Quels sont les délais de prise en charge des cancers en France ? Étude menée à partir des registres de cancers

What are the delays in providing cancer care in France? A study based on data from cancer registries

Anne-Marie Bouvier1 (anne-marie.bouvier@u-bourgogne.fr), Patrick Arveux2, Isabelle Baldi3, Véronique Bouvier4, Sandrine Dabakuyo2,5, Mélanie Daoulas6, Guy Launoy4, Sandra Le Guyader-Peyrou7, Marc Maynadié8, Alain Monnereau7, Morgane Mounier8, Xavier Troussard9, Claire Schvartz5, Michel Robaszkiewicz6

1 Registre bourguignon des cancers digestifs (Côte-d’Or, Saône-et-Loire), Dijon, France
2 Registre des cancers gynécologiques de Côte-d’Or, Dijon, France
3 Registre des tumeurs primitives du système nerveux central de la Gironde, Bordeaux, France
4 Registre des tumeurs digestives du Calvados, Caen, France
5 Registre des cancers de la thyroïde de Marne Ardennes, Reims, France
6 Registre finistérien des tumeurs digestives, Brest, France
7 Registre des hémopathies malignes de la Gironde, Bordeaux, France
8 Registre des hémopathies malignes de Côte-d’Or, Dijon, France
9 Registre régional des hémopathies malignes de Basse-Normandie, Caen, France
Soumis le 02.07.2013 // Date of submission: 07.02.2013
Mots-clés : Cancer | Registre | Délai de prise en charge
Keywords: Cancer | Registry | Delay in patient care

Résumé

Introduction –

Le délai de prise en charge d’un cancer est une préoccupation des autorités sanitaires soulignée dans les Plans cancer. Les registres de cancer produisent ces indicateurs sans biais de recrutement.

Méthodes –

Les délais médians de première prise en charge après diagnostic ont été calculés en jours. Ils sont présentés pour l’ensemble des cas de cancers du côlon-rectum, du sein, de la thyroïde, du système nerveux central et pour les hémopathies malignes diagnostiqués entre 1999 et 2008.

Résultats –

Pour les patients recevant un traitement, le délai médian entre le diagnostic et le premier traitement variait, selon le département et la localisation du cancer, entre 9 jours (côlon) et 44 jours (hémopathies malignes). Il s’allongeait au cours du temps pour les cancers colorectaux, du sein, les tumeurs neuro-épithéliales et méningées, diminuait pour les cancers de la thyroïde et des nerfs crâniens, et variait peu pour les hémopathies malignes.

Conclusion –

Le délai de prise en charge thérapeutique après le diagnostic initial d’un cancer variait selon sa localisation et au cours du temps. Les raisons de cette variabilité sont multiples et peuvent être en partie liées aux changements de prise en charge selon les caractéristiques des patients et des tumeurs, ainsi qu’aux variations d’offre et d’accès aux soins. Il est nécessaire de poursuivre le recueil de tels indicateurs de santé, établis en plusieurs points du territoire et provenant de systèmes de surveillance pérennes, pour mesurer avec précision la part de chacun de ces facteurs.

Abstract

Introduction –

The delay observed in cancer patient care is a concern for French health authorities and is highlighted in the government’s cancer programmes. Cancer registries provide such indicators without recruitment bias.

Methods –

The median delays of initial care after diagnosis were calculated in days. They were presented for all cases of breast, colon, colorectal, thyroid and central nervous system cancers, as well as haematological malignancies diagnosed between 1999 and 2008.

Results –

For patients receiving treatment, the median waiting time between diagnosis and initial treatment varied according to geographic district and the cancer site between 9 days (colon) and 44 days (haematological malignancies). It increased over the study period for colorectal, breast, neuroepithelial and meningeal cancers. It decreased over the study period for thyroid and cranial nerve cancers, and varied little for haematological malignancies.

Conclusion –

The waiting time for cancer care after initial diagnosis varied according to the cancer site and over the study period. There are multiple possible reasons for this variability. It may be associated in part with changes in management according to patient and tumour characteristics, in addition to changes in the healthcare offer and access to care. It is necessary to continue data collection of such health indicators, taken from several points throughout the country using permanent monitoring systems, to measure the importance of each of these factors with precision.

Introduction

Si la France se situe parmi les huit pays du monde où les patients atteints de cancers présentent les meilleurs taux de survie, ces pathologies représentent la première cause de mortalité avec 119 000 décès en 2012 1. Les inégalités face à la maladie cancéreuse sont multiples et complexes : elles peuvent concerner la génétique ou l’environnement des patients, ou impliquer des facteurs géographiques, sociaux ou économiques. La lutte contre le cancer nécessite de surveiller de manière fiable et précise l’évolution de la fréquence des cancers ainsi que la nature et la qualité des soins prodigués aux malades. Il est important de disposer d’indicateurs de santé établis en plusieurs points du territoire et provenant de systèmes de surveillance pérennes. En France, les cancers sont pris en charge par un système de soins très décentralisé, aux lieux de traitement et aux intervenants multiples. La prise en charge d’un patient dépend des recommandations du moment, de l’état du patient et du choix du praticien. Il existe une grande hétérogénéité des pratiques et des modalités d’exercice en fonction des zones géographiques. L'amélioration de l'efficience du système de santé au niveau de la prise en charge diagnostique et thérapeutique et de la prévention des cancers passe notamment par un système d'information fiable, précis et durable. Les registres de cancer peuvent produire de tels indicateurs, sans biais de recrutement, en répondant aux exigences de qualité scientifique 2,3.

Des inégalités sociales dans le domaine de la santé ont été identifiées dans tous les pays industrialisés, quel que soit le niveau des dépenses consenti par le pays ou le mode d’organisation du système de soins. La France est le pays d’Europe de l’Ouest où les inégalités sociales en termes de mortalité prématurée sont parmi les plus fortes 4. De ce fait, les Plans cancer II (2009-2013) et III (2014-2018) ont fixé comme priorité nationale la réduction des inégalités sociales en regard de la prise en charge et de la survie des cancers. Les mécanismes à l’origine de ces inégalités sont nombreux et peuvent intervenir à toutes les étapes, de l’apparition de la maladie à la phase post-thérapeutique. L’un des déterminants essentiels de la prise en charge et du pronostic des patients est la rapidité de cette prise en charge à partir du diagnostic. Différents mécanismes peuvent influencer la longueur du délai de prise en charge initiale des patients, en particulier l’offre de soins et le nombre des examens demandés lors du bilan préopératoire. La variation de ce délai au cours du temps doit être considérée en regard de l’évolution au cours du temps de l’accès aux examens complémentaires requis lors du bilan préopératoire, de l’importance du bilan réalisé, de l’accès à la chirurgie ou au traitement initial recommandé selon la localisation du cancer.

L’objectif de ce travail était de décrire, en France, les délais de prise en charge pré-thérapeutique, c’est-à-dire entre la date du diagnostic du cancer et la date du premier traitement, pour les cancers du sein, du côlon, du rectum, de la thyroïde, du système nerveux central et des hémopathies malignes les plus fréquentes, à partir des données des registres spécialisés français.

Méthodes

Populations

Ce travail a été effectué à l’aide des données des registres de cancers spécialisés qualifiés par le Comité national des registres et rassemblés au sein du réseau Francim. Les registres des neuf départements français dotés d’un ou de plusieurs registres spécialisés de cancers ont été inclus. Les analyses ont concerné tous les nouveaux cas de cancer du côlon-rectum (Calvados, Côte-d’Or, Finistère, Saône-et-Loire), du sein (Côte-d’Or), de la thyroïde (Marne, Ardennes), d’hémopathies malignes lymphoïdes (Calvados, Côte-d’Or, Gironde, Manche, Orne) et de tumeurs bénignes et malignes du système nerveux central (Gironde) enregistrés par les différents registres à partir de 1999.

Variables

Le délai de prise en charge a été défini comme la période de temps écoulé entre la date de diagnostic (date du prélèvement de la première histologie ou cytologie positive) et la date de début du premier traitement instauré, quel qu’il soit. Pour les tumeurs du système nerveux central et de la thyroïde, le diagnostic était le plus souvent posé au moment de l’intervention chirurgicale. Le délai retenu était donc celui écoulé entre la date de l'imagerie et la date du premier traitement pour les tumeurs du système nerveux central, et celui écoulé entre le diagnostic et la réalisation du traitement par l’iode 131 pour les cancers de la thyroïde. Le délai de prise en charge a été exprimé en nombre de jours. La variable délai a été caractérisée par sa médiane et afin d’estimer la dispersion de cette variable, les premiers et troisièmes quartiles ont été calculés ([Q1 Q3]).

Deux périodes de diagnostic ont été définies : 1999-2003 (ou 2002-2003 pour les registres dont l’année de création était postérieure à 1999) et 2004-2008. L’âge au moment du diagnostic a été considéré en quatre ou cinq classes selon la localisation du cancer et son intérêt clinique. Les communes de résidence ont été réparties selon la définition de l’Insee en zones urbaines ou périurbaines et en zones rurales. La topographie du cancer a été codée selon la Classification internationale des maladies (CIM, 3e révision, 2000). Pour chaque localisation de cancer, la proportion de patients a été calculée par période de diagnostic, sexe, classe d’âge et zone géographique ainsi que l’effectif total par sous période. L’exérèse chirurgicale à visée curative des tumeurs solides était définie comme une exérèse macroscopiquement complète, sans envahissement des tranches de section à l’examen histologique. Les traitements non chirurgicaux adjuvants ou palliatifs par radiothérapie et chimiothérapie ont été recueillis.

Résultats

Cancers du côlon et du rectum

Au cours de la période 2004-2008, le premier traitement était chirurgical pour 93,9% à 96,2% des patients porteurs d’un cancer du côlon et pour 38,7 à 60,4% des patients porteurs d’un cancer du rectum, selon le département. Il s’agissait d’une exérèse à visée curative dans environ 70% des cas. La proportion de patients ayant pu avoir une résection chirurgicale à visée curative a peu varié entre les départements et entre les deux périodes d’étude. Une chimiothérapie de première intention était réalisée chez 3,1% à 6,1% des patients atteints de cancer du côlon selon la période et le département. Cette proportion doublait entre les deux périodes dans deux départements, passant d’environ 3% en 1999-2003 à 6% en 2004-2008. La radiothérapie était le traitement initial des cancers du rectum dans 5,3% à 21,4% des cas diagnostiqués en 2004-2008 selon les départements.

Le délai de prise en charge ne variait pas de façon importante entre les départements. Au cours de la période 1999-2008, le délai médian entre le diagnostic et le premier traitement était de 9 à 14 jours pour les cancers du côlon et de 29 à 38 jours pour les cancers du rectum, selon le département. Le délai de prise en charge a augmenté entre les deux périodes pour chaque sous-localisation.

Cancers du sein

Les données analysées portaient sur les cancers infiltrants du sein diagnostiqués en Côte-d’Or sur les périodes 1999-2003 et 2004-2008.

Le nombre de cancers infiltrants du sein est passé de 1 736 sur la période 1999-2003 à 1 964 sur la période 2004-2008 (tableau 1). Lorsqu’un traitement était administré aux patients, il était à visée curative dans 93% des cas sur la période 1999-2003 et 92% sur la période 2004-2008. Ce traitement consistait d’abord, chez la plupart des patients, en une chirurgie. En effet, sur la période 1999-2003, 88% des patients avaient reçu une chirurgie comme premier traitement. Ce taux était de 84% sur la période 2004-2008.

Tableau 1 : Répartition (%) des cas de cancers enregistrés dans les registres français spécialisés selon le sexe, l’âge, la zone de résidence et la localisation du cancer, 1999-2008
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Le délai médian de prise en charge des cancers du sein était plus long sur la période 2004-2008 (24 [16-33] jours) comparé à la période 1999-2004 (19 [12-29] jours) (tableau 2). Ce délai médian était également plus long lorsque le premier traitement administré était la chirurgie (23 [15-33] jours). Par contre, le délai médian de prise en charge était plus court chez les patients de plus de 85 ans (19 [9-36] jours) et chez les personnes résidant en milieu rural (20 [13-29] jours) au moment du diagnostic.

Tableau 2 : Délais médians de prise en charge (en jours) des cancers du côlon (N=7 875), du rectum (N=4 022) et du sein (N=3 700) enregistrés dans les registres français spécialisés, 1999-2008
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Cancers de la thyroïde

Seuls les cancers différenciés de la thyroïde, qui représentaient 90% des cas de l’ensemble des cancers de la thyroïde, ont été analysés. Entre le 1er janvier 1999 et le 31 décembre 2008, 954 cas de cancer différenciés de la thyroïde ont été diagnostiqués dans les départements de la Marne et des Ardennes (tableau 1). Parmi ces cas, la part des femmes était 3 fois plus importante que celle des hommes. La majorité des patients avaient un âge compris entre 40 et 64 ans et résidaient en zone urbaine. La quasi-totalité des patients atteints de cancer différencié de la thyroïde étaient traités à visée curative. Le traitement était chirurgical pour plus de 99% des cas, l’examen anatomopathologique de la pièce opératoire permettant le diagnostic. L’iode 131 était administré en complément de la chirurgie chez près de la moitié des patients (50% en 1999-2003 et 45% en 2004-2008) s'il existait des facteurs pronostiques défavorables. Ce traitement ne pouvait être réalisé, à cette époque, que chez des patients ayant eu une thyroïdectomie totale et en hypothyroïdie, celle-ci apparaissant en moyenne quatre semaines après la chirurgie.

Le délai de prise en charge étudié était celui calculé entre la date de diagnostic posée au moment de la chirurgie et la réalisation du traitement par l’iode 131. Le délai médian était de 31 jours. Ce délai a diminué entre les deux périodes de diagnostic (32 jours en 2004-2008 contre 29 jours en 1999-2003). Le délai médian de prise en charge thérapeutique par l’iode 131 était à peine plus court chez la femme que chez l’homme (respectivement 30 et 32 jours) et chez les patients résidant en zone rurale par rapport aux patients résidant en zone urbaine et périurbaine (respectivement 30,31 et 32 jours) (tableau 3).

Tableau 3 : Délais médians de prise en charge (en jours) des cancers différenciés de la thyroïde enregistrés dans le registre spécialisé de Marne-Ardennes (N=954), 1999-2008
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Système nerveux central

Parmi les 2 142 patients atteints de tumeurs recensés dans le registre des tumeurs du système nerveux central de Gironde sur la période 1999-2008, un tiers n’avait pas reçu de traitement à visée curative, proportion qui tendait à décroître légèrement au fil des années (environ 40% en 1999 et 30% en 2008). Parmi les 1 579 patients traités, 87% ont eu une exérèse initiale. Pour 11% des patients traités, le traitement initial a été une radiothérapie et pour 2% une chimiothérapie. Le délai médian entre l’imagerie et le premier traitement était de 9 jours pour les tumeurs neuro-épithéliales, 13 jours pour les méningiomes et 93 jours pour les neurinomes (tableau 4). De manière générale, ces délais étaient plus courts pour les tumeurs de l’enfant. L’évolution du délai médian entre l’imagerie et le traitement entre les périodes 1999-2003 et 2004-2008 varie en fonction des types histologiques. Ainsi, ce délai n’a varié que de 3 jours entre les deux périodes pour les tumeurs neuro-épithéliales (7 jours versus 10 jours) et pour les tumeurs des méninges (11 jours versus 14 jours), alors qu’il est passé de 143 jours à 92 jours pour les neurinomes (tableau 4). Les délais étaient assez comparables entre hommes et femmes, à l’exception des méningiomes pour lesquels le délai était plus long chez les femmes (18 jours versus 8 jours sur la période 2004-2008). Le délai apparaissait également plus long pour les neurinomes chez les hommes sur la période 1999-2003, mais cet écart n’était plus observé sur la période 2004-2008. On n’observait pas de différence notable entre zones rurales et urbaines concernant les délais pour les tumeurs neuroépithéliales et les méningiomes mais, pour les neurinomes, le délai entre l’imagerie et le diagnostic apparaissait plus long en zone rurale (138 jours versus 91 jours), notamment sur la période 2004-2008 (123 jours versus 87 jours).

Tableau 4 : Délais médians de prise en charge (en jours) des tumeurs neuroépithéliales et des neurinomes enregistrés dans le registre spécialisé de la Gironde (N=2 142), 1999-2008
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Hémopathies malignes

Les trois principaux sous-types d’hémopathies malignes lymphoïdes (HMLy) ont été analysés : lymphome de Hodgkin (LH), lymphome B diffus à grandes cellules (LBDGC) et lymphome folliculaire (LF). Dans les trois registres spécialisés du réseau épidémiologique hématologique (Repih), 3 048 cas ont été enregistrés (tableau 1). L’évolutivité et la prise en charge habituelle de ces HMLy est variable : chimiothérapie/radiothérapie dans les LH, chimiothérapie dans les LBDGC et chimiothérapie/surveillance dans les LF. Elle est basée sur différentes classifications et index pronostiques : IPI (International Prognostic Index) dans le LBDGC et FLIPI (Follicular Lymphoma International Prognostic Index) dans le LF. Ainsi, certaines formes de LH ou de LBDGC ont besoin d’une prise en charge rapide alors que les LF aux stades I/II relèvent parfois d’une simple surveillance, ce qui explique que les comparaisons entre ces trois types principaux de lymphomes ne sont pas licites. En fonction du registre, le délai médian de prise en charge était compris entre 22 et 34 jours pour le LH, 22 et 26 jours pour le LBDGC et entre 33 et 44 jours pour les LF (tableau 5). On ne note pas de différence en fonction du sexe dans aucun des registres et pour aucune de ces entités. Dans les LH et les LBDGC qui peuvent survenir chez des enfants, on note dans les trois registres un délai médian de prise en charge plus court par rapport à celui des patients des autres tranches d’âge. Le délai de prise en charge n’est globalement pas affecté par l’âge des patients au-delà de 15 ans. Il n’est pas non plus modifié par la zone de résidence du patient dans les trois registres étudiés, en dehors d’un délai plus court en Basse-Normandie pour le LH diagnostiqué en zone rurale. La période de prise en charge n’est pas disponible pour tous les registres. Cependant, les différences de chiffres observées entre les périodes les plus anciennes et la plus récente ne sont pas significatives en termes de prise en charge dans ces maladies.

Tableau 5 : Délais médians de prise en charge (en jours) des hémopathies malignes enregistrées dans les 3 registres français spécialisés (N=3 048), 1999-2008
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Discussion

Cette étude présente pour la première fois en France les données issues des registres spécialisés de cancers concernant les délais de prise en charge des patients porteurs de certains cancers. La mesure précise des disparités qui peuvent exister entre différents groupes de patients concernant les délais de prise en charge nécessite le recueil de données représentatives, c'est-à-dire au niveau d’une population prise dans son ensemble. Les données provenant de séries hospitalières sont entachées de biais de sélection non contrôlables et ne constituent qu’une approximation imparfaite de ce qui se passe dans la population. Or, lorsque les deux types d'information existent, des différences très importantes apparaissent entre les résultats. Les registres de population spécialisés par organe sont un excellent outil pour évaluer les pratiques médicales en permettant le recueil de données exhaustives et détaillées provenant de toutes les filières de soins sur des zones géographiques bien définies. Ils ont permis de souligner en France l’existence de différences de prise en charge et de survie en fonction des caractéristiques sociales et géographique des patients 5,6.

Notre étude ne met pas en évidence d’importante hétérogénéité inter-géographique pour les délais initiaux de prise en charge des cancers du côlon et du rectum. La diminution observée avec l’âge du délai entre le diagnostic et le premier traitement pourrait peut-être s’expliquer en partie par un possible bilan d’extension avant chirurgie, plus important chez les sujets très jeunes. C’est aussi probablement l’une des raisons expliquant les délais plus longs pour les localisations rectales que coliques. Dans une étude récente menée par l’Institut national du cancer (INCa), incluant des cas échantillonnés à partir des comptes rendus des Réunions de concertation pluridisciplinaires (RCP) de première proposition thérapeutique, les délais d’accès à la chirurgie après diagnostic d’un cancer du côlon en 2011 étaient plus longs (médiane de 15 jours) que dans l’étude actuelle. Toutefois, seuls 61% des cas attendus ont été inclus dans cette étude, et la diffusion des RCP n’atteignait sans doute pas encore la totalité des lieux de prise en charge. La raison de l’allongement observé des délais de prise en charge initiale entre les périodes d’étude n’est pas claire. Il est possible qu’il soit en partie lié à un accès plus long aux examens requis lors du bilan préopératoire ou à une réalisation plus longue d’un bilan plus complet, à un accès plus long à la chirurgie… La compréhension de ces observations nécessite la mise en place d’études ponctuelles détaillées.

L’augmentation du nombre de cancers du sein sur la période 2004-2008, observée dans les tranches d’âge plus élevées, peut être expliquée en partie par le vieillissement de la population et l’augmentation de l’espérance de vie. L’introduction du dépistage organisé du cancer du sein au cours de la deuxième période de l’étude (2004-2008) a pu favoriser la découverte des tumeurs à des stades précoces et entraîner une réduction du nombre de cancers du sein découverts sur signes cliniques ou sur métastases, nécessitant une prise en charge plus urgente. En outre, un recours plus important à des examens complémentaires pour les bilans d’extension pourrait également expliquer l’allongement du délai de prise en charge sur la période 2004-2008 comparativement à la période 1999-2003.

Nous avons observé une grande dispersion des délais de prise en charge des cancers différenciés de la thyroïde, alors que le délai médian de 31 jours est conforme aux recommandations de prise en charge 7,8. Cette dispersion peut s’expliquer par différents facteurs. Le plus fréquent est une prise en charge chirurgicale initiale incomplète, permettant le diagnostic mais nécessitant une reprise chirurgicale. Le délai à respecter entre les deux chirurgies est au minimum de deux mois, ce qui retarde d’autant l’administration de l’iode 131. Plus rarement, les patients présentaient une surcharge iodée du fait de traitement pour comorbidités associées (Cordarone® pour pathologie cardiaque par exemple) rendant impossible le traitement par l’iode 131 tant que la surcharge iodée persistait (en moyenne 3 ans).

Concernant les hémopathies malignes, ces délais variables sont expliqués par : a) la nature même de l’HMLy (évolution rapide en cas de LH ou de LDGC et évolution plus lente en cas de LF), b) son stade, avec une prise en charge plus rapide en cas de forme avancée de la maladie : stade III/IV comparé à un stade I/II, c) une offre de soins en hématologie variable d’une région à une autre (nombre de lits, nombre de médecins spécialisés) créant des disparités de prise en charge, e) des facteurs associés au patient (âge, comorbidités, niveau social).

Cette étude comporte certaines limites qui doivent rendre prudente l’extrapolation de ses résultats à l’ensemble de la population française.

Les études transversales déjà réalisées sur les données des registres français témoignent de disparités géographiques dans le traitement des cancers, qui demeurent même après ajustement sur les facteurs cliniques de confusion potentiels. Cette hétérogénéité peut en partie s'expliquer par l'absence de conduites à tenir de référence consensuelles. Chaque thérapeute ou groupe de thérapeutes exerce ses choix en fonction de sa propre expérience. Même lorsqu'elles existent, ces conduites à tenir de référence ne sont pas appliquées de la même façon dans tous les centres de soins. De plus, le délai de prise en charge peut être influencé par la disponibilité des infrastructures existantes. Dans le cas de cancers de la thyroïde par exemple, le traitement par l’iode 131 ne peut être administré qu’en secteur protégé. Le moment d’administration de ce radioélément va ainsi dépendre de la disponibilité des infrastructures existantes. Une autre des limites de cette étude est le manque de prise en compte du stade de diagnostic du cancer, des circonstances du diagnostic (par exemple lors d’un contexte d’urgence ou non, dans les suites d’un examen de dépistage ou non…) ou de la nature histologique des cancers. Chacun de ces facteurs peut influencer, selon chaque localisation de cancer, la stratégie thérapeutique retenue. Il serait également intéressant d’évaluer l’influence de la mise en place progressive, au cours des dernières années, après la diffusion du premier Plan cancer, des RCP sur les délais de prise en charge des patients. Des études spécifiques par localisation, permettant de détailler les caractéristiques des délais de prise en charge selon le stade, le mode de diagnostic et la nature histologique des cancers sont en cours de réalisation.

La prise en charge précoce des cancers a un impact majeur sur la survie. Un retard de diagnostic peut être lié à une demande de soins tardive du patient vers le système de soins ou à une prise en charge tardive du patient par ce système de soins 9,10,11,12. La mesure des délais de prise en charge des patients, en tant qu’indicateurs de qualité des soins, est complexe car sujette à des difficultés méthodologiques. Peu d’études ont été publiées sur ce thème. Elles ont concerné des petites séries ou des patients sélectionnés 10,13,14, et leurs résultats étaient contradictoires. Dans une autre étude, les patients qui avaient un délai symptôme-diagnostic d’au moins 9 mois décédaient statistiquement plus de leur cancer de la vessie que les patients pour lesquels ce délai était inférieur à 3 mois (hazard ratio - HR:1,34;[1,20-1,50]) 15. Dans une étude destinée à évaluer le rôle de l’accès aux soins et de l’état post-chirurgical sur l’administration de la chimiothérapie adjuvante pour le cancer du rectum, si l'âge avancé et la race noire étaient associés à des délais allongés d’administration de chimiothérapie adjuvante, l’état post-opératoire en était le facteur majeur 16.

La majorité des études antérieures ont montré que les retards au traitement diminuaient la survie, mais en utilisant des modalités différentes dans le calcul des délais et souvent sans tenir compte du délai de présentation clinique initiale. La complexité de la mesure des délais de prise en charge nécessite une méthodologie précise de mesure des intervalles de temps. À la différence d'autres pays, la population française est une population relativement homogène, avec un accès à l'assurance maladie théoriquement identique pour chaque citoyen au cours de son existence. Néanmoins, il est nécessaire de mesurer si l'âge, le sexe, la localisation du cancer ou, par exemple, les facteurs sociogéographiques influencent ou non la prise en charge du cancer et, surtout, dans quelle mesure le délai entre les premiers symptômes et une première consultation médicale varie ou non au sein de la population selon ces caractéristiques. En France, l’offre de soins est hétérogène et une part des disparités de prise en charge face au cancer peut incomber à l'organisation même du système de soins et à son utilisation différentielle en fonction des caractéristiques propres des patients ou de leur cancer. Cette étude suggère que les délais de prise en charge initiale après diagnostic varient selon la localisation du cancer et les caractéristiques des patients, en particulier leur lieu de résidence. Ces délais se sont allongés au cours du temps pour les cancers colorectaux, du sein, les tumeurs neuroépithéliales et les tumeurs méningées ; ils ont diminué pour les cancers de la thyroïde et des nerfs crâniens, et ont peu varié pour les hémopathies malignes.

Il est nécessaire de poursuivre ces études afin de mieux comprendre les mécanismes liés à ces tendances. La mesure de la part liée aux modifications de stratégies thérapeutiques, de celle liée aux variations d’accès aux soins ou de celle liée aux inégalités sociogéographiques sont d’un intérêt majeur en termes de santé publique. C’est l’un des axes de recherche dans lequel se sont engagés les registres de cancers.

Remerciements

Aux équipes cliniques, biologiques et anatomo-pathologiques des départements concernés ; à l’Institut de veille sanitaire et l’Institut national du cancer ; aux Agences régionales de santé ; au Conseil régional de Bourgogne, qui nous apportent leur soutien logistique ou financier et ont permis de réaliser ce travail.

Références

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Citer cet article

Bouvier AM, Arveux P, Baldi I, Bouvier V, Dabakuyo S, Daoulas M, et al. Quels sont les délais de prise en charge des cancers en France ? Étude menée à partir des registres de cancers. Bull Epidémiol Hebd. 2013;(43-44-45):581-9