Prévention des chutes chez les personnes âgées de plus de 75 ans vivant à leur domicile : analyse des interventions efficaces et perspectives de santé publique
// Prevention of falls in adults aged 75 and older living in the community: Analysis of effective interventions and public health perspectives
Résumé
Plusieurs méta-analyses d’essais contrôlés randomisés ont montré que des programmes d’exercices physiques centrés sur l’entraînement de l’équilibre et le renforcement musculaire peuvent réduire significativement le taux de chutes chez les personnes âgées qui vivent à leur domicile, y compris chez les personnes de plus de 75 ans qui sont à plus haut risque. Des données récentes, dont les résultats de l’essai contrôlé randomisé français « Ossébo », indiquent que l’exercice peut également réduire les chutes traumatiques (entraînant symptômes cliniques et/ou recours aux soins), qui sont les plus préoccupantes d’un point de vue clinique et de santé publique. Le type de programme doit être adapté à l’âge, ainsi qu’à l’état de santé et à l’état fonctionnel de la population-cible pour être efficace et acceptable sur le long terme. L’aménagement de l’habitat, surtout chez les personnes à plus haut risque, la correction des troubles de la vision, la diminution progressive des psychotropes sont également efficaces pour réduire les chutes. Les interventions multifactorielles reposant sur une évaluation individuelle suivie d’un ensemble de mesures préventives adaptées au profil de risque des personnes, semblent plus particulièrement adaptées aux personnes fragiles et à haut risque de chute. Dans la pratique courante, la recherche d’antécédents de chutes complétée par un test simple de l’équilibre et de la marche est recommandée comme première étape d’un dépistage systématique des personnes âgées à risque de chute.
Des recherches complémentaires (translationnelles) doivent maintenant être menées pour déterminer les meilleures stratégies pour augmenter le taux de participation des personnes âgées aux programmes d’exercice et pour implémenter avec succès les programmes et actions efficaces (evidence-based) dans différents contextes.
Abstract
Several meta-analyses of fall prevention randomised controlled trials have established that physical exercise programs emphasizing balance training and strength reinforcement exercises are effective to significantly reduce the rate of falls in community-dwelling older people, including in those aged 75 years or older who are at higher risk. More recent evidence, including the French randomised controlled trial ’Ossébo’, showed that this type of exercise program can also reduce injurious falls (i.e., falls with physical injuries and/or medical care use), which are those with the most consequences for people’s health and use of health care resources. The content and characteristics of the program must be adapted to the age, health and functional status of the target population to be effective and acceptable in the long term. Home safety interventions, especially those targeting people at higher risk of falling, correction of visual problems and gradual withdrawal of psychotropic medications can also reduce the rate of falls in community-dwelling older people. Individually targeted multifactorial interventions seem more appropriate for frail and/or high-risk older adults who need more comprehensive and individualized care. In general practice, systematic screening of older patients based on a history of falls and a simple balance and gait test is recommended.
Complementary translational research aimed at determining the best strategies to increase older people participation in evidence-based exercise programs and to successfully implement effective interventions are now required for a larger number of older people to benefit from effective fall prevention measures in different settings.
Introduction
La chute peut être définie comme « une perte brutale et totalement accidentelle de l’équilibre postural lors de la marche ou de la réalisation de toute autre activité et faisant tomber la personne sur le sol ou tout autre surface plus basse que celle où elle se trouvait » 1. C’est un évènement fréquent chez les personnes âgées. Avec le vieillissement biologique, le fonctionnement des différentes composantes qui interviennent dans la posture et l’équilibre d’une personne (sensorielle, musculaire, posturale, somesthésique et cognitive) peut s’altérer. Il en résulte une augmentation très importante de l’incidence des chutes avec l’âge : environ 1 personne sur 3 âgées de plus de 65 ans et 1 personne sur 2 de plus de 80 ans chutent chaque année. La récidive est également fréquente : on estime que la moitié des chuteurs fait au moins deux chutes dans l’année. La survenue d’une chute peut avoir de multiples conséquences, physiques comme psychologiques, qui peuvent favoriser la survenue d’incapacité voire l’entrée dans un hébergement collectif. Cela explique que de très nombreuses études, recommandations et programmes de prévention aient été élaborés depuis plus de 30 ans dans de nombreux pays occidentaux.
Les chutes sont des évènements multifactoriels, résultant de l’intrication de facteurs prédisposants et précipitants d’origine biomédicale, psychologique, comportementale (prise de risque) ou environnementale (habitat ou environnement extérieur à l’habitat) 1,2. En dehors de l’âge et du sexe (féminin), les facteurs de risque les plus fréquemment rapportés dans les études épidémiologiques sont les antécédents de chute, les difficultés de marche et d’équilibre, la faiblesse musculaire et les limitations physiques fonctionnelles, la déficience visuelle ou auditive, la prise de médicaments psychotropes, les vertiges, la peur de tomber, les symptômes dépressifs et les troubles cognitifs. Les mesures de prévention visent donc à corriger les facteurs de risque qui sont potentiellement modifiables, et en premier lieu à maintenir ou à améliorer l’équilibre de la personne.
Il parait logique de privilégier les mesures qui ont montré leur efficacité pour réduite la fréquence des chutes. Mais il est nécessaire de les adapter aux spécificités des populations auxquelles elles s’adressent 1,2,3 : personnes vivant en hébergement collectif ou à leur domicile, atteintes de maladies neuro-rhumatologiques ou pas, ayant des altérations des fonctions cognitives ou pas, à haut risque de chute ou non. Dans cet article, nous restreindrons notre propos aux personnes âgées qui vivent à leur domicile, et nous nous intéresserons plus particulièrement aux personnes de plus de 75 ans car cette partie de la population âgée est globalement à haut risque de chute comparée à la population des séniors dans leur ensemble, et devrait donc être la cible privilégiée des actions de prévention des chutes. On peut distinguer trois sous-groupes dans cette population : celui des personnes à faible risque de chute, sans déficience locomotrice ou autres déficiences, celui à risque moyen constitué de personnes présentant principalement une diminution des capacités locomotrices, et celui des personnes à haut risque qui associent déficiences locomotrices et présence de plusieurs autres facteurs de risque. À chaque sous-groupe ses actions spécifiques.
L’objectif de cet article est d’identifier dans la littérature scientifique les mesures et programmes qui ont montré leur efficacité pour réduire la fréquence des chutes, et de recenser les questions qui méritent des études supplémentaires afin de pouvoir transférer efficacement ces connaissances dans la pratique. Nous nous appuierons notamment sur l’expertise collective Inserm 1, sur un ensemble de revues systématiques de la littérature et méta-analyses d’essais contrôlés randomisés dans le domaine de la prévention des chutes 2,4,5,6,7,8,9 ainsi que sur les résultats de l’essai « Ossébo » que nous avons réalisé et dont les résultats ont été publiés récemment 10. L’identification des personnes à risque est une étape importante pour cibler les mesures de prévention efficaces sur les sujets qui en ont le plus besoin, mais il est probable que le mode d’évaluation des personnes en vue de cette sélection, et notamment le choix des outils de mesure des capacités locomotrices et des seuils d’intervention, dépend du type d’actions envisagé, actions qui peuvent soit être appliquées largement au niveau communautaire soit être ciblées sur des personnes identifiées à haut risque lors d’une évaluation individuelle.
C’est pourquoi nous présenterons en premier les interventions qui se sont montrées efficaces pour réduire le risque de chute chez les personnes âgées qui vivent à leur domicile, pour ensuite aborder la question des outils et stratégies de repérage des personnes à risque moyen ou élevé susceptibles de bénéficier le plus de ces interventions. Nous terminerons en examinant les questions en suspens pour construire une politique de santé publique visant à réduire le risque de chute dans la population âgée.
Les interventions efficaces pour réduire le risque de chute
L’inactivité et la sédentarité sont à l’origine d’une diminution progressive de la masse musculaire (appelée sarcopénie) et, plus généralement, accentuent les conséquences du vieillissement de l’appareil locomoteur 1. Promouvoir l’activité physique chez toutes les personnes âgées, sans tenir compte de leur niveau de risque de chute, apparaît donc comme une mesure de bon sens, largement encouragée dans les campagnes de promotion de la santé comme « Bien vieillir » (www.pourbienvieillir.fr) ou « Bougez plus, mangez mieux » (www.bougermanger.fr) de l’agence Santé publique France. La marche est une des activités les plus appréciées des personnes âgées et présente de multiples bénéfices pour la santé. Il faut cependant noter qu’elle n’a pas démontré d’efficacité pour améliorer l’équilibre et réduire le risque de chute, en particulier chez les personnes de plus de 75 ans qui sont les plus à risque 7,11.
Certains programmes d’exercices physiques structurés ont par contre montré leur efficacité, y compris chez les personnes à plus haut risque de chute. La plus importante revue de la littérature est celle de la Cochrane Collaboration publiée en 2012, qui a combiné les résultats de 59 essais contrôlés randomisés d’évaluation de l’exercice, totalisant plus de 13 000 participants âgés de plus de 60 ans et vivant à leur domicile (ou dans une résidence ne fournissant pas de service quotidien de santé ou de réadaptation) 4. Pour l’analyse, les interventions ont été regroupées en fonction de leur mode d’administration et du type d’exercices proposé. Six catégories d’exercices ont été distinguées selon la classification proposée par le réseau européen de recherche ProFaNE (Prevention of Falls Network Europe) : équilibre/marche/entraînement fonctionnel, renforcement musculaire/résistance, endurance, souplesse, activité physique générale (marche, danse, etc.) et taï-chi. La plupart des programmes d’exercices étaient en fait multi-catégoriels (c’est-à-dire incluaient plus d’une catégorie d’exercices) : pratiquement tous comprenaient des exercices de stimulation de l’équilibre et de la marche auxquels étaient associés le plus souvent des exercices de renforcement musculaire. Les résultats de la méta-analyse Cochrane (tableau 1) montrent que les programmes d’exercices multi-catégories diminuent le taux de chutes d’environ 30%. L’hétérogénéité des résultats des études, notamment pour ce qui concerne les programmes d’exercice en groupe, reflètent très probablement le fait qu’il n’y a pas un programme d’exercices type qui conviendrait à tous ; le contenu et les modalités de mise en œuvre du programme doivent être adaptés à l’âge, à l’état de santé et à l’état fonctionnel de la population-cible si on veut que l’intervention soit acceptable et efficace, en particulier sur le long terme 3.
Les résultats d’une autre méta-analyse (44 essais totalisant environ 9 600 personnes âgées) montrent que les deux éléments-clé qui conditionnent l’efficacité d’un programme d’exercice pour la prévention des chutes sont : une stimulation efficace de l’équilibre (exercices répondant à au moins 2 des 3 critères suivants : mouvement contrôlé de déplacement du centre de gravité, réduction de la base d’appui et utilisation minimale des membres supérieurs) et une dose suffisante d’exercice (plus de 50 heures au total) 7. La diversité des modes d’administration des programmes montrés efficaces (en groupe, en individuel au domicile ou une combinaison des deux) est intéressante car cela autorise à penser qu’il sera possible de répondre aux diverses attentes et préférences des personnes âgées en offrant un panel varié de programmes efficaces. On notera qu’il y a généralement peu ou pas d’effets secondaires néfastes des programmes rapportés dans les essais, et on considère que les exercices d’entraînement de l’équilibre ne présentent pas de danger particulier s’ils sont prescrits et encadrés par des professionnels qualifiés.
La plupart des essais avaient un effectif trop faible (au maximum 200 à 300 participants) pour pouvoir montrer un effet significatif du programme d’exercices testé sur la réduction des traumatismes consécutifs à une chute, ce qui constitue pourtant un objectif majeur de la prévention des chutes. À partir d’une revue systématique de la littérature, nous avons donc réalisé une méta-analyse qui a regroupé les données de 17 essais contrôlés randomisés (4 305 participants au total) afin d’évaluer l’efficacité de l’exercice sur différents types de chutes traumatiques 8. Les résultats indiquent que les programmes d’entraînement de l’équilibre et de renforcement musculaire peuvent diminuer le nombre de chutes entraînant le recours à des soins médicaux et réduire le nombre de traumatismes physiques liés aux chutes, y compris les plus graves comme les fractures (tableau 2). Cependant, la majorité des interventions sont relativement courtes (<1 an) et peu d’études ont ciblé les personnes les plus âgées (>75 ans) qui sont pourtant celles qui sont les plus à risque de souffrir d’un traumatisme physique suite à une chute. Enfin, on manque le plus souvent de détails concernant le contenu et l’implémentation de l’intervention, et l’efficacité de la plupart des interventions dans les conditions réelles de la pratique reste incertaine.
Toutes ces raisons nous ont amenés à réaliser un essai contrôlé randomisé de grande envergure, l’essai « Ossébo », dont l’objectif principal était d’évaluer l’efficacité d’un programme d’exercices physiques centrés sur l’entraînement de l’équilibre et le renforcement musculaire sur la prévention des chutes traumatiques (avec présence de symptômes cliniques spécifiques et/ou recours aux soins) 10. Au total, 706 femmes âgées de 75 à 85 ans (moyenne 80 ans), « ni en trop bonne forme, ni trop fragiles » sur la base de deux tests cliniques simples (le temps de marche sur 6 mètres et le test de marche funambule ; voir les critères d’inclusion détaillés plus loin), ont été recrutées dans 16 villes à travers la France et réparties par tirage au sort soit dans le groupe qui recevait l’intervention (programme d’exercices), soit dans le groupe témoin (une brochure sur le risque de chute et les moyens de le réduire était remis). Le programme, conçu et mis en œuvre par le groupe associatif Siel Bleu (www.sielbleu.org), consistait en un entraînement d’intensité et de difficulté progressive structuré en 8 cycles trimestriels (soit 2 ans au total), ayant pour objectifs généraux d’améliorer les facteurs physiques intervenant dans l’équilibre, de faire prendre conscience des comportements favorisant les chutes et d’encourager la pratique d’exercices sur le long terme. Il comprenait des séances hebdomadaires d’environ 50 minutes en petits groupes de 10 à 15 personnes, qui avaient généralement lieu dans des salles municipales ou des locaux d’associations de quartier. Les instructeurs incitaient également les participantes à exécuter chez elles une sélection d’exercices (prescrits individuellement) pour soutenir l’engagement dans le programme et favoriser l’entretien physique à long terme.
Au cours des deux ans de l’étude, 305 chutes avec blessures sont survenues, au total, chez les femmes suivant le programme d’exercices physiques, contre 397 dans le groupe contrôle. L’analyse des données montre que le programme d’exercices Ossébo est associé à une réduction de 19% (statistiquement significative) du risque de chutes avec blessures. Le bénéfice de l’exercice physique sur le risque de blessures graves (fractures, traumatismes craniens, luxations, etc.) était du même ordre de grandeur, avec une baisse de 17%. À l’issue des 2 ans, les femmes du groupe intervention avaient de meilleures performances à tous les tests physiques et une meilleure perception de leurs capacités physiques générales que les femmes du groupe contrôle. À 1 an, elles avaient également de meilleurs scores de bien-être psychologique et avaient moins peur de tomber, ce qui pourrait représenter d’autres modes d’action possible du programme d’exercices permettant d’expliquer son effet bénéfique sur la réduction du risque de chute.
Les résultats de la revue Cochrane de 2012 4 montrent qu’en dehors de l’exercice physique, d’autres mesures sont également efficaces pour réduire les chutes chez les personnes âgées vivant à leur domicile (tableau 1) : l’aménagement de l’habitat par des mesures simples (éclairage adapté, pose de barres d’appui, fixation des tapis, etc.), en particulier chez les personnes âgées fragiles et à haut risque de chute (comme celles qui sortent de l’hôpital après une chute ou celles qui ont de graves problèmes de vision), et lorsque l’intervention est délivrée par un ergothérapeute ; la révision des prescriptions de médicaments, avec en particulier la diminution progressive de la prise de médicaments psychotropes ; la supplémentation en vitamine D chez les personnes ayant des niveaux abaissés de vitamine D ; ou bien encore la prise en charge de troubles spécifiques constituant des facteurs de risque majeurs chez certains individus, en particulier la correction de certains troubles de la vision (opération de la cataracte) ou des troubles du rythme cardiaque (pose d’un pacemaker).
Toujours d’après les résultats de la revue Cochrane 4, des programmes de prévention multifactoriels, incluant généralement de l’exercice physique associé à d’autres mesures de prévention ciblées sur les facteurs de risque propres à chaque personne (par exemple, modifications des médicaments, correction d’une hypotension orthostatique, correction des troubles visuels, aménagement du domicile) peuvent également réduire significativement le risque de chutes de 24% en milieu communautaire. Cependant, on observe une hétérogénéité importante des résultats entre les études, qui tient probablement à l’étendue variable de l’évaluation initiale, à la diversité des mesures de correction réalisées et à la façon dont elles ont été appliquées. La méta-analyse Cochrane ne montre pas d’effet significatif de l’approche multifactorielle sur la prévention des chutes graves accompagnées d’une fracture. Toutefois, la méta-analyse conduite par l’Institut national de santé publique du Québec en 2009 indique une réduction de 31% du nombre de chuteurs qui se blessent (6 essais) et de 19% du nombre de personnes ayant recours à des soins médicaux dans le cadre d’interventions actives (c’est-à-dire où les corrections des facteurs de risque sont effectivement réalisées) incluant au moins un programme d’exercices physiques, une évaluation du domicile et la révision de l’ordonnance de médicaments 1.
Les outils et stratégies de repérage des personnes à risque de chute
Les facteurs à l’origine de la chute sont multiples. L’évaluation de la personne devrait donc logiquement être multidimensionnelle, en insistant sur ses capacités motrices et son équilibre. Il existe des tests physiques évaluant ces capacités, plus ou moins faciles à réaliser en consultation médicale et corrélés aux chutes. Dans l’essai Ossébo, les femmes de 75 ans et plus ont été sélectionnées au moyen de deux tests : la mesure du temps de marche sur 6 mètres et le test de marche funambule (capacité à faire 4 pas consécutifs le long d’une ligne) 10. Ces deux tests ont été choisis car ils sont prédictifs du risque de chute grave avec fracture chez les femmes âgées de 75-85 ans vivant à leur domicile, comme l’ont montré les résultats de l’étude prospective Epidos (Épidémiologie de l’Ostéoporose) 12, et sont relativement simples à mettre en œuvre. Les femmes qui mettaient 7 secondes ou plus pour marcher sur 6 mètres (temps médian dans la cohorte Epidos) ou qui n’étaient pas capables de faire 4 pas en ligne ont été incluses dans l’essai. Ces critères d’inclusion ont été définis de façon à sélectionner un sous-groupe relativement homogène mais néanmoins suffisamment large de femmes que l’on peut considérer comme étant à risque modéré de chute traumatique, et qui sont susceptibles de bénéficier du programme d’exercice évalué (ateliers en groupe, sessions hebdomadaires, programme de longue durée). Les femmes les plus fragiles, c’est-à-dire celles qui mettaient plus de 12,5 secondes (95e percentile dans la cohorte Epidos) pour marcher sur 6 mètres ou qui n’étaient pas capables de tenir en équilibre 10 secondes pieds joints, ont été exclues car nous avons considéré que ces femmes à plus haut risque devraient probablement bénéficier d’un programme d’exercice individualisé (ces femmes ont été adressées à leur médecin traitant pour un examen clinique plus approfondi). D’autres tests sont également recommandés pour l’appréciation du risque de chute : en particulier, le test d’équilibre monopodal, qui évalue la capacité à tenir en équilibre sur une jambe pendant 5 secondes et le test Timed Up and Go (TUG) qui mesure le temps mis pour se lever d’une chaise, marcher sur 3 mètres, faire demi-tour et se rassoir. Ce dernier test est celui qui est le plus fréquemment recommandé pour l’évaluation clinique du risque de chute. Il est cependant insuffisamment validité par rapport à la prédiction (en prospectif) d’une chute et notamment d’une chute grave chez les personnes âgées vivant à leur domicile, et il n’y a pas de consensus sur les seuils à utiliser en clinique pour repérer les personnes à risque. Des valeurs seuils de 14 à 20 secondes ont été proposées 1.
La recherche d’un antécédent de chute (via la simple question « Êtes-vous tombé(e) au cours de l’année écoulée ») est importante, car l’existence d’un antécédent de chute est associé à un risque très significativement augmenté de nouvelles chutes 1. Il y a par ailleurs dans la littérature de nombreux outils composites d’appréciation globale du risque de chute basés sur la recherche des principaux facteurs de risque, comme le questionnaire Falls Risk for Older People in the Community Scale (Frop-Com) qui englobe 13 facteurs de risque 1. En France, l’étude du Cetaf-CNAM 13 propose un score de risque prédictif des chutes facilement applicable comprenant seulement cinq items : le sexe, le fait de vivre seul, la prise de psychotropes, des lésions arthrosiques aux membres inférieurs, des antécédents de chute et la nécessité d’utiliser les bras lors du test d’équilibre sur une jambe.
L’intérêt clinique potentiel de ces différents outils n’est pas clairement établi, et les données de la littérature ne permettent pas de définir quel est l’outil ou la stratégie de dépistage la plus performante pour repérer les personnes à haut risque de chute 1. En dehors des capacités discriminantes d’un outil (sensibilité/spécificité), c’est l’impact sur la réduction du nombre de chutes de la stratégie globale de dépistage (c’est-à-dire repérage puis prise en charge des personnes identifiées à risque) qui devrait être évalué pour juger de son utilité clinique réelle et comparer différentes stratégies entre elles. En vérité, il n’y a pas d’outil « idéal » standard, performant en toutes circonstances. L’utilité clinique d’un outil ou d’une stratégie de dépistage dépend de la population, du contexte de soin, de sa faisabilité pour le clinicien et de son acceptabilité par le patient. Il est également important de se rappeler que l’outil de dépistage doit être adapté au type de mesures de prévention envisagées. S’il s’agit de recommander la pratique d’exercices pour améliorer l’équilibre et prévenir les chutes dans le cadre d’un programme validé (c’est-à-dire montré efficace et ne présentant pas ou peu d’effets secondaires néfastes), l’évaluation devrait s’appuyer sur quelques critères simples et directement liés à l’évaluation des capacités d’équilibre et de marche (plutôt que sur une évaluation globale du risque) et permettre une sélection large de personnes âgées à risque modéré de chute susceptibles de bénéficier du programme en question 9,14. On notera que dans l’essai Ossébo, 40% des participantes avaient un antécédent de chute dans les 12 derniers mois. L’utilisation de critères d’inclusion larges reposant sur les deux tests d’équilibre et de marche (temps de marche sur 6 mètres ≥ 7 secondes et/ou incapacité à faire 4 pas en ligne) a permis de sélectionner dans l’essai un grand nombre d’autres femmes qui n’avaient pas encore chuté, mais étaient susceptibles de bénéficier du programme Ossébo d’exercices pour la prévention des chutes 15.
Dans l’approche multidimensionnelle, le médecin généraliste joue un rôle central pour repérer les personnes âgées à risque de chute et conseiller ses patients en fonction de leur profil de risque. En France, deux référentiels existent depuis 2005 pour dépister les personnes âgées à risque de chute dans le cadre de la pratique courante et guider leur prise en charge afin d’éviter une première chute : les recommandations pour la pratique clinique de la Société française de documentation et de recherche de médecine générale (SFDRMG), éditées en partenariat avec la Haute Autorité de santé (HAS) 16, et le référentiel de bonnes pratiques de Santé publique France 17. Dans ces deux référentiels, la recherche systématique d’un antécédent de chute et la réalisation de tests physiques simples et standardisés, notamment le TUG, constituent des éléments-clés de la première étape du dépistage. Pour les personnes identifiées comme étant à haut risque de chute, en particulier celles qui ont un antécédent de chute associé à un test « positif » (par exemple un TUG >14 ou 20 secondes selon le référentiel), une évaluation gériatrique approfondie est recommandée pour aider à la mise en place de mesures de prévention personnalisées ciblées sur les facteurs de risque identifiés. Cette évaluation, qui peut être longue, pourrait se faire dans le cadre d’une consultation ou hospitalisation de jour gériatrique. Les personnes âgées fragiles qui font des chutes à répétition, celles qui ont fait une chute grave (ayant entraîné un traumatisme physique grave ou suivie d’une station prolongée au sol), ou bien encore celles qui présentent des troubles manifestes de l’équilibre et de la marche doivent également être considérées à haut risque et bénéficier d’une évaluation gériatrique complète. La HAS a émis en 2009 des recommandations spécifiques pour l’évaluation clinique et la prise en charge des personnes âgées faisant des chutes répétées 18.
Réflexions en vue de l’élaboration d’une stratégie globale et efficace de prévention des chutes chez les personnes âgées vivant à domicile
Alors que des actions préventives ont montré leur efficacité pour réduire l’incidence des chutes, la mise en place de ces actions, individuellement ou en population, est lente. L’idée que des actions de prévention peuvent avoir des effets bénéfiques au grand âge n’a pas suffisamment pénétré le milieu des décideurs dans le domaine de la santé publique, ainsi que chez les professionnels de santé qui associent encore trop souvent vieillissement et déficience 2. La poursuite des campagnes d’information sur le risque de chutes chez les personnes âgées apparaît donc importante pour mieux sensibiliser les personnes âgées et leur entourage, les professionnels de santé et le public en général sur les risques de chutes, les conséquences des chutes et sur leur caractère potentiellement évitable.
De nombreuses questions méritent encore un examen approfondi et de nouvelles recherches. Faut-il privilégier les actions mono-factorielles ciblant la fonction d’équilibration, la posture debout et la marche ou bien envisager des actions multifactorielles 14,19,20,21 ? Parce que la chute résulte le plus souvent de l’interaction de multiples facteurs, il est logique de penser que la meilleure façon d’agir pour réduire les chutes consiste à identifier les facteurs de risque et les facteurs de gravité (risque de fracture, risque de perte d’autonomie, risque de décès) pour corriger tous ceux qui sont modifiables. Cependant, les données de la littérature suggèrent que les interventions multifactorielles ne sont pas plus efficaces que les interventions mono-factorielles, notamment celles reposant sur des exercices physiques 9. Les actions multifactorielles sont complexes à mettre en place. Elles nécessitent une évaluation de départ individualisée et font intervenir différents professionnels de la santé. Comment coordonner l’action des différents intervenants pour une prise en charge optimale dans différents contextes 22,23,24 ? Les recommandations concernant le dépistage des personnes à risque sont loin d’être bien suivies 2. Quels sont les freins à la mise en œuvre de ces recommandations et comment favoriser leur adoption à large échelle par les professionnels de santé ? Les personnes à risque de chute sont souvent aussi à risque d’autres syndromes gériatriques, notamment le syndrome de fragilité et la perte d’autonomie fonctionnelle. Il serait probablement utile de réfléchir à la façon dont on pourrait intégrer les recommandations cliniques concernant ces différentes conditions de santé qui se recouvrent largement, dans le but de définir un plan de soins plus global. L’approche multifactorielle de la prévention des chutes repose avant tout sur une évaluation clinique individuelle et s’inscrit dans un dispositif de soins complexe dans lequel le médecin généraliste joue un rôle central. L’évaluation complète de toutes les personnes à risque suivi d’une intervention ciblée sur le profil de risque de chaque personne aura nécessairement un coût important et risque de dépasser largement les capacités de prise en charge du système de soins 14,25. On a donc aussi besoin de programmes communautaires plus facilement accessibles si on veut avoir un impact significatif sur un problème aussi commun que les chutes chez les personnes âgées. Les programmes d’exercice pour la prévention des chutes, qui s’adressent à un facteur de risque très commun (les difficultés d’équilibre et de marche, qui constituent le mécanisme d’action final d’un grand nombre de facteurs comme la sédentarité, l’arthrose du genou, la prise de médicaments psychotropes, le déficit en vitamine D, etc.) peuvent répondre à ce besoin 9,14.
De nombreux programmes d’exercices physiques pour la prévention des chutes sont actuellement offerts aux personnes âgées. Ils contiennent des éléments de bonnes pratiques mais n’ont souvent pas été évalués dans leur ensemble en terme d’efficacité vis-à-vis de la réduction des chutes et des traumatismes, et ils sont généralement de courte durée. Il serait utile de recenser les programmes montrés efficaces (evidence-based), de préciser la population-cible à laquelle ils s’adressent et d’apprécier leur applicabilité dans différents contextes. Les programmes dont le contenu est bien décrit et dont l’efficacité sur les chutes, en particulier les plus graves, a été démontrée dans des conditions proches de la pratique devraient être promus en priorité. Le médecin généraliste a un rôle important à jouer pour recommander largement l’activité physique 26 et prescrire à ses patients les plus âgés la pratique d’exercices d’entraînement de l’équilibre pour la prévention des chutes. La passation de tests simples d’équilibre et de marche devrait permettre de choisir le programme le plus adapté au patient, pour ensuite orienter ce dernier vers les professionnels qualifiés qui offrent le programme en question dans la communauté. En l’absence de contre-indications, la réalisation de ces tests pourrait être déléguée aux professionnels de l’activité physique qui délivrent les programmes au sein de la communauté. Comment s’assurer que les intervenants ont reçu une formation de qualité et qu’ils délivrent les programmes evidence-based avec fidélité de façon à garantir leur efficacité ? Comment s’assurer que les personnes qui suivent ces programmes sont bien celles qui devraient en bénéficier le plus (surtout si les ateliers sont en partie pris en charge par la collectivité) ? Les programmes existants touchent un nombre relativement restreint de personnes âgées et de nombreux freins à la participation ont été identifiés, notamment la perception de la chute comme événement inévitable et le déni ou la sous-estimation du risque de chute, ou encore des freins d’ordre matériel (problèmes de transport) ou financier 27. Les moyens à mettre en œuvre pour disséminer les programmes efficaces ne découlent pas directement des essais contrôlés randomisés qui concernent des populations plus ou moins sélectionnées et qui ont été mis en place dans des contextes particuliers. Des recherches complémentaires sur les stratégies permettant d’améliorer le taux de participation des personnes âgées aux programmes d’exercice pour la prévention des chutes et sur les meilleures stratégies pour implémenter avec succès les programmes evidence-based dans différents contextes doivent être menées pour permettre à un plus grand nombre de personnes âgées d’en bénéficier 28.
Conclusion
Les chutes chez les personnes âgées sont des événements très fréquents et dont l’importance ne peut que croître dans les années à venir compte tenu du vieillissement de la population. Plusieurs mesures de prévention des chutes ont montré leur efficacité chez les personnes âgées vivant à leur domicile, en particulier des programmes d’exercices physiques centrés sur le travail de l’équilibre et le renforcement musculaire. Mais une des difficultés pour mettre en place une politique de prévention des chutes chez les personnes âgées provient du fait que l’on parle des chuteurs et des personnes âgées en général, sans prendre en compte l’hétérogénéité de ces groupes. Il n’y a pas de réponse toute faite, pas de programme standardisé de prévention. Il importe au contraire d’adapter les mesures de prévention à la population ciblée : population générale ou personne à haut risque, jeune retraité ou grand âge, personnes aux capacités locomotrices ou cognitives altérées ou pas. La prévention des chutes nécessite plusieurs approches complémentaires : une approche basée sur une évaluation individuelle, qui s’adresse en premier lieu aux personnes âgées à haut risque et qui implique de multiples intervenants du domaine médical et paramédical, et une approche communautaire qui s’adresse plus largement à la population à risque, notamment à travers une offre variée de programmes d’exercices physiques efficaces. Des recherches translationnelles doivent être menées pour permettre un transfert efficace des connaissances vers la pratique et pour construire une réelle politique de prévention des chutes des personnes âgées.