Les décès attribuables au tabagisme en France. Dernières estimations et tendance, années 2000 à 2013

// Smoking-attributable mortality in France. Latest estimates and trend, 2000-2013

Christophe Bonaldi1 (christophe.bonaldi@santepubliquefrance.fr), Fabien Andriantafika1, Sandra Chyderiotis2, Marjorie Boussac-Zarebska1, Bochen Cao3, Tarik Benmarhnia4, Isabelle Gremy1
1 Santé publique France, Saint Maurice, France
2 Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT), Saint-Denis, France
3 Centre international de recherche contre le cancer (Circ), Lyon, France
4 Institute for Health and Social Policy, Mc Gill University, Montréal (QC), Canada
Soumis le14.06.2016 // Date of submission: 06.14.2016
Mots-clés : Tabagisme | Mortalité | Cause de décès | Fraction attribuable | Surveillance
Keywords: Smoking | Mortality | Cause of death | Population attributable fraction | Population surveillance

Résumé

Objectif –

 Le tabagisme est une cause majeure de maladies, associé à un très fort impact sanitaire sur la santé des populations. Notre objectif consistait à actualiser l’estimation des décès attribuables au tabac à partir des dernières données françaises de mortalité (France métropolitaine) et des paramètres les plus récents pour le calcul des fractions attribuables.

Méthodes –

 Les estimations ont été réalisées en utilisant la méthode développée par Peto et coll. et modifiée par Parkin, qui combine des données de mortalité, des taux de décès par cancer du poumon et des risques relatifs ajustés de décès associés au tabagisme. Ces derniers paramètres ont été extraits des sources bibliographiques les plus récentes.

Résultats –

 En 2013, dernière année de mortalité disponible, nous avons estimé que plus de 73 000 décès étaient imputables au tabagisme, ce qui correspond à environ 13% des décès enregistrés en France métropolitaine la même année. Entre 2000 et 2013, si le nombre de décès attribuables au tabac a légèrement diminué pour les hommes, il a en revanche été multiplié par deux dans la population féminine, passant d’environ 8 000 décès en 2000 (3,1% de tous les décès chez la femme) à plus de 17 000 décès en 2013 (6,3% de tous les décès).

Discussion –

 Avec une prévalence de fumeurs réguliers parmi les plus élevées des pays industrialisés, le tabagisme est la première cause de décès évitable en France. La tendance à un très fort accroissement des décès attribuables au tabac observée chez les femmes est inquiétante pour l’avenir ; il est indispensable de mener avec efficacité des actions de santé publique pour enrayer cette évolution.

Abstract

Aim –

 Smoking is a leader cause of diseases with a strong impact on the health of populations. In this study, we wanted to update smoking–attributable deaths from the last statistics on mortality records in Metropolitan France, using the latest data for estimating smoking-attributable fractions.

Method –

 Estimations were conducted using the indirect method of Peto et al. modified by Parkin, to estimate the population smoking-attributable deaths for diseases related to smoking. The method combined mortality data, death rates of lung cancer and adjusted relative risks for mortality from diseases caused by smoking. Estimates of these parameters were extracted from the most recent updated bibliography.

Results –

 In 2013, the most recent year of mortality records, more than 73,000 premature deaths were attributable to smoking in Metropolitan France, representing about 13% of the total mortality recorded the same year. From 2000 to 2013, the number of deaths attributable to tobacco use slightly decreased in men, but in women, this number doubled from 8,000 deaths in 2000 (3.1% of total deaths in women) to more than 17,000 in 2013 (6.3% of the total mortality in women).

Discussion –

 In France, smoking prevalence is among the highest of developed countries and smoking is the leading preventable cause of death. In women, the temporal trend shows a dramatic increase of smoking-attributable deaths. To reverse this alarming trend, efficient actions in public health are essential now.

Introduction

Les conséquences sanitaires du tabagisme restent très importantes en France. Avec une proportion de fumeurs quotidiens proche de 30% 1, tant chez les adultes que chez les adolescents, la France reste parmi les pays développés les plus consommateurs 2. La consommation française est notamment très au-dessus des niveaux constatés en Angleterre, au Canada ou en Nouvelle-Zélande 3, qui ont réussi à faire diminuer la prévalence des fumeurs quotidiens en deçà de 20% au cours de la dernière décennie.

Pour que le niveau du tabagisme baisse en France, les pouvoirs publics ont souhaité relancer la dynamique des stratégies de lutte contre le tabagisme en mettant en œuvre un Programme national de réduction du tabagisme (PNRT) 4. Ce programme a pour objectif de réduire de 10%, d’ici à 2019, le nombre de fumeurs quotidiens et de passer sous la barre des 20% de fumeurs d’ici à 2024. Dans ce cadre, la Direction générale de la santé a considéré comme une priorité de pouvoir disposer d’un système de surveillance de l’impact sanitaire lié à la consommation de tabac. Cet objectif a été introduit dans l’une des mesures du PNRT visant à « renforcer les dispositifs de surveillance existants et développer des dispositifs complémentaires, nécessaires à la documentation d’indicateurs clés » sur le fardeau sanitaire du tabagisme.

En France, les effets sur la santé du tabagisme ont essentiellement été mesurés en termes de mortalité. La dernière estimation disponible a été publiée en 2015 5 à partir des données de mortalité de 2010. Le nombre total de décès attribuables au tabagisme avait alors été estimé à 78 000, soit 14% du total des décès enregistrés la même année. L’objectif du présent article est d’estimer la tendance récente des décès attribuables au tabac à partir des derniers enregistrements de la mortalité en France et des données les plus récentes nécessaires au calcul de la mortalité attribuable.

Matériels et méthodes

Une liste des affections malignes et non malignes dont le risque est accru par la consommation de tabac a été proposée dans le rapport de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur la mortalité attribuable au tabac publié en 2012 6. Cependant, la liste des cancers pour lesquels « le niveau de preuve pour l’établissement d’un lien de causalité avec le tabagisme est considéré comme suffisant » a été récemment mise à jour par le Centre international de recherche contre le cancer (Circ) 7. Nous avons donc considéré dans notre étude la liste actualisée par le Circ, qui inclut les cancers du côlon-rectum et de l’ovaire, seul le sous-type mucineux étant concerné pour ces derniers. Le tableau 1 présente l’ensemble des groupes d’affections liées au tabagisme, ainsi que leur traduction en termes de codes CIM-10 (Classification internationale des maladies – 10e révision) pour l’extraction des données de mortalité (cause initiale de décès). Le type morphologique des tumeurs n’est pas renseigné dans la CIM-10 et donc non identifiable dans la base des causes de décès. Nous avons approché le nombre de décès correspondant au sous-type mucineux des cancers de l’ovaire en considérant leur proportion parmi l’ensemble des tumeurs malignes de l’ovaire. Cette proportion a été estimée par âge à partir des cas enregistrés par le réseau français des registres des cancers (Francim), sur la période 2009-2013 (tableau 2).

Tableau 1 : Groupe de pathologies liées au tabagisme et sources d’estimation de l’association (risque relatif RR de décéder de la maladie dans la population consommant du tabac relativement aux non-fumeurs)
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Tableau 2 : Estimation de la proportion des cancers de l’ovaire mucineux parmi l’ensemble des tumeurs malignes de l’ovaire (code CIM-10 : C56), réseau Francim, 2009-2012
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Données de mortalité

Les données de mortalité proviennent de la base nationale des causes de décès du Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès (Inserm-CépiDc), qui collecte de façon exhaustive des certificats médicaux établis au moment du décès sur l’ensemble du territoire national. Depuis 2000, les causes de décès sont codées au moyen de la CIM-10. Pour cette étude, nous avons extrait les enregistrements pour la période 2000 à 2013 (dernière année validée) en restreignant aux personnes de plus de 35 ans résidant en France métropolitaine. Pour les calculs des fractions attribuables, les décès dont la cause initiale est l’une des pathologies liées au tabagisme, identifiées au moyen des codes CIM-10 listés dans le tableau 1, ont été agrégés par sexe et par groupe d’âge de cinq années. Comme cela était suggéré dans la publication de Ribassin-Majed et Hill 5, les effectifs des décès ont été corrigés afin de prendre en compte les décès dont les certificats mentionnaient une cause mal définie et inconnue (codes CIM-10 R96-R99) ou un cancer de localisation mal définie et non précisée (codes CIM-10 C76-80 et C97). Cette correction consistait en une réallocation proportionnelle des cancers non précisés selon la distribution des cancers de localisations connues, tandis que les effectifs de décès de cause inconnue étaient ventilés selon la distribution de tous les décès de causes connues. Le détail de ces calculs est entièrement décrit dans la publication 5.

Méthode de calcul des fractions attribuables

La fraction de mortalité attribuable et le nombre de décès attribuables au tabagisme ont été estimés en suivant la méthode développée à l’origine par Peto et coll. 8 et modifiée par Parkin 9. Comme pour les estimations de fractions attribuables réalisées par l’OMS 6, les risques relatifs utilisés nécessaires aux calculs des fractions attribuables pour chaque groupe de pathologies étaient ajustés sur un certain nombre de facteurs de confusion, démographiques (âge, origine ethnique), sociaux (éducation, statut marital, emploi) ou comportementaux (alimentation, consommation d’alcool…). Leurs estimations proviennent principalement d’analyses de la Cancer Prevention Study II (CPS-II), une très large cohorte américaine de plus d’un million de personnes suivies de 1982 à 2006. Ces risques relatifs ainsi que leurs sources bibliographiques 10,11,12,13,14 sont listés dans le tableau 1.

La méthode repose sur deux hypothèses importantes : 1) le tabagisme est le principal facteur de risque du cancer du poumon et 2) le risque du cancer du poumon chez les non-fumeurs est homogène dans toutes les populations. Ces hypothèses sont généralement considérées comme raisonnables dans les pays développés. Conditionnellement à l’hypothèse 1), Peto et coll. ont donc supposé que le taux de décès par cancer du poumon est principalement déterminé par l’exposition cumulée de la population au tabagisme. Le nombre de personnes décédées par cancer du poumon attribuable au tabagisme se déduit alors en faisant la différence entre le nombre observé dans la population et le nombre attendu calculé au moyen du taux de décès par cancer du poumon chez les non-fumeurs. Pour estimer ce nombre attendu, le risque de décès par cancer du poumon chez les non-fumeurs provenant de la cohorte américaine CPS-II a été appliqué à la population française (hypothèse 2). On notera que nous avons utilisé dans notre étude une estimation récente de ce risque de décès correspondant à la période de suivi 1982-2000 de la CPS-II 15, ce qui diffère de la période 1984-1988 utilisée dans la publication de Ribassin-Majed et Hill 5 (figure 1). Les données de population pour la France métropolitaine de 2000 à 2013, agrégées par sexe et groupes d’âge de cinq ans, provenaient des estimations de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee).

Figure 1 : Taux du cancer du poumon (pour 100 000) chez les non-fumeurs selon l’âge et le sexe
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Pour les autres pathologies, étant donné que le taux de mortalité chez les non-fumeurs n’est pas connu, la formule usuelle de Levin 16 (voir Annexe) a été employée pour calculer les fractions attribuables au tabagisme. Afin d’ajuster sur le temps de latence entre l’exposition de la population au tabagisme et l’apparition de la maladie dans cette même population, une « pseudo-prévalence » d’exposition au tabagisme a été calculée selon la méthode proposée par Parkin 9 (voir Annexe). En utilisant le risque relatif de cancer du poumon chez les fumeurs estimé à partir de la cohorte CPS-II (tableau 1) et la formule de Levin, cette pseudo-prévalence est la prévalence de fumeurs qui aurait été nécessaire pour produire la fraction de décès par cancer du poumon attribuable au tabagisme observée, dont le calcul a été décrit plus haut. Cette prévalence théorique reflète donc l’exposition cumulée moyenne au tabagisme de la population et se substitue à la prévalence de la consommation de tabac normalement présente dans la formule de Levin. Tous les calculs ont été stratifiés par sexe, par année et par groupe d’âge pour chacune des pathologies.

Résultats

La mortalité attribuable au tabagisme en 2013

La figure 2 présente l’exposition cumulée moyenne au tabagisme par groupe d’âge et selon le sexe, estimée par la pseudo-prévalence. Cette quantité, qui mesure l’effet cumulé de la prévalence, de la durée et de l’intensité du tabagisme dans la population, présente une variation par âge identique pour les hommes et les femmes, avec un pic pour la catégorie des 55-59 ans. La mesure est cependant nettement supérieure pour les hommes, même si les courbes sont relativement plus proches chez les moins de 50 ans.

Figure 2 : Proxy de l’exposition au tabagisme dans la population française en 2013, selon l’âge et le sexe
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Les estimations des fractions attribuables, calculées à partir de ce proxy de l’exposition au tabagisme (hors cancer du poumon) sont données pour chaque pathologie, figure 3 pour les tumeurs malignes et figure 4 pour les affections non cancéreuses. Le cancer du poumon présente évidemment la fraction attribuable la plus élevée ; environ 89% des décès par cancer du poumon chez l’homme seraient attribuables à la consommation de tabac, ce pourcentage atteignant 65% pour les femmes. Les maladies chroniques des voies respiratoires inférieures sont les affections non cancéreuses avec les fractions attribuables au tabac les plus élevées (73% des décès chez les hommes et 52% chez les femmes). Les tableaux 3 et 4 montrent les estimations des fractions attribuables par pathologie selon l’âge pour les hommes et les femmes respectivement.

Figure 3 : Fractions des décès attribuables au tabagisme selon la localisation cancéreuse. Estimation pour la France métropolitaine dans la population âgée de 35 ans et plus, année 2013
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Figure 4 : Fractions des décès attribuables au tabagisme par pathologie non cancéreuse. Estimation pour la France métropolitaine dans la population âgée de 35 ans et plus, année 2013
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Tableau 3 : Nombre de décès et fractions attribuables au tabac par pathologie et selon l’âge, pour les hommes, France métropolitaine, 2013
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Tableau 4 : Nombre de décès et fractions attribuables au tabac par pathologie et selon l’âge, pour les femmes, France métropolitaine, 2013
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Au total, nous avons déduit de ces fractions qu’en 2013, 73 200 décès étaient attribuables au tabagisme. Ce chiffre correspond à environ 13,2% des 556 218 décès enregistrés en France métropolitaine la même année. Les hommes représentaient 55 737 de ces décès évitables pour 17 463 femmes. La cause des décès était un cancer pour 62,3% des cas (hommes : 36 947 ; femmes : 8 632), une maladie cardiovasculaire pour 22,5% (hommes : 11 349 ; femmes : 5 106) et une maladie respiratoire pour 15,2% (hommes : 7 400 ; femmes : 3 712). La distribution détaillée des décès attribuables au tabac selon la pathologie est donnée tableau 5.

Tableau 5 : Distribution par sexe des décès attribuables au tabac selon la pathologie, France Métropolitaine, 2013
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Évolution du nombre des décès attribuables entre 2000 et 2013

Les évolutions des décès et des fractions attribuables au tabac estimés entre 2000 et 2013 sont données figure 5. Dans la population masculine, le nombre de décès attribuables présente une relative décroissance, d’un peu moins de 1% en moyenne par an. Au contraire, avec un taux de croissance annuel moyen continu de 6%, les décès attribuables au tabagisme chez les femmes montrent une très forte progression. En conséquence, le nombre de décès attribuables au tabagisme en 2013 (17 463 cas, soit 6,3% de tous les décès chez la femme) est plus de deux fois supérieur au nombre estimé en 2000 dans la population féminine (8 027, décès soit 3,1% de tous les décès).

Figure 5 : Évolution des décès attribuables au tabagisme (A) et des fractions de décès attribuables au tabagisme (B) par sexe de 2000 à 2013, France métropolitaine
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Discussion

Cette mise à jour des estimations de décès imputés au tabagisme met une nouvelle fois en évidence le fardeau sanitaire considérable causé par la consommation de tabac dans la population française. Nous avons estimé qu’en 2013, plus de 73 000 décès pouvaient être attribuables à la consommation de tabac. Si le nombre de décès attribuables au tabac semble s’infléchir légèrement au cours du temps pour les hommes, en revanche, l’augmentation dramatique observée dans la population féminine est sans aucun doute la conséquence du changement de comportement vis-à-vis du tabac chez la femme qui s’est opéré à partir des années 1970.

Bien que reposant sur une approche méthodologique comparable et basées sur une liste plus longue d’affections associées au tabagisme, nos estimations sont légèrement inférieures à celles publiées par Ribassin-Majed et Hill 5 pour les années 2000 à 2010, tout en indiquant un ordre de grandeur et des tendances identiques. La différence est principalement liée aux taux de cancer du poumon chez les non-fumeurs utilisés pour nos calculs, estimés sur une période de suivi plus longue de la cohorte CPS-II (1982-2000) 15. Ces estimations présentaient notamment des taux de décès pour les hommes et les femmes non-fumeurs de plus de 75 ans nettement plus élevés que ceux estimés à partir du suivi 1984-1988 de la cohorte CPS-II 8 utilisés par Ribassin-Majed et Hill 5. Il en résulte une fraction des décès par cancer du poumon attribuable au tabac plus faible à ces âges. On notera de plus que l’approche de calcul de la pseudo-prévalence proposée par Parkin 9 diffère quelque peu du calcul utilisé par l’OMS 6 ou Ribassin-Majed et Hill 5, basé sur la méthode SIR (pour Smoking Impact Ratio, selon la terminologie proposée par Peto et coll. 8).

La méthode de calcul pour la réalisation de ces estimations a été largement utilisée dans des projets similaires, tant en termes de mortalité 17,18 que d’incidence des pathologies associées au tabac 9,19. Elle repose sur l’hypothèse que l’excès de mortalité par cancer du poumon relativement aux non-fumeurs résulte entièrement de la consommation de tabac. Le taux du cancer du poumon chez les non-fumeurs dans la population française a été extrapolé à partir des taux observés dans la cohorte CPS-II. Cette cohorte a été soumise à d’autres facteurs de risque pour le cancer du poumon, comme des facteurs environnementaux (pollution atmosphérique par exemple 20) sans doute non complètement généralisables à d’autres populations. Étant donné l’impact plus faible de ces facteurs pour le cancer du poumon relativement au tabagisme, il peut sembler justifié de négliger leurs effets potentiels. En revanche, la représentativité de la cohorte CPS-II a été critiquée car elle incluait essentiellement des représentants de la classe moyenne américaine, ce qui conduirait à sous-estimer le taux du cancer du poumon chez les non-fumeurs 21. On peut cependant observer que cette méthode produit souvent des résultats comparables avec d’autres méthodes d’estimation des fractions attribuables 22,23,24. Le principal avantage de la méthode de calcul proposée par Peto et coll. 8 est qu’elle ne nécessite pas d’informations détaillées sur la consommation de tabac et permet de prendre en compte indirectement l’historique du tabagisme dans la population (prévalence, exposition cumulée, durée du tabagisme, délai depuis l’arrêt), sans faire d’hypothèse sur la période de latence entre l’exposition et l’apparition de la maladie.

À l’image des estimations réalisées par l’OMS 6, nous n’avons pas appliqué de facteur correctif de l’excès de risque pour toutes les affections hors cancer du poumon, suggéré à l’origine par Peto et coll. 8 ou d’autres auteurs 17. En effet, l’objectif de cette correction plutôt arbitraire était de prendre en compte le fait que les risques relatifs issus de la cohorte CPS-II n’étaient pas ajustés sur de potentiels effets de confusion. Comme dans les publications citées précédemment, nous avons utilisé pour nos estimations des risques relatifs provenant de ré-analyses de cette cohorte 10,12,13,14. Mais cette fois-ci, les estimations étaient ajustées sur un certain nombre de facteurs de confusion, démographiques, sociaux ou comportementaux. On notera cependant que l’injection directe de ces risques relatifs ajustés dans la formule de Levin 16 peut être source de biais 25 et devrait être investiguée par ailleurs. Pour les cancers des voies aérodigestives supérieures, le risque relatif ne prend pas en compte les possibles effets d’interaction avec le niveau de consommation d’alcool, qui est aussi un facteur de risque majeur de cette pathologie. Bien que le risque relatif utilisé ait été ajusté sur un indicateur de consommation d’alcool (déclaration d’une consommation régulière 10), il est probable que le mode de consommation dans la population américaine (prévalence, fréquence, doses consommées…) ne soit pas similaire à celui de la population française. La fraction attribuable au tabac pour les cancers des voies aérodigestives supérieures doit donc s’interpréter relativement à cette restriction sur la généralisation des résultats de la CPS-II à la population française.

Enfin, nous avons appliqué la correction des effectifs de décès suggérée par Ribassin-Majed et Hill 5 afin de tenir compte des décès de causes inconnues ou par cancer avec une localisation mal spécifiée. Sur l’ensemble de la période 2000-2013, ces décès représentaient annuellement entre 5 et 6% de l’ensemble des décès annuels enregistrés. Pour 2013, cette correction, consistant en une simple redistribution proportionnelle des cas, entraîne une estimation supérieure d’environ 10 000 décès attribuables au tabac, relativement à un calcul basé sur les effectifs bruts. Bien que cette correction repose sur une hypothèse raisonnable, afin d’en évaluer la pertinence nous envisageons d’explorer prochainement davantage les caractéristiques de ces décès dont la cause initiale est mal définie à partir des causes associées renseignées dans le certificat de décès.

En conclusion, même si certains choix de méthodes peuvent faire varier les estimations à la marge, le tabagisme est responsable d’un nombre considérable de décès évitables en France. Les dispositions législatives encadrant la consommation du tabac (loi Evin de 1991) ont été renforcées ces dernières années, notamment dans les lieux accueillant du public (interdiction dans les lieux à usage collectif en 2007, dans les lieux de loisirs depuis 2008 26). Elles ont été accompagnées de stratégies fiscales visant à augmenter très ponctuellement le prix de vente des paquets de cigarettes et de campagnes de promotion de la santé axées sur le renoncement au tabac. L’effet potentiel de ces mesures tarde à se concrétiser puisque, depuis 2010, la consommation reste stable 1, mais cette stabilisation avait été précédée d’une augmentation entre 2005 et 2010 27.

Au vu des données actuelles, les perspectives paraissent plutôt négatives : si nos estimations peuvent suggérer une très légère diminution des décès chez l’homme, la tendance pour les femmes est inquiétante. En raison de la période de latence qui sépare la consommation de la survenue de la maladie et de la prévalence élevée du tabagisme en France, la mortalité attribuable au tabac n’a pas de raison de diminuer dans un avenir proche. Nous avons vu que d’autres pays, comme l’Angleterre, l’Australie ou le Canada, ont relevé avec un certain succès le défi de la lutte contre le tabagisme. Il devient urgent d’en suivre les exemples.

Remerciements

Nous remercions plus particulièrement Florence de Maria (Santé publique France), Alain Monnereau et Brigitte Trétarre (réseau Francim) et Zoé Uhry (Santé publique France et Hospices civils de Lyon) pour leur aide particulièrement précieuse pour l’acquisition de données spécifiques aux cancers de l’ovaire mucineux.

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Citer cet article

Bonaldi C, Andriantafika F, Chyderiotis S, Boussac-Zarebska M, Cao B, Benmarhnia T, et al. Les décès attribuables au tabagisme en France. Dernières estimations et tendance, années 2000 à 2013. Bull Epidémiol Hebd. 2016;(30-31):528-40. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2016/30-31/2016_30-31_7.html
Annexe :
Méthode d’estimation de la fraction attribuable

Par sexe, par année et pour chaque groupe d’âge, le calcul des fractions attribuables se déduit de la formule suivante :

avec P la prévalence du tabagisme dans la population (fumeur quotidien) et RRi le risque relatif de maladie i chez les consommateurs relativement aux non-consommateurs.

Ici la prévalence du tabagisme est remplacée par la pseudo-prévalence Ps qui est la prévalence de tabagisme qui aurait été nécessaire pour observer le taux d’incidence du cancer du poumon dans la population française :

avec AFp et RRp, respectivement la fraction des décès par cancer du poumon attribuable au tabac et le risque relatif de décès par cancer du poumon des fumeurs par rapport aux non-fumeurs (tableau 1).

La fraction des décès par cancer du poumon attribuable au tabac était estimée par :

Np est le nombre observé de décès par cancer du poumon, Dp·M le nombre attendu de cancers du poumon dans la population des non-fumeurs, estimé en appliquant le taux de décès Dp issu de la cohorte CPS-II 1982-2000 (figure 1) à l’effectif M de la population (estimation Insee).