Impact des violences de genre sur la santé des exilé(e)s
// The impact of gender-based violence on the exiles’ health
Résumé
Objectifs et méthodes –
Cette étude a pour but d’évaluer la fréquence des violences fondées sur le genre parmi les personnes exilées suivies au Comité pour la santé des exilés (Comede), les caractéristiques des victimes, ainsi que l’impact de ces violences sur la santé. Elle se fonde sur des données recueillies auprès des 2 065 femmes, dont 449 femmes enceintes, et 3 816 hommes ayant bénéficié d’un bilan de santé et d’un suivi médical au Centre de santé du Comede entre 2012 et 2017, ainsi que des personnes suivies en psychothérapie.
Résultats et discussion –
Entre 2012 et 2017 au Comede, des antécédents de violences de genre ont été retrouvés chez 30% des femmes et 4% des hommes. Ces violences sont plus fréquentes chez les jeunes et chez les exilés originaires d’Afrique subsaharienne. Elles sont très liées à la situation de vulnérabilité sociale, en particulier une partie des viols subis par les femmes ayant lieu en France. Les troubles psychiques graves sont particulièrement fréquents parmi les victimes (59% des femmes et 84,9% des hommes) et sévères sur le plan clinique, plus des trois quarts des patients concernés souffrant de syndromes psychotraumatiques et de traumas complexes. Les victimes de violence fondées sur le genre sont également plus souvent atteintes d’infection par le VIH et relèvent plus souvent d’une prise en charge pluridisciplinaire, incluant des soins ostéopathiques. Ces résultats corroborent en partie d’autres travaux réalisés sur le sujet, ces violences apparaissant notamment plus fréquentes parmi les femmes et plus sévères parmi les hommes exilés.
Conclusion –
Cette étude met en lumière l’impact des violences de genre dans un contexte de multiples facteurs de vulnérabilité pour la santé, la perpétuation de certaines violences en France signant l’insuffisance ou la défaillance des dispositifs de protection théoriquement prévus. Les actions de prévention et de soins reposent sur la création d’espaces de parole rassurants, individuels et collectifs, dans un cadre pluridisciplinaire intégrant la nécessité de la « mise à l’abri » des personnes exilées.
Abstract
Objectives and Methods –
This study aims to assess the prevalence of gender-based violence among exiles who benefit from a medical follow-up at Committee for the Health of Exiles (Comede), to highlight the characteristics of victims and the impact of victimisation on their health status. The study is based on data collected among 2,065 women (among whom there are 449 pregnant women) and 3,816 men who benefitted from a health checkup and a medical follow-up at the Comede health center between 2012 and 2017, as well as people for psychological care.
Results and Discussion –
Between 2012 and 2017, 30% of the women and 4% of the men received at Comede reported a previous experience of gender-based violence. This victimisation is more frequent among young people, as well as among exiles coming from Sub-Saharan Africa. It is closely related with situations of social vulnerability, showed by the fact that some of the rapes occurred in France. Serious mental disorders are particularly frequent among victims (59% of the women and 84,9% of the men among the victims), and serious on a clinical level, with more than 75% of the victims suffering from Post Traumatic Stress Disorder and complex traumas. Gender-based violence victims are also more often infected by HIV, and a multidisciplinary care including osteopathy is more appropriate for them. These results partly match other studies conducted on the same topics, particularly because women are more often affected by violence, and because male victims are more often exposed to severe forms of violence.
Conclusion –
This study highlights the impact of gender-based violence in a context where multiple vulnerability factors threaten health, the perpetuation of some violence in France signifying the inadequacy or failure of theoretically planned protection mechanisms. Prevention and healthcare require the creation of secure spaces where victims can talk and be listened to, with a mutlidisciplinary staff and safe sheltering.
Introduction
Le thème du présent dossier du Bulletin épidémiologique hebdomadaire se situe au croisement de plusieurs priorités de santé publique parmi les populations exilées. L’expérience de l’exil se confond largement avec celle de la violence, depuis le pays d’origine, pendant le trajet et jusque dans le pays d’accueil, les antécédents de violences intentionnelles (tortures, violences de genre) constituant l’un des principaux facteurs de risque de psychotraumatismes chez les exilés 1. En outre, les discriminations liées au genre expliquent largement les indicateurs de santé plus souvent défavorables parmi les femmes exilées, que ce soit sur le plan de la santé mentale ou sur celui des maladies chroniques, notamment infectieuses. Enfin, si les femmes sont les principales victimes des violences de genre, l’émergence au cours des dernières années de la question du genre dans le parcours d’exil d’hommes fuyant notamment des persécutions en raison de leur homosexualité, conduit à interroger également les rapports entre santé, genre, violences et migrations pour l’ensemble des exilés.
La présente étude a pour objectif d’évaluer la fréquence des violences fondées sur le genre (également appelées « violences de genre » dans cet article) subies par une population de personnes exilées suivies au Comede, ainsi que les caractéristiques sociodémographiques des victimes et les conséquences de ces violences en matière de santé sur le plan social, médical et psychologique. Elle se fonde sur les données de l’Observatoire du Comede recueillies auprès des 2 065 femmes, dont 449 femmes enceintes, et 3 816 hommes ayant bénéficié d’un bilan de santé et d’un suivi médical au Centre de santé du Comede entre 2012 et 2017.
Matériel et méthodes
Les résultats suivants sont issus d’une analyse descriptive et rétrospective des indicateurs renseignés dans le dispositif d’observation du Centre de santé du Comede entre 2012 et 2017, au moyen d’une base de données informatisée. Les indicateurs utilisés dans cette étude regroupent les caractéristiques sociodémographiques des patients, leur situation de vulnérabilité sociale, les antécédents de violences, les résultats des bilans de santé en termes de prévalence des principales maladies graves, ainsi que les principaux éléments cliniques pour les personnes atteintes de troubles psychiques. Les degrés de significativité des associations observées sont calculés par test du Chi2 à l’aide du logiciel Epi Info.
Le repérage des antécédents de violence est effectué dans le cadre du bilan de santé du Comede depuis 2012 en distinguant, au sein de l’ensemble des violences subies (définition OMS, 2002), deux formes de violences intentionnelles : les tortures (définition ONU, 1984) et les violences fondées sur le genre (voir encadré). Est également renseignée la situation de vulnérabilité sociale à l’aide de huit critères : obstacle linguistique, précarité de l’hébergement, des ressources financières et du statut administratif, isolement relationnel, difficulté de déplacement, absence de protection maladie et difficulté d’accès à l’alimentation. Les personnes qui remplissent au moins cinq de ces huit critères sont considérées en situation de détresse sociale et bénéficient d’un accueil prioritaire au Comede. Le bilan de santé a été pratiqué par 95% des patients suivis en médecine sur la période étudiée (non proposé dans 4% des cas, et refus du patient dans moins de 1% des cas).
L’ensemble des résultats (fréquence des indicateurs observés et taux de prévalence des maladies graves dépistées et diagnostiquées) sont rapportés à la file active des personnes suivies en médecine au Centre de santé du Comede sur la période d’étude, soit 5 881 personnes entre 2012 et 2017. Certaines données précisées dans le texte sont issues de recueils spécifiques sur la même période, concernant la grossesse (caractérisation de la situation de 449 femmes enceintes), les personnes également suivies en psychothérapie (849 patients), le recours aux consultations d’ostéopathie ainsi que, pour l’année 2017, des précisions supplémentaires sur les types de violences subies.
Définitions des violences fondées sur le genre
• Définition utilisée au Comede
Tous les antécédents de violence de genre sont entendus comme intervenant dans le pays d’origine, lors du voyage et en France jusqu’à la première consultation au Comede. Ces violences associent :
– les violences « à l’égard des femmes » (ONU, 1993) : désignent les actes de violence dirigés contre le sexe féminin et causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, y compris la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée ;
– les violences sexuelles (OMS, 2002) : tout acte sexuel, tentative pour obtenir un acte sexuel, commentaire ou avances de nature sexuelle, ou actes visant à un trafic ou autrement dirigés contre la sexualité d’une personne utilisant la coercition, commis par une personne indépendamment de sa relation avec la victime, dans tout contexte, y compris, mais sans s’y limiter, le foyer et le travail ;
– les violences liées à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre peuvent être des persécutions, violences physiques et psychologiques, menaces de violences, discriminations à l’égard des personnes homosexuelles, bisexuelles, transexuelles, transgenres, du fait de leur orientation sexuelle et/ou de leur identité de genre.
NB : concernant les femmes, l’ensemble de ces violences sont ainsi repérées lorsqu’elles ont été subies « en tant que femmes », et ne correspondent pas à l’ensemble des violences subies par les femmes (60% versus 30% de violences fondées sur le genre voir tableau 1).
• Définition de l’Union européenne
Adoptée en 2012, la Directive de l’UE sur les victimes définit la violence fondée sur le genre comme celle dirigée contre une personne en raison de son sexe, de son identité ou expression de genre ou celle qui touche de manière disproportionnée les personnes d’un sexe en particulier. Elle s’entend comme une forme de discrimination et une violation des libertés fondamentales de la victime et comprend les violences domestiques, sexuelles, la traite des êtres humains, l’esclavage ainsi que différentes formes de pratiques préjudiciables telles que les mariages forcés, les mutilations génitales féminines et les soi-disant « crimes d’honneur ». Il peut en résulter une atteinte à l’intégrité physique, sexuelles, émotionnelle ou ou psychologique de la victime ou une perte matérielle pour celle-ci. (article 17).
Ces définitions, ainsi que d’autres comme celle de l’Article 3 de la Convention européenne pour l'élimination des violences faites aux femmes (Convention d'Istanbul 2011), montrent à la fois la diversité des modes d’approche des violences « à l’égard des femmes », « sexuelles » et « fondées sur le genre », et le fait que ces violences, très liées, ne se recouvrent pas exactement. En particulier, les usages que réservent au « genre » l’épidémiologie et les sciences sociales ne sont pas toujours exactement accordés. Dans la présente recherche, l’appellation de violences « fondées sur le genre », de préférence à toute autre, indique le caractère social et politique des relations entre les sexes, dans une dynamique étroite entre genre et sexualité 2.
Résultats
Entre 2012 et 2017, 5 881 personnes ont été suivies en médecine au Centre de santé du Comede, dont 2 065 femmes (35%) et 3 816 hommes (65%). Jeunes (âge médian 31 ans, moyen 33 ans) et récemment arrivés en France (médiane 1 an, moyenne 2 ans), ces exilés de 100 nationalités sont principalement originaires d’Afrique de l’Ouest (total 30%, Guinée Conakry 12%, Mali 6%, Côte d’Ivoire 5%), d’Asie du Sud (total 27%, Bangladesh 16%, Sri Lanka 9%), d’Afrique centrale (total 27%, République démocratique du Congo 20%) et d’Europe de l’Est (total 5%). En matière de formation initiale, 66% des patients déclarent avoir accompli des études secondaires (47% dont formation professionnelle) ou universitaires (19%) et 26% des études primaires, tandis que 8% ne sont pas allés à l’école.
La moitié de ces exilés ont entrepris des démarches de demande d’asile (54%), la plupart des autres étant également en situation de séjour précaire (irrégulier ou document provisoire, seuls 9% bénéficient d’une situation stable, incluant les mineurs non assujettis à la détention d’un titre de séjour). Ces personnes cumulent des facteurs de vulnérabilité sociale : la quasi-totalité d’entre elles ont des ressources financières inférieures au plafond de la CMUc, 78% sont dépourvues de protection maladie lors du premier recours au Comede, 39% ne peuvent s’exprimer en français ou en anglais, 21% n’ont pu manger à leur faim dans les 3 jours précédant la consultation et 19% n’ont aucun proche « avec qui partager leurs émotions ». La situation de l’hébergement est particulièrement dégradée, 44% des patients s’étant trouvés sans hébergement au cours de l’année 2017 (19% à la rue et 13% en hébergement d’urgence). Sur l’ensemble de la période étudiée, 23% des personnes ont été considérées en situation de détresse sociale.
Repérés lors du bilan de santé, des antécédents de violences (définition OMS) ont été retrouvés parmi 60% des femmes et 63% des hommes (tableau 1). En particulier, des tortures ont été caractérisées chez 9% des femmes et 18% des hommes, et des violences de genre chez 30% des femmes et 4% des hommes. Les violences de genre représentent ainsi la moitié des violences rapportées parmi les femmes exilées, et 6% des violences rapportées parmi les hommes. S’agissant plus précisément des antécédents de viols, deux sources de données complémentaires recueillies au Comede permettent d’apporter quelques précisions. D’une part, parmi 449 femmes enceintes suivies sur la période d’étude, 14% étaient enceintes à la suite d’un viol. D’autre part, parmi 44 situations de viols caractérisées dans les dossiers médicaux en 2017, 18% correspondaient à des viols subis en France.
Les victimes de violence fondées sur le genre étaient plus jeunes (âge médian 29 ans, moyen 31 ans) que les autres patients, la catégorie d’âge la plus exposée (tableau 2) étant les 18-25 ans (44% des femmes et 8% des hommes), la fréquence de ces antécédents diminuant progressivement pour les deux sexes parmi les personnes plus âgées. La fréquence des antécédents de violence de genre différait également selon les pays d’origine (tableau 3). Ces violences étaient plus fréquentes parmi les femmes d’Afrique de l’Ouest (total 42%, Guinée Conakry 50%, Sénégal 40%, Mali 38%, Côte d’Ivoire 35%), d’Afrique de l’Est (34%), ainsi que du Sri Lanka (37%) et de la République démocratique du Congo (32%). Concernant les hommes, les antécédents étaient plus fréquents pour l’Afrique centrale (total 7%, République démocratique du Congo 9%, Cameroun 8%) ainsi que pour la Guinée Conakry (11%) et le Sénégal (7%). Sur le plan de la vulnérabilité sociale, les victimes de violence de genre se trouvaient plus souvent en situation de détresse sociale (31% versus 22% des personnes sans antécédent, p<0,001), en particulier sur le plan de l’isolement relationnel (33% versus 17%).
Au terme du bilan de santé, les taux de prévalence de certaines maladies apparaissaient significativement plus élevés parmi les victimes de violence de genre (tableau 4). Première cause de morbidité parmi l’ensemble des exilés (25,5% des femmes et 23,4% des hommes sur la période observée), les troubles psychiques graves affectent la majorité des victimes (59% des femmes et 84,9% des hommes), alors que les taux de prévalence se situent respectivement à 11,1% des femmes et 20,7% des hommes chez qui de tels antécédents n’ont pas été relatés, ces différences étant très significatives pour les deux sexes (p<0,001).
Plus fréquents, les troubles psychiques étaient également plus marqués sur le plan clinique, selon les données spécifiques concernant les personnes suivies en psychothérapie sur la période. Les victimes de violence de genre présentaient plus fréquemment des troubles de la concentration, de l’attention et de la mémoire (51% des femmes et 61% des hommes, versus 34% et 50% des autres patients), ainsi que des idées suicidaires (30% et 39%, vs 27% et 27%), alors que des antécédents de tentatives de suicide concernaient 8% des femmes et 4% des hommes. Plus des trois quarts des patients concernés souffraient de syndromes psychotraumatiques et traumas complexes (respectivement 70% et 5% des femmes, et 68% et 10% des hommes. Voir définitions cliniques dans l’article de Veïsse A et coll. paru dans le BEH 1, les autres tableaux psychiatriques étant des dépressions (19% pour les deux sexes), troubles anxieux (5% des femmes et 2% des hommes), et troubles divers dont psychoses (1% pour les deux sexes).
L’infection par le VIH apparaît quatre fois plus fréquente parmi les femmes (4%, tableau 4) que parmi les hommes (1%). Les taux de prévalence diffèrent significativement selon les antécédents de violence de genre chez les femmes (5,1% vs 3,5%, p<0,001), et à un niveau plus faible chez les hommes (2,5% vs 0,9%, p=0,15) en raison d’un petit effectif (159 hommes victimes de violence de genre). Enfin, en lien avec des conséquences fréquentes en terme de douleurs diffuses 3, on observe sur la période d’étude une sollicitation deux fois plus importante des soins ostéopathiques parmi les victimes de violence de genre (13% versus 6% des autres patients, p<001).
Discussion
Représentativité et limites de l’étude
Les personnes suivies par le Comede cumulent des facteurs de vulnérabilité pour la santé, en raison notamment d’une orientation sélective (près de la moitié des patients du Centre de santé ont été adressés par des professionnels et associations) et d’un recrutement prioritaire pour les personnes en grande vulnérabilité sociale. Pour la plupart de ces personnes, l’expérience de l’exil résulte d’une succession de ruptures, traumatismes et persécutions, dans le pays d’origine et pendant le trajet, très corrélés aux phénomènes de violence. Ce sont en outre des personnes récemment arrivées en France (la moitié depuis moins d’un an), ce qui peut expliquer la part relativement faible des violences survenues sur le territoire, alors même que ces exilés doivent faire face à des conditions d’accueil particulièrement dégradées sur le plan juridique, administratif et social. En France en 2017, on pouvait estimer la population de ces exilés en séjour précaire à plus de 1 million de personnes, dont 101 000 nouveaux demandeurs d’asile et plus de 25 000 mineurs non accompagnés 4.
Les limites de cette étude sont liées à la difficulté de recueillir de manière systématique des données particulièrement sensibles, s’agissant des violences subies. En dépit de la relation de confiance instaurée au Comede et de la participation active des interprètes professionnels (34% des consultations effectuées en langue étrangère en 2017), il est probable qu’une partie de ces antécédents n’ait pas été exprimée par les patients même au cours du suivi ultérieur. En outre, les différentes formes de violence fondées sur le genre (dont les viols, mariages forcés et mutilations sexuelles) ne sont caractérisées que depuis 2017, ce qui ne permet pas d’en identifier dans la présente étude le poids et les conséquences spécifiques.
Ampleur des violences de genre
La violence fondée sur le genre est un problème majeur de santé publique dans le monde. L’Union européenne a adopté une directive sur les victimes en 2012 (encadré), qui recoupe largement les autres définitions rencontrées, dont celle utilisée par le Comede. Bien que les violences liées au genre puissent affecter aussi bien les hommes que les femmes, les victimes sont le plus souvent des femmes.
En France, la première Enquête nationale sur les violences faites aux femmes, Enveff 5, publiée en 2003, avait permis de montrer l’ampleur du phénomène en population générale, mais avec des effectifs de migrantes/étrangères trop faibles pour une analyse spécifique. À l’échelle européenne, une étude interrogeant 42 000 femmes dans les 28 États membres de l’Union 6, indiquait que 11% des femmes avaient subi une forme de violence sexuelle depuis l’âge de 15 ans, et 1 femme sur 20 avait été violée. Les enquêtes Événements de vie et santé (EVS) 7 en 2006 et Violences et rapports de genre, Virage, en 2017 8, incluent les hommes dans leur population d’étude et mettent en évidence, comme dans notre observation, une proportion plus importante de femmes ayant subi des violences sexuelles au cours de leur vie (EVS : 11% des femmes vs 3% des hommes ; Virage : 14,5% vs 4%), ceci dans la limite de la comparabilité des données 7. Les données de notre étude montrent une proportion nettement plus importante de violences de genre chez les femmes exilées (30%) et semblable chez les hommes (4%).
Les recherches sur la prévalence des violences sexuelles chez les exilés sont rares, mais elles tendent vers l’hypothèse que ces populations en sont plus souvent victimes 9. C’est un des constats de l’enquête européenne précédemment citée 6 qui a pu comparer les prévalences chez les femmes étrangères et les femmes ressortissantes de l’Union européenne. Une enquête menée en 2012 en Belgique et aux Pays-Bas parmi 223 personnes réfugiées, demandeurs d’asile et sans-papiers relevait que 1 personne sur 5 avait subi des violences sexuelles, les victimes étant des femmes dans 69% des cas 10.
Le rapport européen 2015 de Médecins du Monde 11 sur l’accès aux soins des plus démunis, dont une grande majorité d’exilés, montre une prévalence des agressions sexuelles de 37,6% chez les femmes interrogées et de 7,3% chez les hommes. Le viol a été mentionné par 14,9% des personnes interrogées (24% des femmes et 5,4% des hommes). Les violences sexuelles sont survenues non seulement dans le pays d’origine, mais aussi lors du trajet et/ou après l’arrivée dans le pays d’accueil (21% des viols et 17,7% des agressions sexuelles après l’arrivée). Cette dernière proportion est proche de nos observations concernant la part d’antécédents de viols survenus en France (18%) parmi les patientes du Comede concernées, ainsi que de celle des femmes enceintes à la suite d’un viol (14%). Ce phénomène semble moins fréquent en population générale, comme dans cette étude prospective américaine d’un échantillon représentatif de 4 000 femmes suivies pendant 3 ans 12, qui montre un taux de grossesses issues de viol de 5%.
Mise en évidence dans notre étude, la plus grande fréquence des violences de genres parmi les personnes jeunes, et parmi les femmes originaires d’Afrique subsaharienne, est également corroborée par plusieurs travaux. L’enquête Virage 8 établit que le risque de viol et de tentatives de viol culmine parmi les personnes âgées de 20 à 34 ans, les autres agressions sexuelles étant également plus fréquentes au jeune âge. Concernant les pays d’origine, les rapports du PNUD 13 sur l’Indice de développement humain (IDH) et l’Indice d’Inégalité de genre (IIG) mettent en évidence la gravité particulière de la situation en Afrique concernant les discriminations envers les femmes, et leur impact en termes de santé, d’autonomisation et d’accès au marché du travail. Inférieur de 5,9% à celui des hommes à l’échelle mondiale, l’IDH moyen des femmes présente un écart de 13,8% dans les pays à développement humain faible. Selon le rapport 2018 du PNUD, l’IIG est de 0,569 en Afrique subsaharienne, versus 0,270 en Europe et Asie centrale (région ONU) et 0,083 en France.
Violences de genre et état de santé
Dans l’observation du Comede, les violences de genre sont fortement liées à des situations de détresse sociale, notamment sur le plan de l’isolement relationnel, dont elles peuvent être à la fois la cause et la conséquence 1. Plusieurs études insistent sur des facteurs de risque de violence de genre en lien avec la vulnérabilité sociale, comme la solitude, être sans abri ou vivre dans un hébergement très précaire 10,14. L’étude des dossiers médicaux des femmes suivies au Comede victimes de viol en France pointe les graves conséquences des carences des dispositifs d’hébergement. Une patiente raconte les rapports sexuels non protégés avec un homme qui lui trouve des solutions d’hébergement : « Je me force, sinon je n’aurai rien ». Une femme a été séquestrée pendant quatre mois et violée, une autre est enceinte à la suite de viols ayant eu lieu pendant une séquestration d’un mois et demi en France. À la rue, une femme a été violée Gare du Nord, une autre dans un jardin public à Paris.
Les conséquences psychologiques, chez les femmes et les hommes, des viols et agressions sexuelles sont en général reconnues comme particulièrement fréquentes et graves 15. Selon les auteurs, les taux d’état de stress post-traumatique après un viol oscillent entre 60% et 80% en population générale, ces données étant comparables aux conséquences psychiques graves retrouvées au Comede (59% des femmes et 84,9% des hommes concernés) et du même ordre, en termes de fréquence et de gravité, que les conséquences psychiques des tortures 1.
Dans notre observation, les conséquences psychotraumatiques des violences de genre apparaissent encore plus sévères pour les hommes. Parmi les victimes atteintes de troubles psychique, la prévalence de trauma complexe est de 10% chez les hommes, contre 5% chez les femmes, les troubles de la mémoire et de la concentration, les idées suicidaires et le recours aux urgences psychiatriques sont plus fréquents chez les hommes que chez les femmes. Dans l’expérience du Comede, il est fréquent que les hommes concernés témoignent de la crainte d’avoir été « transformés en femmes par les violences », « privés de leur virilité ». Par ailleurs, ils sont nombreux à s’assurer de la réelle confidentialité des entretiens, et à témoigner de leur crainte que « cela puisse se savoir ». On peut donc formuler l’hypothèse selon laquelle les hommes victimes de violence de genre n’en font le témoignage en consultation qu’au moment où ils ne peuvent plus tolérer les symptômes liés au psychotraumatisme, donc quand ces symptômes deviennent trop intenses, trop nombreux ou lorsqu’ils se chronicisent.
Cette observation pourrait également témoigner d’une plus ancienne et plus grande sensibilisation des acteurs de santé aux violences subies par les femmes, les rendant plus dicibles et audibles, et favorisant une prise en charge plus précoce que pour les hommes concernés. Dans tous les cas, les effets des violences ne peuvent uniquement être entendus sous l’angle de la construction sociale des rapports de genre, mais doivent l’être dans l’histoire singulière des patients 16.
La prévalence des idées suicidaires (30% des femmes et 39% des hommes) et tentatives de suicide (8% et 4%) est particulièrement élevée parmi les victimes de violence de genre suivies en psychothérapie au Comede. En population générale, selon une enquête rétrospective menée en 2010 17, les antécédents de violence sexuelle constituent chez les femmes l’un des facteurs les plus souvent associés à la survenue d’une tentative de suicide dans les 12 derniers mois. Par ailleurs, chez les hommes comme chez les femmes, les antécédents de violence sexuelle au cours de la vie sont fortement corrélés aux idées suicidaires (respectivement OR=3,1 et OR=2,7). La prévalence des idées suicidaires diffère fortement parmi les patients du Comede et parmi les répondants l’étude citée (3,9%) alors que la prévalence des tentatives de suicide est comparable : en 2010, 5,5% des 15-85 ans déclarent avoir tenté de se suicider au cours de leur vie (7,6% des femmes et 3,2% des hommes). La fréquence de ces symptômes est beaucoup plus élevée dans l’enquête Impact, conduite en 2014 en France 18, évaluant la prise en charge des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte (idées suicidaires 78% et tentatives de suicide 42%).
Observées parmi les patients du Comede victimes de violence de genre, les différences de prévalence de l’infection par le VIH sont de même ampleur que celles décrites en 2013 par l’OMS, dont le rapport montre que, dans certaines régions du monde, le risque de contracter le VIH pour des femmes victimes de violences conjugales est 1,5 fois plus élevé que pour des femmes n’ayant pas subi de telles violences 19. Plus largement, le risque de contracter une infection sexuellement transmissible varie de 4 à 30% selon les pays 14. On peut noter en particulier la double vulnérabilité subie par les exilés d’Afrique subsaharienne surreprésentés parmi les victimes de violence de genre et les personnes vivant avec le VIH.
Conclusion
Les données recueillies au Comede concernant les violences liées au genre subies par les femmes et les hommes exilés mettent en lumière à la fois la fréquence de ces violences et l’impact sur leur santé, dans un contexte de multiples facteurs de vulnérabilité pour la santé. Un certain nombre d’enjeux liés à la description et l’analyse de ces violences peuvent être soulignés. La typologie plus détaillée mise en place en 2017 au Comede, incluant notamment des violences moins souvent rencontrées en population générale en France, telles que les mutilations sexuelles féminines et les mariages forcés, devrait être mieux renseignée pour affiner la description de ce phénomène. Par ailleurs, les données de notre étude font apparaître l’impact particulier des violences de genre sur la santé des hommes exilés, qu’il serait intéressant de développer dans le cadre d’autres recherches. Peu représentées dans cette étude, certaines populations particulièrement vulnérables pourraient faire l’objet de recherches intégrant ces questions de violences de genre, notamment les mineurs non accompagnés, ou encore les populations roms.
Les résultats de notre étude montrent à quel point les exilés sont malmenés dans le droit à disposer de leurs corps 20. La perpétuation de certaines violences en pays d’accueil signe l’insuffisance ou la défaillance des dispositifs de protection théoriquement prévus, en particulier sur le plan de l’hébergement social et de la protection juridique, ce dont témoigne l’ensemble des acteurs associatifs et institutionnels (Défenseur des Droits, Fondation Abbé Pierre). Pour une partie des personnes concernées, les violences sexuelles sont associées à tout le parcours de vie, comme l’a déclaré une patiente du Comede : « Je suis née pour être violée ». En favorisant notamment des espaces de parole rassurants, individuels et collectifs, les actions de prévention, de soin et d’accompagnement pluridisciplinaires (médical, psychologique, social et juridique incluant le recours à des interprètes professionnels si besoin) doivent notamment déconstruire ce sentiment de fatalité et intégrer la nécessité de la protection et de la « mise à l’abri », dans les dimensions psychologique, sociale, juridique et politique.
Références
org/rapport-dactivite/
spf___internet_recherche/INV10218
campagne2015/2015-Synthese-enquete-AMTV.pdf
int/reproductivehealth/publications/violence/9789241564625/en/
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