Pensées suicidaires dans la population active occupée en France en 2017

// Suicidal ideation among the working population in France in 2017

Pauline Delézire* (pauline.delezire@santepubliquefrance.fr), Virginie Gigonzac* (virginie.gigonzac@santepubliquefrance.fr), Laurence Chérié-Challine, Imane Khireddine-Medouni
Santé publique France, Saint-Maurice, France
Soumis le 28.09.2018 // Date of submission: 09.28.2018
Mots-clés : Pensées suicidaires | Population active occupée | Facteurs psychosociaux au travail | Évènements professionnels indésirables
Keywords: Suicidal ideation | Working population | Psychosocial factors at work | Occupational adverse events

* Contributions égales

Résumé

Objectifs –

Décrire, chez les actifs occupés en France métropolitaine, le taux de prévalence des pensées suicidaires ainsi que les raisons attribuées à ces pensées, et étudier les associations entre l’exposition à certains facteurs professionnels et les pensées suicidaires.

Méthodes –

Les données étudiées proviennent du Baromètre de Santé publique France 2017 et concernent 14 536 actifs occupés. Les taux de prévalence des pensées suicidaires ont été décrits notamment selon la catégorie socioprofessionnelle et le secteur d’activité. Des régressions logistiques multivariées ont été effectuées pour tester l’association entre les facteurs professionnels étudiés (expositions professionnelles psychosociales et évènement indésirable au travail) et les pensées suicidaires.

Résultats –

Le taux de prévalence des pensées suicidaires parmi les actifs occupés était de 3,8%. Les femmes présentaient un taux plus élevé que les hommes (4,5% vs 3,1%). Les différences de taux de prévalence des pensées suicidaires selon les secteurs d’activité étaient statistiquement significatives. Les secteurs les plus touchés étaient ceux de l’hébergement et restauration, des arts et spectacles ainsi que de l’enseignement. Plus d’un tiers des personnes présentant des pensées suicidaires les attribuaient à des raisons professionnelles. Quel que soit le sexe, les facteurs professionnels étudiés étaient significativement associés aux pensées suicidaires.

Discussion-conclusion –

Les pensées suicidaires étant associées à la mortalité par suicide, il est important de prévenir leur survenue. Le milieu du travail peut représenter un environnement propice pour développer des actions de promotion et de prévention en santé mentale. Les résultats de cette étude doivent permettre d’orienter ces actions, notamment dans les secteurs d’activité les plus impactés.

Abstract

Aims –

To describe the prevalence rate of suicidal ideation and the reasons related to these thoughts among the working population of metropolitan France and to study the associations between exposure to certain occupational factors and suicidal ideation.

Methods –

The study population included 14,536 workers from the Health Barometer of Santé publique France 2017, a cross sectional representative survey. The prevalence rates of suicidal ideation were described by occupational category and economic sector. Multivariate logistic regressions were performed to test the association between the occupational factors studied (psychosocial exposures and adverse event) and suicidal ideation.

Results –

The prevalence rate of suicidal ideation among the working population was 3.8%. Women had a higher prevalence rate than men (4.5% vs 3.1%). The differences in prevalence rates between economic sectors were statistically significant. The most affected sectors were accommodation and food services, arts and entertainment and education. More than one third of people with suicidal thoughts attributed them to work. Regardless of gender, work-related factors were associated with suicidal ideation.

Discussion-Conclusion –

Suicidal ideation is associated with death by suicide, therefore it is important to prevent its occurrence. The workplace is a fortunate environment to develop promotion and prevention actions in mental health. These results should be used to guide prevention actions, particularly in the most impacted economic sector.

Introduction

En France, le nombre de décès par suicide s’élevait à près de 9 000 en 2015 et les deux tiers d’entre eux concernaient la population en âge de travailler 1. Si les taux de suicide les plus élevés concernent les chômeurs 2, plusieurs études en France 3,4 et à l’international 5,6,7 ont montré que les personnes travaillant dans certains secteurs d’activité, tels que l’agriculture, la santé et l’action sociale, ainsi que les catégories socioprofessionnelles les moins favorisées sont plus à risque de décès par suicide 4,8. Les principales hypothèses avancées sont l’accès facilité à un moyen létal 2,9, des conditions socioéconomiques précaires (faibles revenus, fréquentes pertes d’emploi, isolement social…) et la préexistence de troubles mentaux prédisposant à occuper les professions les moins qualifiées 10. Depuis une dizaine d’années, de plus en plus de travaux portent sur les associations entre les facteurs professionnels psychosociaux et les comportements suicidaires incluant pensées suicidaires, tentatives de suicide et décès par suicide. Ainsi, une méta-analyse récente rapporte que le faible soutien social au travail et l’insécurité de la situation de l’emploi sont associés à la présence de pensées suicidaires ; la faible latitude décisionnelle et le faible soutien social au travail sont associés, pour leur part, à un risque accru de suicide accompli 11.

Il existe des liens importants entre pensées suicidaires, tentatives de suicide et décès par suicide 12. Les pensées suicidaires sont un facteur de risque important du suicide accompli, mais également la manifestation d’une souffrance psychique profonde. L’étude de leurs taux de prévalence et des facteurs qui leur sont associés, notamment dans la population active occupée, apparait nécessaire pour en améliorer la prévention. Les données des derniers Baromètres de Santé publique France (2010, 2014 et 2017) ont montré que les taux de prévalence des pensées suicidaires au cours des 12 derniers mois en population générale en France métropolitaine étaient respectivement de 4,0%, 4,9% et de 4,7% 13,14 et que durant cette période, la prévalence était restée stable chez les hommes alors qu’elle avait connu une augmentation significative chez les femmes 14. Par ailleurs, entre 2010 et 2014, on notait une augmentation de 8 points de pourcentage des personnes actives occupées attribuant des motifs professionnels à leurs pensées suicidaires (37,1% à 44,8%) 13. Ces derniers résultats doivent être actualisés et approfondis au sein de la population active occupée.

Cet article décrit, à partir des données du Baromètre 2017, le taux de prévalence des pensées suicidaires au cours des 12 derniers mois chez les actifs occupés en France métropolitaine et les raisons attribuées à ces pensées. Ce travail étudie également les associations entre l’exposition à certains facteurs professionnels et la présence de pensées suicidaires.

Matériel et méthode

Source de données et population d’étude

Le Baromètre de Santé publique France est une enquête périodique portant sur les comportements, connaissances et attitudes des Français en matière de santé 15. L’enquête 2017 a été réalisée selon un sondage aléatoire à deux degrés sur lignes fixes (ménage puis individu) et à un degré sur lignes mobiles (individu). Les numéros de téléphone fixe et mobile ont été générés par un algorithme aléatoire. La passation du questionnaire a duré en moyenne 30 minutes, à l’aide du système Cati (Collecte assistée par téléphone et informatique). Le protocole d’enquête a reçu l’aval de la Commission nationale informatique et liberté (Cnil).

Au total, 25 319 personnes (48,7% d’hommes et 51,3% de femmes), entre 18 et 75 ans, résidant en France métropolitaine, ont été interrogées par l’institut de sondage Ipsos-Observer entre le 5 janvier et le 18 juillet 2017. Le taux de participation a été de 48,5%. Un poids a été associé à chaque personne interrogée, permettant de prendre en compte les probabilités d’inclusion selon le nombre d’individus éligibles et de lignes téléphoniques au sein du ménage, et un redressement sur les données de l’Enquête Emploi 2016 de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Les données ont ainsi été pondérées en tenant compte du sexe, de l’âge, de la région, de la taille de l’agglomération, du diplôme et de la probabilité d’être tiré au sort au sein du foyer.

La population de la présente étude comprenait toutes les personnes actives occupées identifiées dans l’enquête et ayant répondu à la question sur les pensées suicidaires. Les étudiants ayant travaillé plus de six mois dans l’année et les apprentis ont été inclus dans la population d’étude.

Données étudiées

Les variables professionnelles étudiées étaient la catégorie socioprofessionnelle (PCS) et le secteur d’activité (NAF) selon les niveaux les plus agrégés de, respectivement, la PCS 2003 et la NAF 2008. Les variables professionnelles ont été codées selon le logiciel Sicore® développé par l’Insee 16.

Le statut d’emploi a été décliné en deux catégories : salarié(e) ou à son compte. Les personnes à leur compte sont (i) les agriculteurs exploitants et (ii) les artisans, commerçants, chefs d’entreprise. Les revenus ont été étudiés selon deux catégories : inférieur et supérieur/égal à 1 500 euros. Ils représentaient la somme des revenus nets par mois du foyer.

La thématique des pensées suicidaires a été abordée par la question : « Au cours des 12 derniers mois, avez-vous pensé à vous suicider ? ». Si la personne interrogée répondait par oui à cette question, les questions suivantes étaient posées : « Avez-vous été jusqu’à imaginer comment vous y prendre ? » et « En avez-vous parlé à quelqu’un ? ». Si la personne interrogée répondait positivement à cette dernière question, la question suivante était posée : « À qui en avez-vous parlé ? ». La présente analyse, qui a pour objet la prévalence des pensées suicidaires chez les actifs occupés, porte sur les réponses à la première question.

En outre, les raisons qui pourraient avoir suscité les pensées suicidaires ont été recueillies à travers plusieurs propositions : raisons professionnelles, sentimentales, familiales, de santé, financières ou autres raisons. Dans le cadre de cette analyse, les modalités de réponse ont été regroupées en trois catégories : 1) les raisons exclusivement professionnelles, 2) les raisons professionnelles combinées avec d’autres raisons, 3) les raisons non professionnelles.

Par ailleurs, les facteurs professionnels étudiés ont été recueillis à travers trois questions. Ils se déclinaient en deux groupes : d’une part, les facteurs psychosociaux au travail (deux questions), d’autre part les évènements professionnels indésirables (une question).

Les facteurs psychosociaux au travail concernaient le fait, dans les 12 derniers mois :

d’avoir été victime de menaces verbales, humiliations, intimidation au travail ;

d’avoir eu peur de perdre son emploi.

L’évènement professionnel indésirable étudié portait sur le fait d’avoir vécu une période de chômage de plus de 6 mois dans les 12 derniers mois.

Analyses statistiques

Les analyses ont été menées séparément selon le sexe.

Les taux de prévalence des pensées suicidaires au cours des 12 derniers mois ont été calculés selon l’âge, la catégorie socioprofessionnelle, le secteur d’activité, le statut d’emploi et les revenus. Des tests du Chi2 ont été réalisés avec un seuil de significativité de 5%, afin de tester l’existence de différences selon les modalités des variables étudiées.

Chez les répondants déclarant avoir eu des pensées suicidaires, les raisons attribuées à ces pensées étaient décrites. Celles-ci étaient également déclinées selon la catégorie socioprofessionnelle.

L’étude des associations entre l’exposition aux facteurs professionnels et la présence de pensées suicidaires au cours des 12 derniers mois a été réalisée à partir de régressions logistiques multivariées où les pensées suicidaires étaient la variable dépendante. Chaque facteur professionnel était introduit dans un modèle indépendant avec ajustement sur l’âge, la catégorie socioprofessionnelle, le secteur d’activité, le statut d’emploi et les revenus. Ces modèles ont permis de calculer des odds ratios (OR) et leurs intervalles de confiance à 95% (IC95%).

Les analyses ont été réalisées à l’aide du logiciel SAS® Enterprise Guide 7.1.

Résultats

La population d’étude comprenait 14 536 personnes actives occupées, dont 51% d’hommes.

En 2017, 3,8% des actifs occupés déclaraient avoir eu des pensées suicidaires au cours des 12 derniers mois. Le taux de prévalence des pensées suicidaires était significativement plus élevé chez les femmes (4,5%) que chez les hommes (3,1%) (tableau 1). Concernant l’âge, il n’y avait pas de différence statistiquement significative quel que soit le sexe. Toutefois les taux de prévalence les plus élevés semblaient concerner les hommes et les femmes âgés de 45 à 54 ans (respectivement 4,0% et 5,1%).

Chez les hommes, les taux de prévalence étaient significativement différents selon le statut d’emploi. Les hommes à leur compte étant plus fréquemment sujets aux pensées suicidaires que les salariés (4,3% contre 2,8%). Concernant les revenus, le taux de prévalence des pensées suicidaires était significativement plus élevé chez les personnes ayant des revenus inférieurs à 1 500 euros par mois (7,7% chez les femmes et les 4,8% chez les hommes).

Tableau 1 : Taux de prévalence des pensées suicidaires (PS) au cours des 12 derniers mois selon l’âge, le statut d’emploi et les revenus, par sexe en population active occupée. Baromètre de Santé publique France 2017
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Chez les femmes, comme chez les hommes, les taux de prévalence des pensées suicidaires n’étaient pas significativement différents selon la catégorie socioprofessionnelle. Toutefois un gradient social croissant allant des cadres aux ouvrières semblait exister dans la population des femmes salariées (figure 1), les cadres semblaient moins touchées (3,9%) et les ouvrières plus touchées (5,1%). Chez les hommes, les pensées suicidaires étaient plus couramment rapportées parmi les agriculteurs exploitants (3,5%) et parmi les artisans, commerçants et chefs d’entreprise (3,6%).

Figure 1 : Taux de prévalence des pensées suicidaires au cours des 12 derniers mois selon la catégorie socioprofessionnelle et par sexe en population active occupée. Baromètre de Santé publique France 2017
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Par ailleurs, les taux de prévalence des pensées suicidaires variaient de façon significative selon le secteur d’activité (figure 2). Les hommes travaillant dans les secteurs de l’hébergement et de la restauration (6,8%), des arts et spectacles (6,3%), de l’enseignement (5,0%) et de la santé humaine/action sociale (4,5%) présentaient les taux de prévalence les plus élevés. Chez les femmes, les secteurs les plus concernés par les pensées suicidaires au cours de l’année étaient les arts et spectacles (7,5%), l’enseignement (7,5%), l’information communication (6,8%) et l’hébergement restauration (6,8%).

Figure 2 : Taux de prévalence des pensées suicidaires au cours des 12 derniers mois, selon le secteur d’activité et par sexe en population active occupée. Baromètre de Santé publique France 2017
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Une personne sur 2 attribuait ses pensées suicidaires à une seule raison. Pour 45,0% des hommes actifs, les raisons professionnelles étaient les premières invoquées (tableau 2). De plus, un homme sur 5 attribuait exclusivement ses pensées à des raisons professionnelles. Chez les femmes actives, les raisons professionnelles arrivaient en 3e position et concernaient 34,7% d’entre elles. Pour une femme sur 8, les raisons professionnelles étaient invoquées de façon exclusive. Les hommes non-salariés semblaient attribuer le plus souvent leurs pensées suicidaires à des raisons professionnelles (85,4% des agriculteurs exploitants et plus de la moitié des artisans, commerçants et chefs d’entreprise), même si les effectifs étaient faibles. Enfin, chez les femmes, les professions intermédiaires attribuaient le plus souvent leurs pensées suicidaires à des raisons professionnelles (44,7%).

Tableau 2 : Raisons invoquées par les personnes déclarant des pensées suicidaires (PS) au cours des 12 derniers mois, selon le sexe, en population active occupée. Baromètre de Santé publique France 2017
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Le tableau 3 présente les résultats des analyses de régression logistique des associations entre les facteurs professionnels et les pensées suicidaires au cours des 12 derniers mois, ajustées sur les variables socioprofessionnelles.

Concernant les facteurs psychosociaux au travail, les pensées suicidaires au cours des 12 derniers mois étaient associées au fait d’avoir eu peur de perdre son emploi (homme : OR=3,6, IC95%: [2,6-5,0] et femme : OR=3,2 [2,4-4,0]) et d’avoir été victime de menaces verbales, d’humiliations ou d’intimidation (H : OR=2,7 [1,8-3,9]/ F : OR=3,1 [2,3-4,2]).

Pour l’évènement professionnel indésirable étudié, les pensées suicidaires étaient associées au fait d’avoir connu une longue période de chômage au cours des 12 derniers mois (H : OR=1,9 [1,1-3,3]/ F : OR=1,6 [1,0-2,5]).

Tableau 3 : Facteurs professionnels associés aux pensées suicidaires (PS) au cours des 12 derniers mois, par sexe en population active occupée. Baromètre de Santé publique France 2017
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Discussion

Les données d’enquête du Baromètre de Santé publique France 2017 ont permis d’estimer que 3,8% des actifs occupés en France avaient déclaré avoir eu des pensées suicidaires au cours des 12 derniers mois, avec des différences selon l’emploi et le sexe. Ce résultat est légèrement inférieur à celui retrouvé en population générale (4,7%) 14. Cette différence s’explique par l’effet du travailleur sain qui traduit le fait qu’une population professionnelle est constituée de personnes dont l’état de santé leur permet de travailler et qu’elle est de ce fait en meilleure santé que la population générale qui comporte, en plus des actifs occupés, des personnes inactives, au chômage, invalides ou ayant perdu leur emploi pour raison de santé 17. Notons toutefois que le rôle protecteur du travail sur la santé ainsi que l’effet du travailleur sain semblent ici modérés : en témoigne la faible différence dans les taux de prévalence de pensées suicidaires entre les actifs occupés et la population générale.

Dans cette étude, les femmes actives ont plus souvent déclaré avoir eu des pensées suicidaires que les hommes. Ce résultat, également connu en population générale, illustre les différences de morbidité selon le sexe habituellement retrouvées en épidémiologie psychiatrique. Il peut toutefois paraître contradictoire comparé à la mortalité par suicide, qui touche davantage les hommes 18. Ce phénomène est décrit dans la littérature scientifique comme le « gender paradox » 19. Certaines hypothèses avancées pour l’expliquer sont l’utilisation, chez les hommes, de moyens plus létaux (pendaison, arme à feu) ou la sous-déclaration masculine des comportements suicidaires par peur de stigmatisation sociale.

Concernant les taux de prévalence des pensées suicidaires au cours des 12 derniers mois selon l’âge, il n’existait pas de différence statistiquement significative quel que soit le sexe. Toutefois, les hommes âgés de 35 à 54 ans semblaient davantage concernés. Cette tranche d’âge chez les hommes est aussi la plus touchée par la mortalité par suicide en population générale en France 13. Les pensées suicidaires étant un facteur de risque important du suicide accompli, leur prévention dans cette population apparait pertinente.

Les hommes comme les femmes ayant les foyers aux revenus les plus faibles ont plus souvent déclaré avoir eu des pensées suicidaires au cours des 12 derniers mois. Ces résultats viennent corroborer un certain nombre d’études qui montrent que les personnes les moins favorisées sur le plan socioéconomique sont les plus sujettes aux conduites suicidaires 10,20,21.

Chez les hommes, les taux de prévalence des pensées suicidaires selon le statut d’emploi étaient significativement différents. Ainsi, les hommes à leur compte étaient, en proportion, plus nombreux que les salariés à déclarer des pensées suicidaires. L’analyse plus fine de ces résultats selon la catégorie socioprofessionnelle montre que les taux de prévalence les plus élevés semblaient concerner à la fois les agriculteurs exploitants et les artisans, commerçants et chefs d’entreprise, bien que les différences ne soient pas statistiquement significatives. De plus, il s’agissait également des catégories qui attribuaient le plus souvent leurs pensées suicidaires à des raisons professionnelles. Notons que les données de mortalité par suicide en France issues du programme Cosmop ont mis en évidence un excès de risque pour les hommes de ces deux catégories socioprofessionnelles par rapport aux cadres 3 et que, dans la littérature scientifique, les personnes à leur compte rapportent plus d’exposition au stress que les salariés en raison d’un plus fort isolement social ou encore à cause d’horaires atypiques peu conciliables avec la vie privée 22. Ces expositions pouvant être délétères pour la santé mentale.

La littérature scientifique montre que les agriculteurs exploitants ont un profil particulier quant aux conduites suicidaires : ils présentent d’une part un surrisque de mortalité par suicide 8 et semblent, d’autre part, peu enclins à déclarer des problèmes psychiques, des pensées suicidaires ou des antécédents de tentatives de suicide 23,24. Cependant les résultats de cette étude montrent qu’ils présentent des taux de prévalence de pensées suicidaires au moins équivalents aux autres catégories socioprofessionnelles. Une hypothèse pouvant expliquer ce résultat est que la survenue de pensées suicidaires chez les agriculteurs exploitants pourrait être plus importante comparée aux autres professions, mais que ces pensées sont probablement sous-déclarées. Notons que le nombre d’agriculteurs exploitants interrogés dans le Baromètre de Santé publique France est faible, limitant la possibilité d’analyses avec une puissance statistique satisfaisante.

Pour leur part, et contrairement aux hommes, les femmes non-salariées et salariées déclaraient de manière globalement similaire avoir eu des pensées suicidaires au cours des 12 derniers mois. Chez les salariées, un léger gradient social allant des cadres aux ouvrières semblait toutefois exister, en précisant que ces différences entre catégories socioprofessionnelles n’étaient pas significatives. Ce gradient social est souvent retrouvé dans la littérature épidémiologique en santé mentale, notamment en ce qui concerne les tentatives de suicide et les données de mortalité par suicide en France 3 et à l’international 25.

Par ailleurs, les taux de prévalence des pensées suicidaires au cours des 12 derniers mois ont révélé des inégalités selon les secteurs d’activité, quel que soit le sexe. Les hommes et les femmes travaillant dans les secteurs des arts et spectacles, de l’hébergement/restauration, de l’enseignement et de la santé humaine/action sociale ainsi que les femmes travaillant dans le secteur de l’information/communication déclaraient plus souvent avoir eu des pensées suicidaires au cours des 12 derniers mois. Si l’on compare avec les données de mortalité en France selon l’emploi chez les salariés, le secteur de la santé/action sociale présentait le plus fort taux de mortalité par suicide chez les hommes 3. Une hypothèse pouvant être évoquée pour expliquer ces résultats est l’exposition fréquente de ces secteurs d’activité à un certain nombre de facteurs professionnels psychosociaux : horaires atypiques, longues périodes de travail, exigences émotionnelles 26. Ces expositions sont susceptibles d’altérer la santé mentale des individus 27,28,29. Récemment, une étude américaine suggérait un risque plus élevé de pensées suicidaires chez les personnes exposées à des horaires de travail étendus et au stress au travail 30.

Ce travail montre que les pensées suicidaires sont souvent attribuées à des raisons professionnelles dans la population active occupée, en particulier chez les hommes (près d’un homme sur deux). De plus, malgré de faibles effectifs, les résultats semblaient indiquer que certaines catégories socioprofessionnelles imputaient plus souvent leurs pensées suicidaires à des raisons professionnelles. Ces résultats confirment la nécessité de prévenir les pensées suicidaires chez les actifs occupés dans un contexte de hausse du taux de prévalence de la souffrance psychique en lien avec le travail ces dernières années en France 31,32.

Cette étude a permis de mettre en évidence, chez les hommes comme chez les femmes, que le fait d’avoir été victime de menaces verbales, d’humiliations ou d’intimidations au travail était associé au fait d’avoir des pensées suicidaires. Selon une récente revue systématique de littérature 33, il existe des associations entre intimidation ou harcèlement au travail et pensées suicidaires. Toutefois cette revue indiquait que les études sur la thématique n’apportaient pas de preuves suffisantes à cette association et mériteraient d’être approfondies. De même, nos résultats montrent que le fait d’avoir eu peur de perdre son emploi était associé au fait d’avoir eu des pensées suicidaires dans la même année. Ces résultats sont corroborés par une récente méta-analyse qui a rapporté des liens entre insécurité de l’emploi et pensées suicidaires 11. Enfin, le fait d’avoir connu une longue période de chômage au cours des 12 derniers mois était associé aux pensées suicidaires. Il est admis dans la littérature scientifique que le chômage a un effet délétère sur la santé mentale, pouvant conduire à des comportements suicidaires 34,35,36.

Cette étude présente plusieurs limites. Tout d’abord, son caractère transversal ne permet pas d’établir de lien causal entre les facteurs professionnels étudiés et la survenue de pensées suicidaires. Ensuite l’auto-déclaration simultanée des pensées suicidaires et des expositions professionnelles peut générer des biais de classement. Par ailleurs, les questions sur la survenue de pensées suicidaires au cours des 12 derniers mois et sur les facteurs professionnels ne sont pas standardisées diminuant ainsi la possibilité de comparaison avec d’autres études. De plus, les taux de prévalence de pensées suicidaires élevés dans certains secteurs d’activité peuvent résulter d’une exposition à des facteurs professionnels délétères mais aussi à un recrutement initial de personnes plus vulnérables. Enfin, le questionnaire du Baromètre 2017, n’étant pas uniquement destiné à une population de travailleurs actifs, ne comporte pas certaines informations professionnelles telles que la durée d’emploi, le temps de travail ou encore le type de contrat qu’il aurait été utile d’exploiter dans le cadre de cette analyse.

Par ailleurs, l’étude a plusieurs forces : d’abord l’effectif important de la population d’étude qui permet de faire des analyses par sexe avec une puissance statistique globalement satisfaisante, ensuite la possibilité d’extrapoler les résultats à la population active française par redressement. De plus, les questions sur les pensées suicidaires et certains facteurs professionnels portent sur les 12 derniers mois, permettant de réduire le décalage temporel entre l’exposition à ces facteurs et la survenue de pensées suicidaires.

Conclusion

Cette étude a permis d’estimer que le taux de prévalence des pensées suicidaires au cours des 12 derniers mois dans la population active occupée en France était de 3,8%, de montrer que près d’un homme sur deux et une femme sur trois attribuaient leurs pensées suicidaires à des raisons professionnelles, et de mettre en évidence des différences selon le secteur d’activité. Ce travail a montré également l’existence d’associations entre le fait d’avoir eu des pensées suicidaires au cours des 12 derniers mois et les expositions aux menaces verbales, humiliations et intimidations au travail, au fait d’avoir eu peur de perdre son emploi et au fait d’avoir connu une longue période de chômage au cours des 12 derniers mois.

Les pensées suicidaires peuvent déclencher le passage à l’acte suicidaire, il est par conséquent important de prévenir leur survenue. Le milieu du travail est un environnement favorable pour développer des actions de prévention et de promotion de la santé mentale 37. Les résultats de cette étude devraient permettre d’orienter des actions de prévention en ciblant les secteurs d’activité les plus touchés en France. Par ailleurs, et de façon plus globale, des politiques structurelles permettant d’agir sur l’insécurité de la situation de l’Emploi auraient un impact sur les pensées suicidaires notamment dans la population active française.

Références

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Citer cet article

Delézire P & Gigonzac V, Chérié-Challine L, Khireddine-Medouni I. Pensées suicidaires dans la population active occupée en France en 2017. Bull Epidémiol Hebd. 2019;(3-4):65-73. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2019/
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