Les refus de soins à cause de la CMU ou de l’AME rapportés par les femmes en famille, sans domicile, hébergées en Île-de-France
// Refusal to provide healthcare because of CMU and AME reported by homeless women living with their family housed in Île-de-France
Résumé
Contexte –
Depuis 2002 en France, des études dénoncent le refus de soins touchant des bénéficiaires de la Couverture maladie universelle (CMU) ou de l’Aide médicale d’État (AME). Cependant, aucune n’a investigué cette problématique auprès des familles sans domicile.
Objectifs –
L’objectif était d’estimer la prévalence des refus de soins à cause de la CMU ou de l’AME rapportés par les femmes en famille, sans domicile, hébergées en Île-de-France, et d’en identifier les facteurs associés.
Matériel et méthode –
L’enquête ENFAMS, réalisée en 2013 par l’Observatoire du Samusocial de Paris, a été menée auprès d’un échantillon de 801 familles sans domicile hébergées en Île-de-France. Leurs caractéristiques sociodémographiques, leurs conditions de logement, la mobilité résidentielle et leur état de santé ont été recueillis par des enquêteurs en 17 langues. Une régression log-binomiale a été utilisée pour étudier les facteurs associés aux refus de soins.
Résultats –
La prévalence déclarée des refus de soins à cause de la CMU ou de l’AME parmi les 561 femmes de l’échantillon concernées par ces couvertures maladie était de 22,1% (IC95%: [18,0-26,3]). Les facteurs associés à une fréquence plus élevée du refus de soins étaient d’être née à l’étranger, avoir un mauvais état de santé perçu et déclarer avoir déjà été moins bien reçue par du personnel médical que les autres patients.
Conclusion –
Cette première étude sur le refus de soins lié à la CMU et à l’AME chez les femmes sans domicile confirme des pratiques contraires à la loi, qui sont de véritables barrières à l’accès aux soins pour des personnes dont l’état de santé requiert prioritairement une prise en charge médicale.
Abstract
Context –
Several studies have described the refusals to provide healthcare to beneficiaries of Couverture Maladie Universelle (CMU, universal health insurance) or Aide Médicale d’Etat (AME, insurance for undocumented people) since 2002 in France. However, none has investigated this issue with homeless families.
Objectives –
The objective was to describe the prevalence of refusal of care because of CMU or AME reported by homeless women living with their family and hosted in Île-de-France, and to identify the factors associated with this refusal of care.
Material and method –
The ENFAMS survey, carried out in 2013 by the Observatoire of the Samusocial of Paris, had recruited a sample of 801 homeless families living in Île-de-France. Data collected included sociodemographic characteristics, housing conditions, residential mobility, and health. A log-binomial regression was used to study the factors associated with denial of care.
Results –
The prevalence of refusal of care among the 561 homeless women in our study was 22.1% (CI95%: [18.0-26.3]). Factors associated with frequent denial of care were: having a foreign origin, a poor general health status, a past experience of being less well received by the medical staff than other patients.
Conclusion –
This first study on refusal to provide healthcare to beneficiaries of CMU or AME among homeless women reveal unlawful practices that are barriers to healthcare for those who need the most.
Introduction
La Couverture maladie universelle (CMU) de base a été créée en 1999 afin que les personnes disposant de faibles revenus et qui n’étaient pas couvertes par l’un des régimes d’Assurance maladie obligatoires puissent bénéficier de la Sécurité sociale. Pour être éligible, l’individu doit pouvoir justifier résider en France de manière régulière et stable depuis au moins trois mois et être en situation régulière pour les étrangers (hors Union européenne, Espace économique européen et Suisse). La CMU est gratuite pour les personnes dont les revenus sont inférieurs à un plafond fixé (9 534€/an pour un foyer en 2014). Sinon, les bénéficiaires doivent s’acquitter d’une cotisation annuelle à hauteur de 8% des revenus. En 2015, plus de 2,4 millions de personnes bénéficiaient de la CMU de base 1. En janvier 2016, la CMU a été remplacée par la Protection universelle maladie (PUMa).
L’Aide médicale d’État (AME) permet aux étrangers en situation irrégulière de bénéficier d’un accès aux soins, à condition de résider en France de manière stable depuis plus de trois mois et de disposer de ressources inférieures à un certain plafond (8 810€/an pour une personne seule en France métropolitaine en 2018). En 2016, plus de 300 000 personnes bénéficiaient de l’AME 2.
Depuis une quinzaine d’années, des études dénoncent l’existence du refus de soins de la part de professionnels et/ou de services de santé envers les bénéficiaires de la CMU/CMU complémentaire (CMU/CMUc) ou de l’AME. En 2006, Médecins du Monde révélait qu’un certain nombre de médecins généralistes refusaient les soins aux bénéficiaires de l’AME (37%) ou de la CMU (10%) 3. Des études ont montré que le refus de soins était plus fréquent chez les spécialistes que chez les généralistes et chez les médecins libéraux de secteur 2 (conventionnés, honoraires libres) que parmi ceux qui relèvent du secteur 1 (conventionnés, honoraires conventionnels) 4,5. Les personnes sans domicile pourraient ainsi constituer une population particulièrement à risque vis-à-vis des refus de soins. Les personnes sans domicile, fréquemment pauvres et/ou immigrées, sont majoritairement bénéficiaires de la CMU/CMUc ou de l’AME : en 2012, une personne sans domicile sur deux disposait de la CMU et une sur dix bénéficiait de l’AME 6,7. Par ailleurs, ces personnes présentent plus souvent un moins bon état de santé que les personnes disposant d’un logement personnel 8 et rencontrent de nombreuses barrières à l’accès aux soins telles que la barrière de la langue, l’éloignement géographique des services sociaux et de santé, ou encore la présence d’autres besoins qui entrent en compétition avec la santé (se nourrir, se loger) 9,10.
En 2012, les acteurs de terrain et certaines études ont révélé une augmentation importante du nombre de familles parmi les personnes sans logement 11. Pour remédier à l’absence de données sur la santé de cette population de taille grandissante, l’Observatoire du Samusocial de Paris a mené en 2013 l’enquête Enfants et familles sans logement (ENFAMS) auprès de familles sans logement hébergées en Île-de-France.
Les objectifs de cette étude étaient de décrire la prévalence des refus de soins à cause de la CMU ou de l’AME rapportés par les femmes sans domicile, en famille, et hébergées en Île-de-France, puis d’identifier les facteurs associés à la présence d’un refus de soins.
Matériel et méthode
L’enquête ENFAMS
La méthode de l’enquête ENFAMS a été détaillée dans un rapport publié par l’Observatoire du Samusocial de Paris 12. Une famille était définie par la présence d’un adulte accompagné d’au moins un enfant âgé de moins de 13 ans, logés en Île-de-France dans les centres d’hébergement d’urgence (CHU), les hôtels sociaux, les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) et les centres d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada). L’échantillon a été constitué par un sondage aléatoire à trois degrés. Le premier degré correspondait au tirage au sort des structures d’hébergement franciliennes. Le second degré correspondait au tirage au sort des familles dans chaque établissement et le troisième au tirage au sort des enfants dans chaque famille sélectionnée. La collecte des données a été réalisée en trois étapes.
En premier lieu, un enquêteur effectuait une pré-visite au sein de l’établissement sélectionné afin d’établir la liste des familles éligibles. Puis un enquêteur et un psychologue bilingues (parlant français et une des 16 langues utilisées dans l’enquête) administraient un questionnaire à un parent de la famille, en priorité la mère, ainsi qu’à un des enfants de moins de 13 ans (données non exploitées ici). Le questionnaire portait sur 12 thèmes : les caractéristiques sociodémographiques, la trajectoire migratoire, le parcours résidentiel, la situation professionnelle et les ressources, les caractéristiques de la famille et des enfants vivant ou non au domicile, la santé et les addictions, l’accès et le recours aux soins, la santé mentale et les évènements de vie difficiles, le réseau de sociabilité et les loisirs, le logement et quartier de résidence, la mobilité quotidienne, l’alimentation du ménage.
Au total, 801 familles ont été enquêtées dans 193 établissements franciliens. Le taux de participation des familles a été de 80%.
Population d’étude
La population étudiée était composée des femmes ayant participé à l’enquête ENFAMS et bénéficiaires de la CMU ou de l’AME. Dans la mesure où le parent interrogé dans l’enquête était, autant que possible, la mère plutôt que le père, les hommes ne représentaient que 4,6% des répondants et n’ont donc pas été inclus dans cette étude (parmi tous les enquêtés, 37 étaient des hommes et 764 des femmes). L’information sur le refus de soins a été collectée grâce à la question suivante dans le questionnaire de l’enquête ENFAMS : « Est-il arrivé qu’on vous refuse une consultation médicale parce que vous êtes à la CMU ou à l’AME ? » (oui/non).
Hypothèses
Afin d’étudier les facteurs associés à un refus de soins plus élevé, nous avons émis l’hypothèse que les facteurs « classiquement » identifiés comme barrières à l’accès aux soins pouvaient également influencer le refus de soins. Les variables d’intérêt choisies étaient donc celles liées au statut socioéconomique et aux ressources de l’individu (niveau d’études, revenus, couverture maladie, aides sociales), au parcours d’hébergement et à la mobilité (déménagements, durée sans domicile, lieu et type de structure d’hébergement), à l’état de santé (problèmes de santé, santé physique et psychologique, insécurité alimentaire), aux opportunités de contacts sociaux (composition familiale, isolement social), aux évènements de vie difficiles vécus (violences conjugales et sexuelles, tentative de suicide) ou encore à l’offre de soins (lieu géographique, satisfaction). Nous avons aussi émis l’hypothèse que l’origine étrangère et le fait d’avoir vécu une discrimination dans le système de soins pouvaient jouer un rôle sur le refus de soins.
Analyses statistiques
L’ensemble des moyennes et des prévalences ont été estimées en prenant en compte le plan de sondage de l’enquête ENFAMS. Pour étudier l’association entre le refus de soins et différents facteurs, nous avons utilisé des modèles de régression log-binomiale en pondérant les coefficients estimés. Ces modèles ont été estimés en cas complets. Certaines variables n’ont pas pu être étudiées dans le modèle de régression à cause de données manquantes trop importantes : il s’agit des violences conjugales, de la couverture maladie complémentaire et de la satisfaction de l’offre de soins dans le quartier. Toutes les variables associées au refus de soins en régression univariée avec p<0,05 ont été incluses dans un modèle de régression multivariée. Des interactions ont été testées. Les variables du modèle final ont été sélectionnées manuellement de façon pas-à-pas descendante. L’ensemble des analyses statistiques ont été effectuées à l’aide du logiciel R 3.5.0. La pondération des estimations a été réalisée avec le package survey.
Résultats
Caractéristiques de la population
Dans l’enquête ENFAMS, 561 femmes (73,4%) étaient bénéficiaires de la CMU ou de l’AME. En prenant en compte le plan de sondage
et en effectuant la somme des poids de sondage, on peut estimer à 6 767 personnes la taille de la population des femmes en
famille, sans domicile, hébergées en Île-
de-France et bénéficiaires de la CMU ou de l’AME en 2013.
Ces femmes avaient en moyenne 33 ans, le plus grand nombre était né en Afrique Centrale tandis que les continents asiatique, américain et océanien étaient peu représentés (tableau 1).
Plus d’un tiers de ces femmes étaient en situation irrégulière (33,8%, IC95%: [28,3-39,2]). En moyenne, les femmes nées à l’étranger étaient en France depuis 5 ans. Plus de 80% d’entre elles avaient un niveau inférieur ou égal au bac (83,5% [79,7-87,2]). Seules 21,7% [16,6-26,9] des femmes étaient des actives occupées. Le revenu médian par unité de consommation était de 221,5€. Près d’un tiers de ces femmes percevait leur état de santé général comme « moyen » et plus d’une femme sur 10 le décrivait comme « mauvais » ou « très mauvais » (respectivement 35,1% [30,8-39,4] et 10,8% [7,5-14,0]). Concernant leurs conditions d’hébergement, la majorité des femmes étaient logées en hôtel social (71,4% [67,1-75,7]), principalement à Paris et en Seine-Saint-Denis.
Parmi ces femmes bénéficiaires de la CMU ou de l’AME, 60,1% [54,4-65,7], étaient bénéficiaires de la CMU et 39,9% [34,3-45,6] disposaient de l’AME.
Analyse univariée du refus de soins
Sur les 561 femmes sans domicile en famille bénéficiaires de la CMU ou de l’AME enquêtées, 554 avaient répondu à la question sur le refus de soins. Plus d’une femme sur cinq (22,1%) rapportait un refus de soins à cause de la CMU ou de l’AME (IC95%: [18,0-26,3]).
Dans l’analyse univariée en cas complet (N=442), les facteurs associés significativement au refus de soins étaient : le fait d’être née à l’étranger, d’être en situation administrative irrégulière, de disposer de l’AME, d’avoir déjà été moins bien reçue par du personnel médical que les autres patients, de se percevoir en moyen ou mauvais état de santé général (tableau 2). Le fait d’avoir un conjoint était associé à davantage de refus de soins, ainsi que le fait de communiquer avec de la famille ou des amis. Ces deux derniers résultats tranchent avec ce qui est attendu, étant donné que ces caractéristiques (vie de couple, relations avec des proches), qui traduisent a priori positivement l’intégration sociale des personnes, sont corrélées, en population générale, à des caractéristiques de santé plutôt favorables.
Face à une différence de statut de couple entre les femmes nées à l’étranger et les femmes françaises et à une association de ce statut au refus de soins inverse à nos hypothèses, une interaction entre le pays de naissance et le statut de couple des femmes a été testée. Cette interaction était significative (p=0,012) (tableau 3). Par rapport aux femmes nées en France et ayant un conjoint, les femmes nées en France et n’ayant pas de conjoint déclaraient plus souvent de refus de soins (rapport de prévalence RP=11,42 [1,27-102,76], p=0,03), de même que celles nées à l’étranger avec conjoint (RP=15,86 [1,84-136,41], p=0,01). Les femmes nées à l’étranger et n’ayant pas de conjoint déclaraient plus souvent un refus de soins que les femmes nées en France et ayant un conjoint, à la limite de la significativité (RP=8,74 [0,99-77,24], p=0,053). L’estimation était deux fois plus faible chez les femmes nées à l’étranger et sans conjoint que chez celles qui avaient un conjoint, sans que cela ne soit significatif.
Les femmes bénéficiaires de l’AME avaient plus de risque de refus de soins que les femmes couvertes par la CMU (RP=1,59 [1,02-2,48]).
Analyse multivariée
Dans le modèle final (tableau 4), persistent comme facteurs associés significativement à un refus de soins plus élevé : avoir un moins bon état de santé perçu (RP=1,48 [1,02-2,13]), avoir le sentiment d’avoir déjà été moins bien reçue que les autres patients par du personnel de santé (RP=2 [1,30-3,07]) et l’interaction entre le pays de naissance et le fait de vivre avec ou sans conjoint (p=0,027).
Discussion
Dans cette étude, près de 22% des femmes sans domicile en famille hébergées en Île-de-France et disposant de la CMU ou de l’AME rapportaient avoir subi un refus de soins à cause de ces couvertures sociales. En population générale, en 2003, la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) faisait état de 15% de refus de soins parmi des bénéficiaires de la CMU 13. Une nouvelle enquête menée par la Drees en 2008, démontrait que plus d’un tiers des personnes disposant de l’AME avaient déjà subi un refus de soins 14.
Les résultats retrouvés dans notre étude pourraient avoir été sous-estimés. La perception du refus de soins peut être différente d’une femme à une autre : certaines femmes ont pu répondre ne jamais avoir subi un refus de soins à cause de la CMU ou de l’AME dans des situations de « refus déguisé ». Ces refus de soins implicites peuvent prendre différentes formes comme de longs délais de rendez-vous ne s’appliquant pas aux autres patients, une orientation non justifiée vers un confrère ou encore par exemple le refus d’appliquer le tiers-payant 15. Elles ont aussi pu attribuer leur refus de soins à un autre motif que leur couverture maladie, sous-estimant la prévalence du refus de soins dans notre population d’étude.
Le refus de soins peut s’expliquer par une logique économique : d’une part, les praticiens de secteur 2 ne sont pas en mesure d’appliquer de dépassement d’honoraires sur un patient bénéficiaire de la CMU ou de l’AME, d’autre part, le paiement ex post des actes du médecin par l’assurance maladie seraient plus tardifs 5. Ces patients, plus complexes, demanderaient par ailleurs un investissement plus long de la part du médecin (contexte social difficile, problèmes de santé plus nombreux et pris en charge plus tard, difficultés de compréhension) 16.
Cette étude a aussi révélé que la proportion de refus de soins à cause de la CMU ou de l’AME variait selon les caractéristiques des femmes : le refus de soins était plus fréquent chez les femmes étrangères, chez celles qui avaient déjà eu le sentiment d’avoir été moins bien reçues par du personnel médical que les autres patients et chez les femmes qui se déclaraient en mauvaise santé.
L’origine étrangère constituait un facteur associé aux refus de soins. Ces résultats sont retrouvés dans la littérature : il existe des discriminations importantes dans l’accès au système de soins envers les femmes nées à l’étranger 17. En 2016, le Défenseur des droits rapportait que les étrangers constituaient une population particulièrement à risque vis-à-vis du refus de soins, fondé d’une part sur leur nationalité et d’autre part sur leur type de protection sociale (en particulier l’AME pour les étrangers en situation irrégulière) 18. Particulièrement, les bénéficiaires de l’AME se verraient davantage refuser les soins à cause des contraintes administratives (absence de carte vitale), de la moins bonne connaissance des droits des étrangers par les médecins ou du fait de leur situation irrégulière.
Un refus de soins plus élevé chez les personnes se percevant en mauvais état de santé peut s’expliquer de deux manières. Les femmes sans domicile en mauvaise santé peuvent avoir eu plus de contacts avec le système de soins, et être donc plus exposées à ces refus de soins, que celles en meilleure santé qui consultent moins (ou pas du tout). D’autre part, essuyer un refus de soins peut être une cause de renoncement aux soins suite à ce(s) refus et engendrer par la suite une détérioration de l’état de santé (au moins perçu).
Les femmes déclarant avoir déjà été moins bien reçues par du personnel médical que les autres patients avaient davantage subi un refus de soins à cause de la CMU ou de l’AME que les autres. Cette association peut sembler tautologique et/ou circulaire. Nous l’avons néanmoins étudiée en tant que telle et conservée dans le modèle final parce qu’elle suggère l’expérience d’une accumulation d’accueils défavorables subis par ces femmes. Pour reprendre les termes d’I. Parizot et coll. 19, on peut faire l’hypothèse que leur « carrière morale » dans la fréquentation des services de soins pour elles-mêmes est largement entachée par ces expériences d’accueils discriminatoires et de refus de soins, sauf à connaître et revendiquer leurs droits. Inversement, ce sont les femmes qui connaissent le mieux leurs droits et qui sont le plus acculturées à la norme socio-médicale d’un accueil inconditionnel et équitable des patients assurés qui sont les plus susceptibles de percevoir et de rapporter des discriminations et des refus de soins à leur encontre. C’est dans ce sens-là que pourrait s’expliquer l’interaction mise en évidence entre pays de naissance et conjugalité. On peut faire en effet l’hypothèse que, parmi ces femmes d’origine étrangère sans domicile accompagnées d’enfants (extrêmement démunies, souvent non francophones, isolées et sans emploi), celles sans conjoint connaissent moins bien leurs droits et rapportent de ce fait moins souvent des refus de soins que celles dont les conjoints, peut-être mieux insérés, plus actifs et avec plus de contacts sociaux en dehors du ménage 20 ont été une source d’information et de soutien. Chez les Françaises en revanche, ces différences de connaissance et de perception joueraient moins et les femmes isolées, sans le soutien (ni l’accompagnement) de leur conjoint, seraient « simplement » plus vulnérables aux rapports sociaux de domination (en l’occurrence de classe) qui sous-tendent l’opposition discriminatoire d’un refus de soins 21. Cela revient à faire, entre ces deux populations, selon leur origine nationale et leur statut conjugal, l’hypothèse d’une capacité différenciée à reconnaître et expliciter les discriminations dont elles font l’objet dans le recours aux soins.
En revanche, d’autres facteurs classiquement associés comme étant des barrières à l’accès aux soins n’ont pas été retrouvés comme le niveau de revenu, la maitrise du français ou le parcours d’hébergement. L’homogénéité de la situation financière de la population étudiée (près de 98% des femmes interrogées vivaient en dessous du seuil de pauvreté) pourrait expliquer que l’association entre le refus de soins et le revenu, habituellement retrouvée dans les études en population générale, n’ait pas été retrouvée dans notre étude.
Forces et limites
Des données inédites sur la santé et les conditions de vie des femmes sans domicile en famille ont été utilisées. Les pré-visites qui ont été réalisées ont permis d’être au plus près du terrain. Le recueil des nombreuses données nous a aussi permis d’explorer de multiples dimensions. Enfin, la passation du questionnaire en 17 langues a largement enrichi cette étude puisqu’elle a permis d’inclure les personnes non francophones, indispensables pour une étude portant sur le refus de soins à cause de l’AME.
Les limites de notre étude portent principalement sur l’absence de données sur la fréquence des refus de soins et leurs circonstances détaillées. Dans quels types d’établissements interviennent ces refus ? Dans quelles spécialités médicales ? Quels secteurs conventionnés en médecine libérale (en secteur 1 ? en secteur 2 ?) ? À quel moment le refus de soins est-il intervenu (prise de rendez-vous ? consultation ?) ? Une analyse par type de couverture (CMU ou AME) aurait été intéressante, mais les effectifs étaient trop faibles pour l’envisager. De plus, ni l’ancienneté de la couverture au moment de l’enquête, ni la date du dernier refus de soins, ni la fréquence de recours aux soins de la femme interrogée n’étaient renseignées. Enfin, l’enquête a été réalisée dans une région aux caractéristiques particulières, l’Île-de-France, ne permettant pas de généraliser les résultats obtenus à l’ensemble de la France. Cependant, l’agglomération parisienne regroupe à elle seule plus de la moitié des personnes sans domicile françaises 22. De plus, alors qu’un quart des médecins pratiquent en secteur 2 en France métropolitaine, cela concerne plus de la moitié des médecins installés à Paris 15.
Conclusion
Cette étude est la première en France à étudier le refus de soins chez les femmes sans domicile en famille, bénéficiaires de la CMU ou de l’AME. Ces résultats révèlent des pratiques délétères et contraires à la loi qui sont autant de barrières à l’accès aux soins de ce public pourtant parmi les plus vulnérables et les plus démunis. En 2018, deux outils informatifs ont été élaborés par le Défenseur des droits afin de prévenir les refus de soins. Un premier dépliant rappelle le caractère illégal des refus de soins et informe les patients sur leurs droits et la possibilité de signaler tout refus de soins à leur caisse locale d’Assurance maladie, au conseil de l’Ordre du professionnel concerné ou directement au Défenseur des droits. La seconde note est, elle, destinée aux professionnels : elle donne le cadre légal et propose des recommandations sur les bonnes pratiques à adopter afin de prévenir tout refus de soins. Ces initiatives intéressantes doivent être soutenues à travers une mobilisation large, notamment des ordres professionnels. L’évolution de la prévalence des refus de soins dans différentes populations exposées doit être suivie en routine afin de mieux en comprendre les mécanismes sous-jacents et d’apporter des réponses adaptées.
Remerciements
L’enquête ENFAMS a reçu le soutien financier de l’Agence régionale de santé d’Île-de-France (ARS), du Cancéropôle Île-de-France, de la Caisse nationale d’allocations familiales (Cnaf), de la Fondation de France, de la Fondation Macif, de la Fondation Sanofi Espoir, de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes), de l’Institut de recherche en santé publique (IReSP), de l’Institut de veille sanitaire (InVS), du Ministère de l’Intérieur, de l’Observatoire national de l’enfance en danger (Oned), de Procter et Gamble et de State Street, ainsi que le matériel de la société HemoCue®. Les auteurs remercient les personnes qui ont participé au bon déroulement de l’enquête, ainsi que toutes les familles participantes.
Références
cmub.php
064000521/index.shtml
internet_recherche/INV12739
insee.fr/fr/statistiques/1281324
sites/default/files/2018-10/enfams_web.pdf
fr/IMG/pdf/seriestat63.pdf
fr/sites/default/files/atoms/files/2017_03_27_rapport_final_medecins_et_patients_precaires.pdf
Citer cet article
(17-18):341-50. http://beh.santepubliquefrance.fr/beh/2019/17-18/2019_17-18_4.html