Vieillissement, du normal au pathologique, beaucoup de zones grises

// Ageing: From the normal to the pathological, many grey areas

Claudine Berr
Directrice de recherche, Inserm U 1061, Université de Montpellier, France

L’allongement important de l’espérance de vie (EV) que nous observons maintenant depuis plusieurs décennies va de pair avec une part de plus en plus importante d’incapacité. Et c’est pourquoi comprendre cette évolution démographique et en suivre les évolutions est nécessaire pour anticiper l’ampleur du phénomène qui déferle sur nos sociétés occidentales. Cet allongement est aussi, au vu des données présentées dans ce numéro du BEH, une source de nouvelles inégalités entre hommes et femmes. Alors qu’en 2015 les femmes pouvaient espérer vivre 6 ans de plus que les hommes, l’article sur l’espérance de vie sans incapacité (EVSI) 1 nous confirme que, revers de la médaille, ces années supplémentaires sont des années d’incapacité. Sur la période 2004-2015, l’écart hommes-femmes se réduit pour l’EV à la naissance, -2,2 ans pour les hommes et -1,2 ans pour les femmes. Mais depuis 2004, l’EVSI a augmenté de 1,1 ans pour les hommes, passant de 61,5 ans en 2004 à 62,6 ans en 2015, et quasiment stagné pour les femmes (+ 0,2 an, passant de 64,2 ans en 2004 à 64,4 ans en 2015). Au total, les femmes continuent de vivre plus longtemps que les hommes en incapacité. Ces évolutions sont complexes et doivent être analysées régulièrement sur le moyen terme pour réévaluer la place de l’incapacité et son coût individuel et sociétal.

Avec l’âge, le pathologique devient plus fréquent que le « normal » : la notion de normalité et la distribution normale en terme de statistiques n’ont ainsi plus beaucoup de sens. Par exemple l’hypertension artérielle, dont la prévalence augmente considérablement avec l’âge, occupe une place de plus en plus importante. Elle peut affecter plus de 70% des plus de 65 ans, le « normal » n’étant alors plus une réalité que pour moins de 30% de la population âgée. Mais les valeurs utilisées pour définir l’HTA en tant que pathologie varient beaucoup selon les classifications, qui ont aussi beaucoup évolué ces 30 dernières années. Ces variations de « seuil » vont influencer très fortement la proportion de personnes considérées comme hypertendues. On peut alors se demander comment appréhender au mieux le vieillissement dans les études épidémiologiques : sous l’angle des pathologies ou au travers d’un concept plus global, comme celui de « fragilité » largement utilisé en santé publique et qui rend compte des conséquences sur la santé de ces pathologies ? 2,3. On préférera l’une ou l’autre approche selon l’intérêt, les objectifs des études mais aussi selon que la question posée est de nature médicale, médico-sociale, préventive ou curative. Si l’on regarde le vieillissement sous l’angle de la fragilité, différentes définitions peuvent s’appliquer. Elles recouvrent, comme attendu et discuté dans ce numéro, celles des comorbidités.

Autant de chiffres que de définitions, mais, in fine, tout augmente avec l’âge : le risque d’incapacités et de perte d’autonomie, la détresse psychologique, la désinsertion sociale, souvent avec un isolement lié aux troubles locomoteurs, cognitifs ou sensoriels mais aussi à la disparition des proches. Dans l’avancée en âge, deux plaintes majeures vont dominer, la fatigue et la douleur. L’analyse des données de deux grandes enquêtes en population (HSM et ESPS) présentée dans ce numéro 2 confirme l’importance de ces deux plaintes. La fatigue est prise en compte dans la définition de la fragilité et elle représente le critère le plus fréquemment rapporté, quelles que soient les études. De même, les problèmes de lombalgies, cervicalgies ou arthrose, à l’origine de douleurs, constituent le groupe de maladies chroniques le plus fréquemment cité (quasiment par 50% des sujets) dans ces enquêtes.

Comment étudier au mieux le vieillissement ? Différentes sources de données sont disponibles : tout d’abord les enquêtes qui permettent d’interroger la population âgée sur son état de santé. C’est le cas notamment des enquêtes CARE 4 mises en place par la Drees avec le soutien de la CNSA : CARE-Ménages et CARE-Institution, dont le recrutement a été réalisé en 2015 et 2016 respectivement, s’intéressent aux conditions de vie des personnes âgées, à leurs difficultés à réaliser les activités de la vie quotidienne et aux aides qu’elles reçoivent à domicile et en établissements. Dans le cadre de CARE-Ménages, un volet « seniors » est consacré aux personnes âgées elles-mêmes et un volet « aidants » s’attache à la relation des aidants avec les aidés mais aussi à l’état de santé des aidés et aux conséquences de l’aide sur leur vie professionnelle, sociale et affective. D’autre part, les bases de données médico-administratives, en particulier le Sniiram, sont également de plus en plus utilisées en première ligne. Constituées des informations relatives à l’utilisation du système de soins (remboursement de médicaments, hospitalisations…), elles permettent la production de données sur différentes facettes du vieillissement 5. Néanmoins, ces informations sont limitées à ce qui peut être décrit via une prise en charge codifiable. L’ouverture de ces bases de données, tant pour la surveillance que pour la recherche, est en voie de permettre de mieux en mieux décrire et comprendre les places respectives, et aussi concomitantes, des troubles et pathologies qui affectent la population âgée. Leur couplage avec des données recueillies activement auprès des personnes elles-mêmes est de plus en plus indispensable, et c’est ce qui sera fait dans un avenir que l’on espère proche pour les études transversales ou de cohortes déjà en place.

Et ceci est d’autant plus important que nous allons, avec l’arrivée sur le « marché » du vieillissement des baby-boomers, voir augmenter quasi exponentiellement le nombre de sujets très âgés, dépassant les 90 ans. Cette explosion démographique implique des adaptations rapides de notre système de santé, un réel effort porté par nos politiques pour aller vers davantage de prévention et des adaptations d’un système qui a été trop longtemps axé sur la prise en charge des pathologies aiguës. Dans ce contexte, il est également nécessaire que les nouvelles données épidémiologiques soient produites dans un objectif global de santé publique, en œuvrant tout particulièrement à produire des informations utiles à la mise en place d’action de prévention efficaces. L’exemple des chutes présenté dans ce numéro illustre bien ce manque de continuum entre surveillance et prévention 6,7. Ces évolutions indispensables sont en route. Des expérimentations sont en cours, comme le Paerpa – Parcours des personnes âgées en risque de perte d’autonomie – déployé depuis 2014 sur des territoires pilotes 8. C’est un dispositif innovant pour préserver l’autonomie des personnes âgées en partant des besoins de la personne. Il faut sans attendre évaluer de tels dispositifs et en tirer au mieux les leçons pour être préparé à ce défi.

Références

1 Robine JM, Cambois E. Estimation de l’espérance de vie sans incapacité en France en 2015 et évolution depuis 2004 : impact de la diminution de l’espérance de vie en 2015. Bull Epidémiol Hebd. 2017;(16-17):294-300. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2017/16-17/2017_16-17_1.html
2 Perrine AL, Le Cossec C, Fuhrman C, Beltzer N, Carcaillon-Bentata L. Fragilité et multimorbidité : peut-on utiliser les grandes enquêtes françaises en population pour la production de ces indicateurs ? Analyse des données d’ESPS 2012 et HSM 2008. Bull Epidémiol Hebd. 2017;(16-17):301-10. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2017/16-17/2017_16-17_2.html
3 Herr M, Sirven N, Ankri J, Pichetti S, Sermet C. Fragilité et consommation de médicaments en population âgée. Bull Epidémiol Hebd. 2017;(16-17):311-7. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2017/16-17/2017_16-17_3.html
5 Atramont A, Bourdel-Marchasson I, Bonnet-Zamponi D, Tangre I, Fagot-Campagna A, Tuppin P. Résidents admis en Ehpad au cours du premier trimestre 2013 : pathologies prises en charge, traitements et hospitalisations l’année suivante. Bull Epidémiol Hebd. 2017;(16-17):317-27. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2017/16-17/2017_16-17_4.html
6 Thélot B, Lasbeur L, Pédrono G. La surveillance épidémiologique des chutes chez les personnes âgées. Bull Epidémiol Hebd. 2017;(16-17):328-35. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2017/16-17/2017_16-17_5.html
7 Dargent-Molina P, Cassou B. Prévention des chutes chez les personnes âgées de plus de 75 ans vivant à leur domicile : analyse des interventions efficaces et perspectives de santé publique. Bull Epidémiol Hebd. 2017;(16-17):336-43. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2017/16-17/2017_16-17_6.html

Citer cet article

Berr C. Éditorial. Vieillissement, du normal au pathologique, beaucoup de zones grises. Bull Epidémiol Hebd. 2017;(16-17):292-3. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2017/16-17/2017_16-17_0.html