Maladie d’Alzheimer : l’enjeu des données épidémiologiques

// Alzheimer’s disease: the challenge of epidemiological data

Joël Ankri
Centre de Gérontologie, Hôpitaux universitaires Paris Île-de-France Ouest, Hôpital Sainte-Périne, AP-HP ; Inserm-UVSQ UMR 1168, France

La gravité de la maladie d’Alzheimer et des syndromes apparentés, et l’importance de leurs retentissements, nécessitent de pouvoir évaluer le plus précisément possible le nombre de personnes atteintes et tenter de prévoir son évolution. Cependant, les limites de cette évaluation, liées notamment à la définition des cas en population générale et aux sources de données disponibles, constituent un exemple caractéristique des enjeux de la surveillance épidémiologique.

Les politiques publiques ont besoin de données et de tendances fiables pour asseoir leurs interventions, tant sur le plan sanitaire et médico-social que préventif. Si les données sont discutables, des interprétations erronées peuvent être avancées dans un sens comme dans l’autre au profit d’intérêts professionnels, associatifs, économiques voire idéologiques. En 2007, une expertise collective de l’Inserm indiquait : « Il n’y a pas d’étude permettant de donner des chiffres de prévalence et d’incidence spécifiques de la maladie d’Alzheimer en France. On ne dispose pas de registre permettant un recensement exhaustif et pérenne des cas et la maladie est souvent ignorée même à des stades sévères ». Il existe pourtant de nombreuses sources de données, mais elles ne permettent pas une estimation précise de la fréquence de la maladie. Le plus souvent, les estimations sont faites à partir d’échantillons non représentatifs de la population générale et les procédures d’identification des cas varient avec l’évolution des critères diagnostiques et la disponibilité de marqueurs d’imagerie ou de biologie. De plus, l’inclusion dans les études de formes légères ou graves de démences et de personnes résidant en institution peut influencer fortement les résultats. Enfin, du fait de l’accroissement de la prévalence et de l’incidence avec l’âge, une autre source d’incertitude provient de la faible représentation des très âgés (au-delà de 90 ans) dans les études épidémiologiques, qui rend incertaine l’estimation de la prévalence et de l’incidence aux âges les plus élevés. Le taux de croissance du nombre de personnes démentes dans les années à venir dépendra des différents scénarios possibles de la croissance du nombre des personnes très âgées. Par ailleurs, le manque de données chez les très âgés laisse persister deux types d’interrogations : soit l’accroissement de l’incidence des démences est exponentiel avec l’âge, en faisant pour certains un phénomène lié au vieillissement (ageing-related pour les anglo-saxons) et non une maladie ; soit la confirmation d’une décroissance de l’incidence au-delà d’un certain âge, après une montée quasi-exponentielle, en fait plutôt une maladie liée à l’âge (age-related).

La validité des sources de données utilisées est donc essentielle. Dans ce numéro du BEH, L. Carcaillon et coll. établissent la pertinence des données issues des bases médico-administratives, qui reflètent essentiellement la prise en charge de la maladie par les caisses d’assurance maladie, pour estimer la prévalence chez les personnes âgées de moins 70 ans. En revanche, la sous-estimation de la prévalence chez les personnes plus âgées observée dans cette étude traduit une moins bonne prise en charge de ces malades : ceci pourrait refléter un moindre intérêt de certains professionnels pour la maladie chez les plus âgés, voire une remise en cause du statut même de maladie passé un certain âge.

Une connaissance plus précise de l’évolution du nombre de malades souffrant de maladies neurodégénératives est également essentielle pour répondre à la demande d’aide aux aidants de ces patients. De nombreuses études ont en effet souligné le poids du fardeau des aidants tant en termes sanitaires qu’en termes économiques. B. Davin et coll. montrent ici les sacrifices quotidiens des aidants de malades d’Alzheimer. Dans la prise en charge de la maladie d’Alzheimer, le couple aidant-aidé ne peut être dissocié et là encore, au-delà du nombre, la connaissance des représentations sociales de la maladie est importante pour affiner nos politiques publiques. C. Léon et coll., à partir de données explorant la population des DOM, nous en présentent un aspect qui permet de faire l’hypothèse que les solidarités familiales peuvent y être différentes de celles de la métropole.

La connaissance de l’évolution temporelle de la maladie tirée des études épidémiologiques est également importante. De l’épidémie silencieuse des années 1990, au raz de marée qui nous était annoncé, C. Helmer et coll. montrent, à partir d’une analyse de la littérature internationale incluant les données françaises, que la majorité des études vont dans le sens d’une tendance à la baisse de la fréquence de la maladie. Cependant, ces résultats ne sont ni homogènes ni faciles à interpréter.

Enfin, l’identification de marqueurs prédictifs de la maladie, que ceux-ci soient biologiques, cliniques ou fonctionnels, est nécessaire pour pouvoir établir des modes de prévention. K. Pérès et coll. nous montrent comment des difficultés fonctionnelles parfois légères se manifestent plusieurs années avant le diagnostic et devraient inciter les professionnels de santé à une vigilance particulière devant de tels troubles.

La mise à disposition de données épidémiologiques fiables sur la fréquence de la maladie d’Alzheimer est donc un enjeu de santé publique, pour faire face à la nécessaire réorganisation sanitaire et sociale, au développement d’institutions spécialisées et d’aide formelle au regard de la baisse prévisible de l’aide informelle. C’est également un enjeu économique en termes d’emplois, avec des besoins réels d’emplois qualifiés dans des domaines divers, voire l’émergence de nouveaux métiers, en termes d’aménagement de l’habitat et de développement de la domotique, et en termes de produits assurantiels. Mais il s’agit surtout d’enjeux sociétal et éthique, posant la question des solidarités intergénérationnelles pour l’avenir. Des chiffres alarmistes renforcent les représentations négatives dominantes du vieillissement imposant un fardeau financier au reste d’une société elle-même fragilisée, conduisant à un certain degré d’âgisme qui, dans le meilleur cas, peut être qualifié de compatissant (réduisant la personne âgée à la condition d’objet d’assistance). Des chiffres trop optimistes risquent de ne pas préparer assez tôt notre système d’aide et de soins aux besoins de ces malades. La diversité des acteurs intervenant autour des malades et de leurs aidants, dont la coordination des actions est essentielle, et les différences de fonctionnement des services selon leur structure juridique, les populations servies, leur financement et leur gestion, les territoires administratifs auxquels ils appartiennent ou encore le type de leurs actions (avec une dichotomie fréquente entre le sanitaire et le médico-social), sont source de difficultés dans la prise en charge de la maladie d’Alzheimer. Ces difficultés soulignent des fragilités de notre société et des dispositifs sanitaires et sociaux existants pour répondre aux besoins des personnes atteintes et de leur entourage. En termes de santé publique, cette prise en charge peut ainsi être considérée comme un marqueur du fonctionnement de notre système de santé ou, plus largement, de notre système d’aide et de soins.

Même s’il subsiste une incertitude liée au peu de données disponibles chez les plus âgés, l’accroissement de la prévalence de la maladie d’Alzheimer est une tendance « lourde » plus que probable dont les enjeux sont majeurs. Le plan maladies neurodégénératives 2014-2019 tente de relever certains de ces défis en cherchant, entre autres, à améliorer la qualité des données recueillies et à exploiter les informations issues des nombreuses cohortes (de patients ou en population générale) mises en place ou en cours de constitution.

Citer cet article

Ankri J. Éditorial. Maladie d’Alzheimer : l’enjeu des données épidémiologiques. Bull Epidémiol Hebd. 2016;(28-29): 458-9. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2016/28-29/2016_28-29_0.html