restent pour de nombreux enquêtés la seule arme pour se soustraire au jugement dans la période qui suit le diagnostic. Si la mise en invisibilité biologique du VIH permet le masquage du stigmate, celui-ci reste bien présent dans l’expérience de la séropositivité chez ces hommes récemment diagnostiqués. L’information sociale liée à la séropositivité semble renvoyée à la sphère intime, rendant compte d’une individualisation de la gestion du VIH. La séropositivité est un nouvel indicible qui en rappelle un autre, celui de l’homosexualité. C’est dans ce rappel, dans son rapport à la culpabilité 35, mais aussi dans l’emprise du silence et de la honte, qu’homosexualité et VIH sont le plus liés. Il y a ici comme un emboîtement des hontes. L’une fait écho à l’autre. La séropositivité réactive le silence et la honte liées à l’homosexualité. À cet égard, si l’homosexualité est l’objet d’une meilleure acceptation sociale de principe 36, les travaux sur les sexualités continuent à rendre compte des expériences de stigmatisation et de discrimination, et de leurs effets sur le recours à des dispositifs de prévention et de soin, des sexualités minoritaires (homosexualités ou encore les bi-sexualités) 36,37. Le silence de la séropositivité est d’autant plus complexe à négocier dans le travail de mise en cohérence initié par les enquêtés, lorsque l’homosexualité est honteuse dans une majorité des sphères, des mondes sociaux passés ou présents qu’ils fréquentent, en particulier pour les hommes les moins dotés en ressources (économiques, culturelles, sociales).

Remerciements

L’autrice remercie les hommes enquêtés pour leur confiance ; Laurent Gaissad, pour sa grande expertise et sa générosité sans pareil ; Sylvain Ferez et Anne Marcellini pour leur implication constante dans l’encadrement de la thèse ; ainsi que les relectrices et relecteurs de la revue pour leurs précieux conseils.

Liens d’intérêt

L’autrice ne déclare pas de liens d’intérêt au regard du contenu de l’article.

Financement

La thèse dont est issu cet article a été réalisée au sein de l’équipe SantÉSiH (Université de Montpellier). Elle a reçu le soutien financier de Sida Info Service (CIFRE, ANRT) et de Sidaction.

Références

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Citer cet article

Perez M. Analyse sociologique des expériences de la séropositivité au VIH à partir d’une enquête longitudinale qualitative auprès d’hommes homosexuels. Bull Epidémiol Hebd. 2021;(20-21):412-22. http://beh.santepublique
france.fr/beh/2021/20-21/2021_20-21_5.html