Estimation de l’espérance de vie sans incapacité en France en 2015 et évolution depuis 2004 : impact de la diminution de l’espérance de vie en 2015

// Disability-free life expectancy in France in 2015 and changes over time since 2004: Impact of the decrease in life expectancy observed in 2015

Jean-Marie Robine1 (jean-marie.robine@inserm.fr), Emmanuelle Cambois2
1 Laboratoire Mécanismes moléculaires dans les démences neurodégénératives MMDN, UMR_S 1198 Inserm/Université de Montpellier/EPHE, Montpellier ; Institut national d’études démographiques (Ined), Paris, France
2 Institut national d’études démographiques (Ined), Paris, France
Soumis le 24.01.2017 // Date of submission: 01.24.2017
Mots-clés : Espérance de vie | Espérance de vie sans incapacité | Limitations d’activité
Keywords: Life expectancy | Disability-free life expectancy | Activity limitation

Résumé

Introduction –

Dans le contexte du vieillissement de la population, on estime des espérances de vie sans incapacité (EVSI) pour apprécier la qualité des années vécues au sein de l’espérance de vie (EV). Cet article fait le point sur l’évolution de l’EVSI en France, notamment suite à la diminution de l’EV en 2015.

Matériel et méthodes –

Les données d’incapacité proviennent de la Statistique européenne sur le revenu et les conditions de vie (EU-SILC). Les données de mortalité et de population proviennent de l’État-civil et du recensement. La méthode de Sullivan nous a permis de décomposer les années vécues de la table de mortalité en années vécues avec et sans incapacité.

Résultats –

Entre 2014 et 2015, l’EVSI a diminué de 0,7 an chez les hommes et a augmenté de 0,3 an chez les femmes. Toutefois, depuis 2004, l’EVSI a augmenté de 1,1 an pour les hommes et quasiment stagné pour les femmes (+ 0,2 an).

Discussion et conclusion –

La diminution ponctuelle de l’EV en 2015 n’a pas eu le même impact sur l’EVSI des hommes et des femmes. Les dynamiques de la mortalité et de l’incapacité sont complexes ; l’analyse des fluctuations annuelles reste indispensable dans les années à venir pour mieux les comprendre.

Abstract

Introduction –

In a context of population ageing, we estimate the disability-free life expectancy (DFLE) to document the quality of the years lived within the life expectancy (LE). This article reviews the trends in DFLE in France, taking into account the decrease in LE in 2015.

Materials and methods –

Data on disability come from the European Statistics on Income and Living Conditions (EU-SILC). Death counts and population estimates come from the civil registration and the census. The Sullivan method allows the person-years of a life table to be decomposed in years lived with and without disability.

Results –

DFLE decreased by 0.7 year from 2014 to 2015 for men, and increased by 0.3 year for women. However, since 2004 DFLE has increased by 1.1 year for men and almost stagnated for women (+ 0.2 year).

Discussion and conclusion –

The decrease in LE in 2015 has had a different impact on men’s and women’s DFLE. The mortality and disability dynamics are complex; the analysis of the yearly fluctuations remains crucial in the coming years in order to better understand them.

Introduction

L’espérance de vie (EV) du moment résume en un seul chiffre les conditions de mortalité observées aux différents âges de la vie au cours de l’année pour laquelle le calcul est effectué. En général, ce calcul est fait à partir de la naissance mais il peut être effectué à partir de n’importe quel âge. Ainsi, l’EV à la naissance s’est établie à 85 ans pour les femmes en 2015 et à 78,9 ans pour les hommes, soit une diminution de près de 5 mois pour les femmes par rapport à l’année 2014 et de près de 4 mois pour les hommes 1. Depuis les années 1970, l’EV augmente régulièrement en France d’environ 2,5 mois par an pour les femmes et de 3 mois par an pour les hommes, réduisant lentement l’écart en défaveur de ces derniers. Sur les 45 dernières années, les diminutions de l’EV d’une année sur l’autre ont été rares et de faible ampleur ; celle de 2015 a été plus forte que les précédentes. Elle est principalement due à l’augmentation de la mortalité des personnes âgées en métropole au cours de l’hiver 2014/2015 à l’occasion d’un épisode grippal. Celui-ci, jugé a priori peu dangereux, s’est en fait révélé dévastateur chez les personnes fragiles. L’ensemble des pays de l’Europe du nord-ouest a été concerné par cet épisode 2,3.

Dans un pays comme la France, qui combine à la fois une structure de population âgée et une EV élevée, l’accumulation des personnes très âgées, dont une proportion non négligeable est fragile 4, pourrait entrainer un retour des fluctuations de mortalité, c’est à dire d’importantes variations dans le nombre des décès d’une année sur l’autre. Ainsi, les conditions de mortalité favorables observées en France en 2014, qui ont conduit à un gain remarquable d’EV de 0,4 an pour les femmes et de 0,5 an pour les hommes, ont dû favoriser la survie des personnes très âgées, en particulier les plus fragiles, nonagénaires ou centenaires ; ceux qui ont subi l’épisode grippal de l’hiver 2014-2015 (1).

Dans ce contexte, on s’interroge sur l’évolution de l’espérance de vie sans incapacité (EVSI). La plus forte mortalité de 2015 a-t-elle plus touché des personnes en incapacité, réduisant ainsi davantage les années d’incapacité, ou s’est-elle accompagnée d’une dégradation générale de l’état de santé étendant plutôt la période vécue avec des incapacités ? Dans un premier temps, nous présentons les définitions, données et méthodes utilisées pour produire les indicateurs d’EVSI.

Définition et données utilisées pour estimer l’EVSI

L’EVSI correspond au nombre moyen d’années vécues sans incapacité dans les conditions de mortalité et de santé du moment. Son complément, l’espérance de vie avec des incapacités (EVI), correspond au nombre moyen d’années vécues avec des incapacités, la somme des deux étant égale à l’EV. On obtient ces deux indicateurs en décomposant les années vécues d’une table de mortalité en années vécues avec et sans incapacité. Pour ce faire, nous avons utilisé la méthode de Sullivan, qui permet d’obtenir ces estimations à partir des données d’une enquête transversale 5. L’EVSI permet de savoir dans quelle mesure les années de vie gagnées au fil du temps, notamment aux grands âges, s’accompagnent ou non d’une bonne santé fonctionnelle. L’EVSI permet de décrire les dynamiques conjointes de la mortalité et de l’incapacité.

L’EVSI a été choisi, dans le cadre de la Stratégie de Lisbonne (2000-2010), comme un des indicateurs structurels de l’Union européenne (UE) sous le nom d’« années de bonne santé » ou « Healthy Life Years (HLY) ». Dans le cadre de la Stratégie Europe 2020 (2010-2020), la Commission européenne s’est donné comme objectif d’augmenter de 2 ans, en moyenne, le nombre d’HLY en Europe. Depuis, l’indicateur fait partie des tableaux de bord de nombreux programmes communautaires.

Le calcul de l’EVSI s’appuie d’abord sur les tables de mortalité qui fournissent, sur la base des effectifs de population et des comptes annuels des décès et des naissances, les EV et le total des années vécues par sexe et âge. Les EVSI s’appuient ensuite sur des données de santé provenant d’enquêtes en population générale. L’indicateur européen HLY s’appuie sur les données de l’enquête européenne EU-SILC (Statistiques de l’UE sur le revenu et les conditions de vie) dont la périodicité est annuelle 6. Cette enquête, coordonnée par Eurostat, est conduite par l’Insee pour la France.

Les données sur l’incapacité

Selon la Classification internationale du fonctionnement (CIF), l’incapacité recouvre le large champ des atteintes fonctionnelles et de leurs répercussions sur les activités du quotidien. Les trois concepts clefs sont les déficiences, les limitations d’activité et les restrictions de participation 7. Les calculs d’EVSI se sont généralement appuyés sur le concept central de limitation d’activité, en prenant garde de distinguer les deux dimensions contenues dans la définition des activités donnée par la CIF, à savoir l’exécution d’une tâche et l’exécution d’une action. Les actions renvoient à des « gestes » élémentaires comme « marcher 100 mètres », « entendre ce qui se dit dans une conversation avec plusieurs personnes » ou « se rappeler la date du jour ». Ces actions ont souvent été utilisées pour mesurer des limitations fonctionnelles physiques, sensorielles ou cognitives précises. Les tâches renvoient à des combinaisons d’actions qui ont un but précis comme « aller faire ses courses », « aller retirer de l’argent au distributeur de billets » ou « s’habiller ». Chacune de ces tâches mobilise des aptitudes physiques, cognitives et sensorielles spécifiques. Les tâches les plus souvent explorées dans les enquêtes santé et/ou incapacité portent sur les activités scolaires pour les enfants, les tâches professionnelles pour les adultes, les tâches ménagères et les soins personnels pour les personnes âgées. C’est à l’ensemble de ces tâches, auxquelles s’ajoutent les activités de loisir et les activités sociales, que se réfèrent en général les personnes interviewées quand on les interroge sur leurs activités habituelles. En ce sens, ces tâches usuelles sont beaucoup plus larges que les tâches traditionnellement regroupées dans les activités élémentaires (AVQ) ou instrumentales de la vie quotidienne (AIVQ) largement utilisées dans les enquêtes concernant les personnes âgées. A contrario, les personnes interviewées se référent rarement à des actions quand on les interroge sur leurs activités usuelles. Il est donc très important de bien définir l’indicateur utilisé dans les calculs d’EVSI.

L’indicateur d’incapacité, utilisé dans le calcul de l’EVSI retenue par la Commission européenne (i.e., l’indicateur HLY), s’appuie sur une question portant sur les limitations dans les tâches usuelles. Il s’agit d’une des trois questions générales qui forment le mini-module européen de santé contenu dans EU-SILC. Cette question est connue sous le nom de GALI (Global Activity Limitation Indicator8. Le standard en anglais est « For at least the past 6 months, to what extent have you been limited because of a health problem in activities people usually do? Would you say you have been ... 1. Severely limited, 2. Limited but not severely, or 3. Not limited at all? ». Cette question a été introduite dans la version française d’EU-SILC dès 2004. Sa formulation n’a que peu varié depuis. Elle a été traduite de 2004 à 2007 par « Depuis au moins 6 mois, en raison de problèmes de santé, êtes-vous limité(e) dans les activités que font les gens habituellement ? 1. Oui, très limité(e), 2. Oui, limité(e), 3. Non aucunement limité(e) ». De 2008 à aujourd’hui, elle a été traduite par « Êtes-vous limité(e), depuis au moins 6 mois, à cause d’un problème de santé, dans les activités que les gens font habituellement ? » 1. Oui, fortement limité(e), 2. Oui, limité(e) mais pas fortement, 3. Non pas limité(e) du tout » pour mieux correspondre au standard anglais. Les changements sont minimes et portent surtout sur les réponses « Oui, très limité(e) » versus « Oui, fortement limité(e) » 9. La série française peut être considérée comme homogène, même si on se limite par prudence au seul segment 2008-2015 dans l’analyse des tendances temporelles.

La mise au point du GALI, ses différents exercices de validation et sa bonne traduction dans l’ensemble des langues de l’Union européenne ont pris beaucoup de temps. On dispose de séries annuelles d’EVSI comparables pour la majorité des États-membres depuis l’année 2004 pour les pionniers (essentiellement les pays de l’Europe des 15) ou l’année 2005 pour les autres et au minimum depuis 2008, année où les traductions ont été vérifiées et corrigées avec un protocole scientifique 10. Toutefois, dans certains pays, les formulations ont pu être modifiées depuis et s’éloigner de la formulation standard. Face à ces différences résiduelles, Eurostat a mis en place un groupe de travail pour examiner l’opportunité de changer à nouveau la formulation 11,12 ; il a été recommandé qu’aucun changement ne survienne avant la fin de la stratégie Europe 2020 en cours et que les changements soient simultanés et coordonnés par Eurostat.

Les données de mortalité

Bien que l’enquête EU-SILC ne soit réalisée qu’en métropole, les estimations françaises présentées ici sont calées sur les tables de mortalité « France entière » de l’Insee, afin d’être en accord avec les chiffres régulièrement diffusés en France, et en particulier avec le bilan démographique de 2015, mais aussi parce que l’EVSI est un indicateur national ; ce qui par définition inclut tous les territoires français, même si certain n’ont pas été touchés par l’épidémie grippale de l’hiver 2014-2015. Toutefois, un deuxième calcul calé sur les séries françaises d’EV pour la France métropolitaine, également diffusées par l’Insee, est disponible sur demande auprès des auteurs. Tous les calculs ont été effectués dans le cadre du projet européen EHLEIS « European Health and Life Expectancy Information System », qui collabore étroitement avec Eurostat au niveau européen et la Direction de la recherche, des études et de la statistique (Drees) en France.

L’ensemble des données nécessaires pour réaliser les calculs d’EV, d’EVSI et d’EVI en France de 2004 à 2014 nous a été fourni par Eurostat, et l’ensemble des données nécessaires pour les calculs de 2015 nous a été fourni par l’Insee. Tous les calculs présentés dans cet article ont été recalés sur les séries françaises d’EV « France entière » diffusées par l’Insee. Les calculs d’EVSI, issus d’EU-SILC, sont normalement réalisés chaque année par Eurostat pour l’année t-2 en collaboration avec EHLEIS, qui fournit sur son site Internet l’ensemble des estimations et des données de base qui ont servi à les produire 13,14. Dans le cadre de la production du rapport annuel français sur « Les nouveaux indicateurs de richesse » 15, le Gouvernement français a demandé à l’automne 2016 des estimations de l’EVSI en France pour l’année t-1, c’est à dire pour 2015.

Nous analysons dans cet article l’impact que la diminution de l’EV en 2015 a pu avoir sur l’EVSI et resituons cette évolution dans une tendance de plus long terme.

Résultats

La figure 1 montre qu’il y a eu peu de changements entre 2014 et 2015 dans la prévalence, par sexe et par âge, des « limitations dans les activités usuelles » en France. La trajectoire avec l’âge des limitations d’activité est globalement exponentielle de 16 à plus de 85 ans. Elle semble, toutefois, se composer de deux segments séparés par un plateau entre les âges de 55 et 69 ans. En termes d’évolution entre 2014 et 2015, on remarque chez les femmes la quasi-superposition des courbes de prévalence (légère baisse avant 50 ans) et, chez les hommes, une augmentation pour les tranches d’âges supérieures à 75 ans. Cette évolution pourrait impacter négativement l’EVSI des hommes.

Figure 1 : Prévalence des limitations dans les activités usuelles, par sexe et âge, en 2014 et en 2015, observée dans l’enquête EU-SILC pour la France
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De fait, l’EVSI à la naissance, qui atteint 62,6 ans pour les hommes en 2015, a diminué de 0,7 an par rapport à 2014 alors que l’EVI a augmenté de 0,4 an (tableau 1). Si seule la mortalité avait changé, l’EVSI aurait moins baissé et l’EVI n’aurait pas augmenté. Chez les femmes, l’EVSI a augmenté de 0,3 an, atteignant 64,4 ans en 2015 alors que l’EVI a fortement diminué de 0,8 an ; là aussi, si seule la mortalité avait changé, l’EVSI aurait légèrement baissé et non pas augmenté et l’EVI n’aurait que légèrement diminué. La diminution de l’EVSI pour les hommes est due à la diminution de l’EV (-0,3 an) mais aussi à l’augmentation de la prévalence des limitations d’activité en 2015, a priori aux âges élevés. L’augmentation de l’EVSI, non significative, pour les femmes entre 2014 et 2015, est due à la diminution de la prévalence des limitations d’activité en 2015, a priori constatée surtout avant l’âge de 50 ans, qui a compensé l’effet de la diminution de l’EV (-0,4 an). L’augmentation non significative de l’EVI pour les hommes est due à l’augmentation de la prévalence des limitations d’activité, alors que la diminution de l’EVI chez les femmes est due à la diminution de cette même prévalence chez ces dernières. Compte tenu de la taille de l’échantillon d’EU-SILC en France, (près de 21 000 répondants en 2014), l’intervalle de confiance du calcul des EVSI et des EVI à la naissance est de l’ordre de +/– 0,6 an.

Tableau 1 : Évolution de l’espérance de vie (EV), de l’espérance de vie sans incapacité (EVSI) et de l’espérance de vie avec incapacité (EVI), entre 2013 et 2015, par sexe, France entière, à la naissance
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Il est clair que la baisse de l’EV entre 2014 et 2015 ne s’est pas accompagnée d’une même évolution des EVSI chez les hommes et les femmes. Ainsi, la part de l’EVSI dans l’EV a diminué chez les premiers (de 79,9% à 79,3%), mais augmenté chez les dernières (de 75% à 75,8%). En 2014, les femmes pouvaient espérer vivre 6,2 ans de plus que les hommes : 0,8 année de plus sans limitations d’activité et 5,4 années de plus avec des limitations. Le désavantage des femmes en matière d’années d’incapacité s’est réduit en 2015 puisque désormais elles peuvent espérer vivre 1,9 année de plus sans limitations d’activité et 4,2 années de plus avec des limitations.

Pour mieux comprendre le rôle de la prévalence des limitations dans les activités usuelles dans les résultats d’EVSI et d’EVI de 2015, nous avons dans un scénario très simple appliqué la prévalence observée en 2014 aux tables de mortalité de 2015. Les résultats figurent au tableau 2, où nous distinguons les EV, EVSI et EVI à la naissance, les espérances partielles entre 0 et 65 ans et les espérances à 65 ans.

Tableau 2 : Comparaison de l’espérance de vie sans incapacité (EVSI) et de l’espérance de vie avec incapacité (EVI), en 2015, selon deux scénarios d’incapacité, la prévalence des limitations d’activité correspondant à la prévalence observée, soit (i) en 2015, soit (ii) en 2014, par sexe, France entière, à la naissance
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Chez les hommes et à mortalité égale (celle observée en 2015), l’incapacité observée en 2015 réduit l’EVSI à la naissance de 0,6 an et augmente l’EVI de la même quantité par rapport à l’incapacité observée en 2014. Chez les femmes et à mortalité égale, on observe l’inverse, à savoir que l’incapacité observée en 2015 augmente l’EVSI à la naissance de 0,5 an et réduit l’EVI de la même quantité par rapport à l’incapacité observée en 2014. Ces mouvements sont d’assez faible ampleur avant 65 ans chez les hommes, ne modifiant les EVSI et les EVI partielles que de 0,2 an. Par contre, après 65 ans, l’EVSI est réduite de 0,4 an et l’EVI a augmenté d’autant par rapport à l’incapacité observée en 2014. Chez les femmes, l’EVSI partielle avant 65 ans est augmentée de 0,4 an et l’EVSI à 65 ans augmentée seulement de 0,2 ans.

Sur une plus longue période (figure 2), on note une faible augmentation de l’EVSI en France pour les hommes, passée de 61,5 ans en 2004 à 62,6 ans en 2015 (+ 1,1 an) alors que l’EV à la naissance a augmenté de 2,2 ans. Cela conduit mécaniquement à une augmentation de l’EVI, même si la proportion de l’EVSI au sein de l’EV a peu diminué au cours de la période, passant de 80,2% à 79,3%. Pour les femmes, on note une quasi-stagnation de l’EVSI, passant de 64,2 ans en 2004 à 64,4 ans en 2015 (+ 0,2 an) alors que l’EV à la naissance a augmenté de 1,2 an. Pour les femmes, aussi, l’EVI augmente au cours de la période, même si la proportion de l’EVSI au sein de l’EV à la naissance a peu diminué, passant de 76,6% en 2004 à 75,8% en 2015. La légère modification de la formulation du GALI en 2008 semble ne pas changer les tendances observées car les valeurs estimées pour 2008 sont très proches des valeurs estimées en 2004. Notons, enfin, que pour pouvoir affirmer que deux estimations d’EVSI ou d’EVI sont significativement différentes, il faut qu’elles soient séparées par un intervalle d’au moins 1,2 an compte-tenu des intervalles de confiance de chaque estimation sur la base des effectifs de l’enquête EU-SILC en France. À cet égard, l’estimation de l’EVSI pour les hommes en France en 2015 n’est pas statistiquement significativement différente de l’estimation de 2004, même si les estimations pour 2013 ou 2014 l’étaient.

Figure 2 : Évolution de la valeur de l’espérance de vie (EV) et de l’espérance de vie sans incapacité (EVSI) à la naissance (2a) ainsi que de la proportion de l’EVSI au sein de l’EV en pourcentage (2b), entre 2004 et 2015, par sexe, France entière, à la naissance
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Discussion et conclusion

De nombreux calculs sur les tendances d’EVSI ont déjà été publiés pour la France ou pour l’Europe, en particulier ces dernières années 16,17,18,19,20. Les points forts de ces études sont d’avoir montré que les tendances varient selon les indicateurs d’incapacité utilisés, en particulier entre les indicateurs portant sur les limitations fonctionnelles et les indicateurs portant sur les restrictions d’activité. Ces études ont généralement montré que les années de vie supplémentaires vécues par les femmes étaient le plus souvent des années vécues avec un certain niveau d’incapacité et que, par conséquent, la proportion de l’EVSI au sein de l’EV était plus faible chez ces dernières que chez les hommes. Ces études ont aussi montré une grande variété de résultats entre les États de l’Union européenne. Les travaux de Cambois et coll. 16,19 ont montré, par la combinaison de plusieurs enquêtes, que la France avait vraisemblablement connu une compression de l’incapacité dans les années 1980, suivie d’une période d’équilibre dynamique entre l’augmentation de l’EV et l’augmentation de l’EVSI dans les années 1990, pour connaître dans les années 2000 une certaine forme d’expansion de l’incapacité, en particulier chez les femmes et avant l’âge de 65 ans. Par rapport à ces travaux, qui ont mobilisé de nombreuses sources, notre étude repose uniquement sur l’enquête EU-SILC qui a été mise en place par la Commission européenne en 2004-2005 pour pouvoir surveiller l’évolution de la qualité des années vécues au sein de l’EV et l’évolution des disparités entre les États-membres.

Même si cette enquête est répétée annuellement, compte-tenu des évolutions espérées de l’EVSI et de la taille des échantillons enquêtés qui déterminent la taille des intervalles de confiance, une dizaine d’années était nécessaire pour que le système de surveillance devienne opérationnel, à condition que les pays aient utilisé une bonne traduction du GALI depuis le début, ce qui est le cas de la France. Cette étude est donc la première analyse d’une série statistique annuelle portant sur l’EVSI, permettant en théorie de déterminer si l’augmentation de l’EVSI au cours des dix dernières années est statistiquement significative ou pas. EU-SILC devrait aussi permettre des comparaisons européennes fines sous réserve que les autres États-membres utilisent une bonne traduction nationale du GALI ; ce qui est le cas pour leur grande majorité, au moins depuis 2008. Nous n’avons toutefois pas inclus ces comparaisons européennes dans cette première analyse.

Chez les femmes, la diminution de l’EV entre 2014 et 2015 s’est accompagnée d’une diminution des années d’incapacité, celle-ci étant due à une baisse de l’incapacité observée surtout avant 65 ans. Chez les hommes, la baisse de l’EV s’est accompagnée d’une augmentation des années d’incapacité, la prévalence de l’incapacité ayant augmenté surtout après 65 ans. Au total, la hausse de la mortalité aux âges élevés en 2015 s’est accompagnée d’une dégradation de la santé fonctionnelle chez les hommes, surtout après 65 ans, alors que chez les femmes, cette même hausse de la mortalité aux âges élevés s’est accompagnée d’une amélioration de la santé fonctionnelle, surtout avant 65 ans. À l’évidence, les dynamiques simultanées de la mortalité et de l’incapacité sont complexes et l’étude des prochaines fluctuations devrait nous aider à mieux comprendre les interactions entre l’évolution de l’EV et l’évolution de la prévalence de l’incapacité.

Parallèlement à l’écart d’EV qui se réduit lentement depuis 2004, passant de 7,1 années de vie supplémentaires en faveur des femmes en 2004 à 6,1 années en 2015, l’écart d’EVSI tendait aussi à se réduire depuis 2004, passant de 2,7 ans en 2004 à 0,8 an en 2014. Les évolutions particulières de 2015 conduisent à inverser cette tendance, avec un écart observé d’EVSI en faveur des femmes de 1,9 an en 2015. S’agit-il d’un résultat conjoncturel lié à la diminution de l’EV en 2015 ou bien d’un retournement plus profond de la tendance ? Seul l’avenir le dira.

Il faut rappeler ici que notre mesure de l’incapacité s’appuie sur les difficultés à réaliser les tâches usuelles et est assez proche du concept de restriction de participation de la Classification internationale du fonctionnement (CIF), même si les tâches usuelles appartiennent formellement au concept de limitations d’activité. Il est vraisemblable que si nous nous étions appuyés sur les difficultés à réaliser certaines actions, proches du concept de déficience même si les actions appartiennent aussi formellement au concept de limitations d’activité, nous aurions trouvé des résultats différents. Le choix des tâches usuelles par rapport au choix d’une sélection d’actions spécifiques s’explique par le fait que la Commission européenne recherchait une mesure globale de la qualité des années vécues qui pouvait lui fournir des indications sur le niveau de participation des populations européennes.

L’analyse des limitations dans les activités usuelles telles que rapportées dans EU-SILC révèle une augmentation exponentielle de la prévalence de ces limitations avec l’âge, globalement de 16 à plus de 85 ans. Cette trajectoire semble, toutefois, se composer de deux segments séparés par un plateau entre les âges de 55 et 69 ans. Cette observation faite sur les données françaises, mais qui se retrouve chez plusieurs États-membres de l’UE, a été en particulier repérée par le Conseil d’orientation des retraites 21. Elle est sûrement importante pour la gestion des âges au départ en retraite, car on peut faire l’hypothèse que le passage à la retraite et la déclaration d’incapacité sont liés. Au-delà, il faut être très prudent sur le sens de ce lien. Il est clair que ni EU-SILC, ni le calcul des EVSI ne sont des instruments appropriés pour étudier les relations entre l’incapacité et la fin de l’activité professionnelle, et vice versa.

Notons enfin que la méthode de calcul de l’EV utilisée par Eurostat s’écarte sensiblement des calculs réalisés par la plupart des instituts nationaux de statistiques, dont l’Insee en France, qui utilisent les données de mortalité disponibles jusqu’à des âges très élevés. Le calage de nos calculs sur les EV « France entière » de l’Insee écarte donc nos estimations de celles d’Eurostat. C’est le prix à payer pour respecter une cohérence d’ensemble entre les deux indicateurs, EV et EVSI (qui mesure la part de l’EV libre d’incapacité), alors que l’EV est calculée pour la France par l’Insee et que l’EVSI est officiellement calculée par Eurostat pour tous les États-membres.

En conclusion, la diminution de l’EV en 2015 a bien eu un impact sur le calcul de l’EVSI, mais cet impact a été différencié selon le sexe et il a été faible comparé à l’augmentation de l’incapacité observée pour les hommes entre 2014 et 2015. Pour les femmes, l’impact attendu de la diminution de l’EV a été entièrement compensé, et même plus, par la diminution de l’incapacité observée entre 2014 et 2015. Au total, les valeurs d’EVSI estimées en 2015 ne modifient pas fondamentalement les tendances observées chez les femmes depuis l’année 2008.

Références

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2 Mølbak K, Espenhain L, Nielsen J, Tersago K, Bossuyt N, Denissov G, et al. Excess mortality among the elderly in European countries, December 2014 to February 2015. Euro Surveill. 2015;20(11). pii: 21065.
4 Herr M, Arvieu JJ, Robine JM, Ankri J. Health, frailty and disability after ninety: Results of an observational study in France. Arch Gerontol Geriatr. 2016;66:166-75.
5 Sullivan DF. A single index of mortality and morbidity. HSMHA Health Rep. 1971;86(4):347-54.
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7 Organisation mondiale de la santé. Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé. [Internet] http://apps.who.int/classifications/icfbrowser
8 Eurostat. Health variables in SILC – methodology. [Internet] http://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php/Health_variables_in_SILC_-_methodology
9 EHLEIS. Health questions from the Minimum European Health Module used in EU-SILC in the 27 EU countries. EHLEIS Technical report 2014_TR4.5. 2014 http://www.eurohex.eu/pdf/Reports_2014/2014_TR4%205_Health%20Questions.pdf
10 Eurostat. A synthesis report on the 2012 consultation on further harmonisation and documentation on the EU-SILC PH030 variable. Luxembourg: European Commission, Eurostat, 21/08/2012. https://circabc.europa.eu/webdav/CircaBC/ESTAT/health/Library/working_group_2012/documents/Item%209.1%20HLY%20annex%201%20-%20synthesis%20report%20on%20PH030%20consultation.pdf
11 Eurostat. Final report of the Task-Force on the Global Activity Limitation Indicator. Final report Luxembourg: European Commission, Eurostat, 2015.
12 Cambois E, Grobon S, Robine JM, Van Oyen H. Faut-il changer la formulation des indicateurs de « limitations d’activité » ? Une comparaison de quatre variantes de formulation du GALI dans le mini-module européen sur la santé. Dossiers Solidarité et Santé (Drees). 2015;(70):1-28. http://fulltext.bdsp.ehesp.fr/Ministere/Drees/DossiersSolidariteSante/2015/70/dss-70_2017.pdf
15 Service d’information du Gouvernement. Les nouveaux indicateurs de richesse – Rapport 2016.[Internet] http://www.gouvernement.fr/partage/8252-les-nouveaux-indicateurs-de-richesse-rapport-2016
16 Sieurin A, Cambois E, Robine JM. Les espérances de vie sans incapacité en France : une tendance récente moins favorable que dans le passé. Documents de Travail (Ined). 2011;(170):1-28. https://www.ined.fr/fr/publications/document-travail/esperances-vie-incapacite-france
17 Cambois E, Robine JM. Pour qui la retraite sonnera ? Les inégalités d’espérance de vie en bonne santé avant et après 65 ans. Bull Epidémiol Hebd. 2011;(8-9):82-6. http://opac.invs.sante.fr/index.php?lvl=notice_display&id=9262
18 Cambois E, Robine JM. Tendances et disparités d’espérance de vie sans incapacité en France. Actualité et Dossier en Santé Publique. 2012;(35):28-32.
19 Cambois E, Blachier A, Robine JM. Aging and health in France: an unexpected expansion of disability in mid-adulthood over recent years. Eur J Public Health. 2013;23(4):575-81.
20 Robine JM et Cambois E. Les espérances de vie en bonne santé des Européens. Population et Sociétés. 2013;(499):1-4.https://www.ined.fr/fr/publications/population-et-societes/esperances-vie-bonne-sante-europeens
21 Secrétariat général du Conseil d’orientation des retraites. Les limitations d’activité entre 55 et 69 ans dans cinq pays européens depuis 2008. Conseil d’orientation des retraites, Document de travail n°7, Séance plénière du 23 novembre 2016. 7 p. http://www.cor-retraites.fr/IMG/pdf/doc-3656.pdf

Citer cet article

Robine JM, Cambois E. Estimation de l’espérance de vie sans incapacité en France en 2015 et évolution depuis 2004 : impact de la diminution de l’espérance de vie en 2015. Bull Epidémiol Hebd. 2017;(16-17):294-300. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2017/16-17/2017_16-17_1.html

(1) La différence d’espérance de vie (EV) entre la France et la France métropolitaine est négligeable. Ainsi en 2016, l’Insee estime l’EV pour les hommes à 79,3 ans en France versus 79,4 ans en France métropolitaine et à 85,4 ans pour les femmes dans les deux cas.