Les adolescent.e.s face au tabac : émergence précoce des inégalités sociales. L’étude nationale DePICT (2016)

// Adolescents and smoking: early emergence of social inequalities. DePICT, a French national survey (2016)

Fabienne El-Khoury Lesueur (fabienne.khoury@inserm.fr), Camille Bolze, Maria Melchior
Inserm, Sorbonne Université, Institut Pierre Louis d’épidémiologie et de santé publique (iPLESP), Équipe de recherche en épidémiologie sociale (ERES), Paris, France
Soumis le 17.01.2018 // Date of submission: 01.17.2018
Mots-clés : Tabagisme | Adolescent | Facteurs socioéconomiques | Filière scolaire
Keywords: Smoking | Adolescent | Socioeconomic factors | Schooling

Résumé

Introduction –

En France, le niveau de tabagisme est marqué par un gradient social qui semble émerger à l’adolescence et être en partie lié à des différences dans la perception du tabac selon la situation sociale des personnes. Afin de tester cette hypothèse, nous avons étudié la relation entre la filière scolaire suivie par les jeunes et leurs perceptions du tabac, ainsi que l’âge d’initiation du tabagisme.

Méthodes –

Les analyses s’appuient sur les données de l’enquête téléphonique nationale DePICT, qui a recruté 2 050 adolescent.e.s âgé.e.s de 12 à 17 ans en France métropolitaine en 2016.

Des modèles de régression logistique multivariés ont été utilisés afin d’étudier les perceptions du tabac : a) la peur des effets du tabac ; b) l’impression de l’existence d’une « guerre » entre fumeur.se.s et non-fumeur.se.s ; c) l’acceptabilité sociale des fumeur.se.s ; d) l’impression que fumer rend plus à l’aise dans un groupe ; e) la perception des paquets de tabac neutres introduits à la fin de l’année 2016. Des modèles de régression de survie multivariés ont permis d’analyser la relation entre filière scolaire et âge d’initiation du tabac.

Résultats –

Après pondération et ajustement sur des facteurs potentiellement associés au tabagisme, par rapport aux adolescent.e.s scolarisé.e.s dans l’enseignement général, celles.ceux scolarisé.e.s dans l’enseignement technique ou professionnel avaient, en moyenne, moins peur des conséquences du tabac, déclaraient moins souvent l’existence d’une guerre entre fumeur.se.s et non-fumeur.se.s, et avaient l’impression que le fait de fumer rend à l’aise. Ils et elles avaient une probabilité plus élevée d’avoir un avis défavorable sur les paquets neutres et initiaient le tabagisme à un âge plus précoce.

Discussion –

Dès l’adolescence, il existe un gradient social vis-à-vis du tabagisme, potentiellement médié en partie par des perceptions plus « positives » du tabac. Les interventions de prévention du tabagisme devraient cibler les perceptions liées au tabac, spécialement chez les jeunes scolarisé.e.s dans l’enseignement technique et professionnel.

Abstract

Background –

France has high levels of social and educational disparities in smoking that seem to emerge during adolescence and may in part be due to differences in smoking-related perceptions according to socioeconomic position. In order to assess this assumption, we sought to test whether these educational disparities exist in relation to adolescents’ smoking-related perceptions and age at smoking initiation.

Methods –

Data come from DePICT, a cross-sectional national telephone survey of residents of metropolitan France which included adolescents aged 12 to 17 years (n=2,050). Multivariate logistic regressions were implemented to examine perceptions of: a) the fear of the consequences of smoking; b) the existence of a “war” between smokers and non-smokers; c) smokers’ low social acceptance; d) the impression that smoking makes it possible to be at ease in a group; e) the perception of neutral tobacco packs introduced at the end of 2016. We also examined the association between schooling characteristics and age at smoking initiation.

Results –

After weighting and adjusting for factors potentially associated with smoking, compared to adolescents enrolled in general education, those enrolled in technical or vocational education were, on average, less afraid of the consequences of smoking, less likely to report a war between smokers and non-smokers, and felt that smoking made them feel comfortable. They were more likely to have an unfavorable opinion about the neutral tobacco packs and initiated smoking at an earlier age.

Discussion –

A social gradient with regard to smoking-related perceptions and smoking initiation is apparent in adolescence, with students in technical or vocational education particularly vulnerable to smoking. Anti-smoking interventions should specifically target tobacco-related perceptions, particularly among students schooled in technical and vocational settings.

Introduction

La France a un des taux de tabagisme les plus élevés parmi les pays occidentaux 1, particulièrement chez les adolescent.e.s, avec 61% des lycéen.ne.s déclarant avoir déjà fumé une cigarette au cours de leur vie et 23% fumant de manière quotidienne 2. La plupart de ces jeunes fumeur.se.s continueront à fumer à l’âge adulte : presque un tiers des adultes vivant en France fument quotidiennement. Ce niveau de tabagisme est stable depuis les années 2000, même si les pourcentages de fumeur.se.s parmi différents groupes socioéconomiques ont évolué avec le temps : le taux de tabagisme a particulièrement diminué chez les personnes les plus diplômées et les plus favorisées en termes de statut d’emploi et de niveau de revenus. Ainsi, en 2016, la prévalence du tabagisme quotidien était presque deux fois plus importante parmi les adultes sans diplôme que chez celles et ceux ayant un diplôme supérieur au baccalauréat 3.

Plusieurs études françaises ont montré l’émergence de ces inégalités sociales dès l’adolescence 4,5, une période clé du point de vue de l’initiation du tabac. En effet, la précocité de l’initiation du tabac et le tabagisme régulier à l’adolescence prédisent un risque élevé de dépendance à la nicotine à l’âge adulte 6.

Les adolescent.e.s ont un risque de commencer à fumer plus élevé que les adultes puisqu’elles.ils expérimentent différents produits psychoactifs, ont tendance à sous-estimer les conséquences du tabagisme et à prendre plus de risques, particulièrement en situation de groupe 7. Les différentes attitudes et perceptions liées au tabac peuvent donc influencer l’initiation du tabagisme et constituent des facteurs de risque modifiables pouvant être ciblés par des interventions de prévention. Une meilleure compréhension des perceptions du tabac et des facteurs associés à l’initiation est essentielle pour optimiser les politiques publiques de lutte contre le tabagisme ciblant les jeunes.

Afin de mieux comprendre les inégalités sociales vis-à-vis du tabac à l’adolescence, nous avons étudié la relation entre la filière scolaire fréquentée et les perceptions du tabac dans un échantillon d’adolescent.e.s issu.e.s de la population générale en France métropolitaine.

L’orientation vers différentes filières scolaires en France est marquée par de fortes inégalités sociales, avec une surreprésentation des groupes plus favorisés dans l’enseignement général 8. Pour isoler l’effet du type de scolarité, nous avons pris en compte des variables de confusion caractérisant un.e adolescent.e (sexe et expérimentation du cannabis) et son entourage (situation des parents, consommation et perception du tabac par les proches), potentiellement liées au tabagisme chez les adolescent.e.s 9,10,11.

Méthodes

DePICT : schéma d’étude et recrutement

Les analyses sont basées sur les données de l’enquête téléphonique nationale DePICT (Description des perceptions, images et comportements liés au tabagisme) qui a recruté plus de 4 000 adultes, et 2 050 adolescent.e.s âgé.e.s de 12 à 17 ans, francophones et résidant en France métropolitaine en 2016 et 2017.

Les bases de numéros de téléphone filaires et mobiles ont été constituées de manière aléatoire. Les numéros inexistants ont été éliminés à partir de ressources existantes en numérotation téléphonique (préfixes attribués aux différents opérateurs nationaux, liste des ressources en numérotation téléphoniques attribuées ou Majnum de l’Arcep 12). Ensuite, une recherche inversée des numéros de téléphone fixes a permis d’éliminer des numéros de téléphone professionnels. Les adultes ont été recruté.e.s de manière aléatoire (jusqu’à 30 rappels) grâce à la méthode Kish, parmi l’ensemble des personnes éligibles du ménage pour les appels sur ligne fixe ou parmi les utilisateurs et utilisatrices régulier.e.s du téléphone pour les appels sur mobiles. Le taux de participation était de 63% pour les personnes interrogées sur téléphone fixe et de 60% pour celles interrogées par mobile. Pour le recrutement des adolescent.e.s, compte tenu de la nécessité d’obtenir l’accord d’au moins un parent et de la faible proportion d’adolescent.e.s au sein de la population française, nous n’avons pas pu, pour des raisons de faisabilité, procéder à un tirage au sort aléatoire des participant.e.s. Ainsi, nous avons recruté : a) un.e jeune dans chaque foyer où un.e adulte avait participé à l’étude et où il y avait au moins un.e adolescent.e entre 12 et 17 ans ; b) des adolescent.e.s recherché.e.s activement dans tous les foyers contactés sans passer par la méthode Kish (taux de participation des adolescents : 58%). La réalisation de l’enquête, menée à l’aide de système de Collecte assistée par téléphone et informatique (Cati) a été confiée à l’Institut MV2. Le terrain s’est déroulé du 28 août au 20 novembre 2016.

L’étude DePICT a reçu un avis favorable du Comité d’évaluation éthique de l’Inserm (IORG0003254, FWA00005831).

Données recueillies

Les entretiens téléphoniques ont été réalisés par 30 enquêteurs et enquêtrices, formé.e.s spécifiquement pour l’étude, qui ont administré le questionnaire à partir d’un centre d’appels équipé de postes téléphoniques informatisés. Après une brève description des objectifs de l’étude, et après avoir recueilli l’accord d’un des parents, des données ont été collectées concernant : les caractéristiques sociodémographiques des participant.e.s, leur statut tabagique, leurs comportements et perceptions liés au tabagisme.

Variables d’intérêt

Les perceptions et comportements en lien avec le tabac étudiés étaient basés sur les questionnaires du Baromètre santé et des enquêtes sur le tabac basées en Australie 13 :

attitudes et perceptions du tabac 14 : a) peur des effets du tabac ; b) existence d’une « guerre » entre fumeur.se.s et non-fumeur.se.s ; c) faible acceptation sociale des fumeur.se.s ; d) impression que fumer rend plus à l’aise dans un groupe (liste des questions en encadré ci-dessous) ;

perception de l’introduction à la vente des paquets de tabac neutres à l’automne 2016 (obligatoire à partir du 1er janvier 2017) ;

âge d’initiation du tabac (« As-tu déjà essayé de fumer au moins une fois ? », si oui : « À quel âge as-tu fumé pour la première fois ? ») et âge de l’installation de la consommation régulière de tabac (≥1 cigarette par jour) pour les expérimentateur.rice.s (« À quel âge as-tu commencé à fumer régulièrement ? »).

Le tabagisme régulier était défini par le fait de fumer au moins une cigarette par jour, alors que le tabagisme occasionnel était défini par le fait de fumer « parfois mais moins d’une cigarette par jour ».

Encadré :
Questions sur la perception du tabac

Dis-moi si tu es tout à fait d’accord / plutôt d’accord /ni d’accord ni pas d’accord / plutôt pas d’accord / pas du tout d’accord avec les phrases que je vais te citer :

Fumer est très dangereux pour la santé

J’ai peur des effets du tabac sur ma santé

Fumer permet d’être plus à l’aise dans un groupe

On est moins bien accepté par les autres quand on est fumeur

Il existe une sorte de guerre/un conflit entre fumeurs et non-fumeurs

La filière d’enseignement

Les participant.e.s étaient interrogé.e.s sur leur niveau scolaire (classe) et la filière correspondante, en distinguant la filière « générale » (exemple : 3e générale, 2nde générale, etc.), les filières techniques et technologiques (exemple : 3e technologique, 1ère technologique, terminale technique, etc.) et la filière professionnelle (exemple : CAP, BEP, terminale professionnelle, etc.). Ce qui a permis la création de la variable dichotomique : « filière d’enseignement technique (technique et technologique) ou professionnel : Oui/Non (Non = filière générale) ». Les jeunes non scolarisé.es (n=30) ont été exclu.e.s des analyses statistiques.

Variables d’ajustement

Plusieurs variables potentiellement liées à la filière scolaire et aux perceptions du tabac ainsi qu’au statut tabagique ont été prises en compte dans les analyses statistiques :

facteurs sociodémographiques : âge, sexe et le fait d’avoir des parents qui vivent ensemble (Oui/Non) ;

caractéristiques liées à la consommation de tabac et d’autres substances : statut tabagique et expérimentation du cannabis (Oui/Non) ;

perceptions et comportements de l’entourage vis-à-vis du tabac : au moins un parent qui fume à l’intérieur du foyer (Oui/Non), les amis acceptent le tabagisme (Oui/Non).

Analyses statistiques

Un redressement des données par post-stratification sur l’âge, le sexe, la filière scolaire, le statut socio-économique (au moins un parent cadre Oui/Non) et la situation maritale des parents (vivent ensemble Oui/Non) a été effectué 15,16.

L’association entre la filière scolaire et chacune des variables mesurant les perceptions liées au tabagisme a été étudiée à l’aide de modèles de régression logistique chez les jeunes âgée.e.s de plus de 13 ans. Premièrement, des modèles statistiques bivariés ont été mis en œuvre. Deuxièmement, les facteurs associés à chaque variable mesurant les perceptions du tabac ont été introduits dans un modèle de régression logistique multivarié. Le seuil de significativité statistique utilisé était de 5%.

Pour étudier l’âge d’initiation du tabac selon le type de filière scolaire, nous avons dans un premier temps utilisé la méthode des courbes de Kaplan-Meier. Dans un second temps, des analyses multivariées ont été effectuées à l’aide de modèles de régression de Cox chez les jeunes âgé.e.s de plus de 13 ans.

Résultats

Le tableau 1 présente les caractéristiques des participant.e.s inclus.e.s dans notre analyse selon l’âge. Plus d’un quart des participant.e.s (26,9%) avaient déjà essayé de fumer, un.e sur deux (54,2%) parmi ceux et celles âgé.es de 16 à 17 ans. Environ 12% des participant.e.s déclaraient fumer régulièrement ou occasionnellement (respectivement 8,5% et 3,1%), 1,0% déclaraient être ex-fumeur.se.s.

Tableau 1 : Distribution des caractéristiques des participant.e.s inclus.e.s dans l’étude DePICT, France, 2016
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Dans les analyses bivariées, la filière scolaire était associée aux perceptions liées au tabac ainsi qu’au statut tabagique (parmi les jeunes de plus de 13 ans : 30,5% de celles et ceux de l’enseignement technique ou professionnel fumaient contre 9,8% des jeunes de l’enseignement général).

Attitudes et perceptions liées au tabac

Le tableau 2 présente les résultats de modèles de régressions logistiques multivariées parmi les participant.e.s âgé.e.s de 14 à 17 ans. Par rapport aux élèves scolarisé.e.s dans l’enseignement général, celles et ceux qui suivaient un enseignement technique ou professionnel avaient une probabilité moins élevée d’avoir peur des conséquences du tabac (OR=0,70, [IC95%: 0,53-0,94]) et de déclarer qu’il existe une guerre entre fumeurs et non-fumeurs (OR=0,67, [0,49-0,91]). Elles.ils avaient aussi une probabilité moins élevée de déclarer que le fait de fumer rend plus à l’aise dans un groupe (OR=0,47, [0,33-0,66]).

Tableau 2 : Facteurs associés aux perceptions du tabagisme dans l’étude nationale DePICT (14-17 ans, N=1 254), France, 2016. Régressions logistiques multivariées
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Par ailleurs, les fumeur.se.s régulièr.e.s et occasionnel.le.s étaient plus susceptibles que les non-fumeur.se.s de ne pas avoir peur des effets du tabac, de percevoir l’existence d’une guerre entre fumeur.se.s et non-​fumeur.se.s, de déclarer que les fumeur.se.s sont moins bien accepté.e.s que les non-fumeur.se.s et de déclarer que la cigarette rend plus à l’aise dans un groupe.

L’expérimentation du cannabis était aussi associée à une moindre peur des effets du tabac, à une moindre probabilité de déclarer que les fumeur.se.s sont moins bien accepté.e.s que les non-fumeur.se.s, et à une plus grande probabilité de déclarer que le fait de fumer rend à l’aise dans un groupe.

L’effet de la filière scolaire sur les perceptions liées au tabac était plus marqué chez les garçons que chez les filles dans les analyses stratifiées selon le sexe (voir annexe en fin d’article).

Opinions vis-à-vis des paquets de tabac neutres

Au moment de l’enquête, environ un quart des adolescent.e.s avaient entendu parler de l’introduction des paquets de tabac neutres fin 2016 (n=579). Les jeunes scolarisé.e.s dans l’enseignement technique ou professionnel étaient moins susceptibles d’avoir un avis favorable sur cette mesure (OR=0,60, [0,38-0,95]). Le seul autre facteur associé au fait d’avoir un avis défavorable sur les paquets de tabac neutres était le fait d’être fumeur.se (occasionnel.le ou régulier.e).

Initiation du tabagisme

En moyenne, les participant.e.s ont fumé pour la première fois à 13,9 ans (±1,6), le tabagisme régulier (≥1 cigarette par jour) étant initié à 14,3 ans en moyenne (±1,7).

Le tableau 3 présente les résultats d’analyses de survie multivariées examinant l’âge d’initiation du tabagisme. Les garçons et filles scolarisé.e.s dans une filière d’enseignement technique ou professionnel avaient une probabilité plus élevée de commencer à fumer précocement (hazard ratio (HR)=1,25, [1,03-1,52) et de fumer régulièrement de manière précoce (HR=2,07, [1,46-2,92]).

Tableau 3 : Facteurs associés à l’âge d’initiation du tabac dans l’étude nationale DePICT (14-17 ans, N=1 254), France, 2016. Analyse de survie multivariée
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Les autres facteurs associés à l’initiation précoce du tabac incluent : avoir déjà essayé le cannabis, avoir des parents qui ne vivent pas ensemble, avoir des parents qui ne sont pas cadres et avoir au moins un parent qui fume dans le foyer. Tous ces facteurs étaient aussi associés au fait de commencer à fumer régulièrement de manière plus précoce.

Discussion

Principaux résultats

Pour la première fois en France, notre étude apporte des données sur les perceptions liées au tabagisme dans un échantillon rendu représentatif d’adolescent.e.s, en fonction de leur situation scolaire et d’autres variables sociodémographiques clés, et en ajustant sur les caractéristiques sociodémographiques de leur famille et les habitudes de leur entourage vis-à-vis du tabac.

Comparé.e.s aux jeunes scolarisé.e.s dans l’enseignement général, celles et ceux qui sont scolarisé.e.s dans l’enseignement technique ou professionnel ont moins de perceptions « négatives » concernant le tabac : ces jeunes ont moins peur des conséquences du tabagisme, perçoivent une moindre discrimination des fumeurs et ont un avis plus négatif concernant les paquets de tabac neutres. De plus, elles.ils initient leur consommation de tabac plus précocement.

Interprétation

Des études françaises et européennes ont mis en évidence un sur-risque de tabagisme, ainsi que d’autres comportements à risque, chez les élèves scolarisé.e.s dans l’enseignement technique et professionnel 2,17,18. Cette situation pourrait avoir plusieurs explications.

Premièrement, en France, les élèves scolarisé.e.s dans une filière technique ou professionnelle viennent de milieux sociaux moins favorisés que celles et ceux scolarisé.e.s dans l’enseignement général. De ce fait, elles.ils sont donc probablement plus exposé.e.s au tabagisme dans leur entourage compte tenu des inégalités sociales vis-à-vis du tabac en population adulte 19,20. Nous avons en partie pris en compte cette exposition environnementale en ajustant sur les perceptions du tabagisme des amis et sur le tabagisme au foyer, néanmoins d’autres sources d’exposition dans l’entourage sont possibles. Cette exposition à des « modèles » familiaux de tabagisme augmenterait la probabilité de fumer chez les jeunes 21, et pourrait contribuer à des perceptions moins négatives du tabagisme et un âge d’initiation du tabac plus précoce.

Deuxièmement, les élèves scolarisé.e.s dans un cadre autre que l’enseignement général ont connu davantage de difficultés au cours de leur scolarité, ce qui les prédispose aussi à avoir des comportements à risque 22. Certain.e.s pourraient également être peu engagé.e.s dans leur scolarité, ce qui est également un facteur lié à un risque élevé de tabagisme 23.

Troisièmement, du fait d’une plus forte concentration de fumeur.se.s parmi les jeunes scolarisé.e.s dans une formation technique ou professionnelle, les jeunes qui s’y trouvent sont dans des groupes sociaux au sein desquels fumer est plus fréquent et mieux accepté que dans l’enseignement général. À l’avenir il sera pertinent de mener des études permettant de prendre en compte les similitudes de comportements tabagiques parmi les jeunes scolarisé.e.s au sein d’une même classe ou d’un même établissement.

D’autres explications possibles pour les résultats observés incluent une moindre « projection dans l’avenir » et une moindre importance accordée à la santé chez les personnes socialement défavorisées 24, ou une plus grande vulnérabilité à l’effet addictif de la nicotine 25.

Les fumeurs et fumeuses, ainsi que celles et ceux qui avaient expérimenté le cannabis, indépendamment de la filière scolaire et d’autres covariables, étaient plus à risque d’avoir des perceptions « positives » du tabagisme (avoir moins peur des effets du tabac et déclarer que le tabac rend plus à l’aise dans un groupe). Notre schéma d’étude ne permet pas d’établir la causalité de l’association entre ces variables, mais des études longitudinales ont montré qu’une moindre peur des conséquences du tabac est associée à un risque plus élevé de fumer ultérieurement 26. Ceci souligne l’importance de maintenir et intensifier les campagnes de promotion de la santé et de prévention du tabagisme ciblant les normes sociales relatives au tabac chez les jeunes.

Limites et forces

Une des limites potentielles de nos données est celle d’un biais qui aurait engendré une sous-déclaration du taux de tabagisme par les jeunes, et éventuellement une sous-estimation de certaines associations étudiées.

Un autre biais potentiel est la non-représentativité de notre échantillon, à laquelle nous avons remédié en le redressant sur des variables sociodémographiques clés. Après redressement, le taux de tabagisme quotidien chez les participant.e.s de notre étude âgé.e.s de 16-17 ans est comparable à celui observé dans d’autres études nationales 2.

La force principale de notre étude est d’avoir recruté un échantillon d’adolescent.e.s âgé.e.s de 12 à 17 ans vivant dans toute la France métropolitaine, qui ont été interrogé.e.s de manière détaillée sur leurs perceptions mais aussi sur leurs comportements vis-à-vis du tabac.

Conclusion

Nos résultats, obtenus à partir de l’enquête nationale DePICT, soulignent la nécessité de mettre l’accent sur la prévention du tabagisme chez les jeunes scolarisé.e.s dans l’enseignement technique et professionnel. Ces actions devraient avoir pour objectifs de dénormaliser le tabac et de retarder l’initiation de la consommation. L’adolescence constitue une période particulièrement critique en termes de vulnérabilité face aux conduites addictives et, de ce fait, une période cruciale pour la prévention. Des approches universelles proportionnées, pertinentes à la fois pour les élèves des filières générales (la majorité des adolescent.e.s) et pour ceux et celles qui sont scolarisé.e.s dans l’enseignement technique et professionnel, sont nécessaires.

Remerciements

Nous remercions les membres du comité scientifique DePICT : François Beck (OFDT), Renaud Crespin (CNRS), Karine Gallopel-Morvan (EHESP), Gwenn Menvielle (Inserm), Brigitte Metadieu (Association Charonne), Viet Nguyen-Than (Santé publique France) et Patrick Peretti-Watel (Inserm), ainsi que Hermann Nabi, Carla Estaquio, Jérôme Foucaud et Antoine Deutsch de l’INCa. L’étude DePICT a bénéficié d’un financement de l’INCa.
Nous remercions également l’institut de sondage MV2 chargé de l’enquête et l’institut CDA chargé du suivi du recueil des données.

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Citer cet article

El-Khoury Lesueur F, Bolze C, Melchior M. Les adolescents face au tabac : émergence précoce des inégalités sociales. L’étude nationale DePICT (2016). Bull Epidémiol Hebd. 2018;(14-15):283-90. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2018/14-15/2018_14-15_3.html

Annexe

Facteurs associés aux perceptions du tabagisme chez les garçons dans l’étude nationale DePICT (14-17 ans, n=631), France, 2016. Régressions logistiques multivariées
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Facteurs associés aux perceptions du tabagisme chez les filles dans l’étude nationale DePICT (14-17 ans, n=623), France, 2016. Régressions logistiques multivariées
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