Connaissance et acceptation de l’identification sexuelle par les parents : quelles incidences sur la détresse psychologique des femmes cisgenres lesbiennes et bisexuelles ? Enquête Virage LGBT, France, novembre 2015-mars 2016

// Knowledge and acceptance of homo-/bisexual identification by parents: What are the implications for the psychological distress of lesbian and bisexual cisgender women? Virage study, France, November 2015-March 2016

Tania Lejbowicz (tania.lejbowicz@ined.fr)
Ined, Université Paris Nanterre, Cresspa-GTM, Paris
Soumis le 02.12.2019 // Date of submission: 12.02.2019
Mots-clés : Femmes lesbiennes et bisexuelles | Santé psychologique | Famille | (In)visibilité | Stigmatisation
Keywords: Lesbian and bisexual women | Psychological health | Family | (In)visibility | Stigmatisation

Résumé

Introduction –

Depuis les années 1990, les recherches s’intéressant à l’état psychologique des personnes homo- et bisexuelles ont montré que leur santé mentale est moins bonne que celle de la population générale. La stigmatisation dont souffrent les individus en raison de leur sexualité minoritaire et minorisée l’explique : ces personnes sont soumises à des facteurs de stress, lorsqu’elles sont visibles en tant que minorité sexuelle, mais aussi lorsque que leur identification sexuelle n’est pas sue. Autant la visibilité que l’invisibilité sont des potentiels facteurs de stress qui détériorent l’état psychologique des personnes LGB (lesbiennes, gaies, bisexuelles). Pour comprendre ces mécanismes, cet article s’intéresse aux liens entre la détresse psychologique (pensées suicidaires, état dépressif, anxiété) des femmes cisgenres lesbiennes et bisexuelles et la connaissance et l’acceptation parentale de leur identification sexuelle.

Matériel et méthodes –

La collecte auto-administrée en ligne de l’enquête Virage LGBT (Ined, 2015-2016) permet de disposer d’un échantillon de convenance composé de 2 500 et 700 femmes cisgenres respectivement lesbiennes et bisexuelles. Le questionnaire interrogeant les pensées suicidaires, la dépression et l’anxiété, il est possible d’étudier, à l’aide de régressions logistiques dichotomiques, les différences d’état psychologique des répondantes selon la connaissance et l’acceptation parentale de leur identification sexuelle.

Résultats –

Deux principaux résultats se dégagent. Pour les femmes cisgenres lesbiennes, la connaissance de l’homosexualité par les parents n’est pas associée à un meilleur état psychologique, quand les résultats pour celles bisexuelles sont moins nets. Mais si la connaissance parentale de l’homo- ou bisexualité n’est pas nécessairement associée à une moindre détresse, l’acceptation de cette identification l’est fortement.

Discussion-conclusion –

La visibilité d’ensemble des personnes LGB est, à juste titre, un enjeu des luttes militantes contemporaines. En revanche les bénéfices d’une visibilité individuelle apparaissent moins évidents, notamment pour les femmes cisgenres lesbiennes et bisexuelles, dont l’identification est souvent niée ou considérée comme transitoire, et ce d’autant plus au sein de la famille où la sexualité féminine est particulièrement surveillée.

Abstract

Introduction –

Since the 1990s, research on the mental well-being of homo- and bisexual persons has shown that their mental health is worse than that of the general population. The stigmatization of these individuals due to their minority and minorised sexuality explains this results: these persons are subject to stress factors, when they are visible as sexual minority, but also when their sexual identification is not known. Both visibility and invisibility are potential stress factors that can have a deleterious effect on the psychological condition of LGB (lesbian, gay, bisexual) persons. To understand the mechanisms involved, this paper studied the links between the psychological distress (suicidal thoughts, depressive states, anxiety) of lesbian and bisexual cisgender women and their parents’ knowledge and acceptance of their sexual identification.

Materials and methods –

The online self-administrated data collection of the Virage-LGBT survey (INED, 2015-2016) provide a convenience sample with respectively 2,500 and 700 lesbian and bisexual cisgender women. Since the survey asks about suicidal thoughts, depression and anxiety, it is possible to use dichotomous logistic regressions to study the differences in the psychological condition of respondants according to parentals’ knowledge and acceptance of their sexual identification.

Results –

The analyses revealed two main results. For lesbian cisgender women, parentals’ knowledge of homosexuality is not associated with a better psychological condition, while results for bisexual cisgender women are less clear-cut. But if parents’ knowledge of their daughters’ homo- or bisexuality is not necessarily associated with lower level of distress, acceptance of their sexual identification is strongly associated.

Discussion-conclusion –

The overall visibility of LGB persons is rightly a focus of contemporary activist struggles. The benefits of individual visibility, on the other hand, seem to be less clear, notably for lesbian and bisexual cisgender women, whose identification is often negated or considered transitory, all the more so within the family where female sexuality is particularly monitored.

Introduction

Jusque dans les années 1950, les recherches sur la santé des personnes homosexuelles considéraient l’homosexualité comme une maladie mentale. Les travaux en santé publique et sciences sociales qui se sont développées par la suite ont dépassé cela : n’envisageant plus ces sexualités comme une pathologie, ils constatent cependant que les personnes LGB déclarent une moins bonne santé mentale 1,2 que les personnes hétérosexuelles.

Alors que ces sexualités minoritaires et minorisées étaient considérées comme à l’origine d’une santé dégradée, la stigmatisation des personnes LGB devient la raison de leur mal-être psychologique, le traitement qui leur est réservé étant avancé pour expliquer leur moins bonne santé mentale. Les individus LGB sont ainsi soumis à des facteurs de stress, les minority stress factors 3,4, qui sont particuliers puisque leur identification sexuelle n’est pas forcément visible. Ces facteurs impactent directement l’état psychologique de ces individus et peuvent avoir quatre origines : les stigmatisations subies en tant que personnes LGB (S1) ; les stigmatisations non-subies mais redoutées en tant que personnes LGB (S2) ; les stratégies mises en œuvre pour dissimuler son identification sexuelle et la crainte que celle-ci soit découverte (S3) ; l’homophobie et la biphobie intériorisée, c’est-à-dire la vision négative portée sur sa propre homo- ou bisexualité (S4). À travers les souffrances découlant des trois premières situations, le modèle de facteurs de stress (MFS) établit un lien entre, d’une part la connaissance et l’acceptation par d’autres de l’identification sexuelle et, d’autre part, la détresse psychologique : si l’homo-bisexualité est connue, la personne peut subir ou craindre de subir des stigmatisations (S1 et S2) ; si l’homo-bisexualité n’est pas connue, la personne peut souffrir des tactiques mises en œuvre pour la garder secrète, appréhender que celle-ci soit sue et craindre les stigmatisations qui en découleraient (S2 et S3).

C’est ce lien entre la connaissance et acceptation d’une part et l’état psychologique d’autre part, dont l’importance varie selon le traitement réservé aux individus LGB, que cet article étudie. Pour cela, les analyses se concentrent sur la connaissance et l’acceptation parentale de l’identification lesbienne ou bisexuelle de leur fille cisgenre. Cibler ces femmes permet de se pencher sur des minorités sexuelles particulièrement discréditées, leur sexualité étant souvent niée ou considérée comme transitoire 5,6. S’intéresser à leur place dans la famille permet d’étudier une sphère où la sexualité des femmes est spécifiquement contrôlée 7,8. Enfin, la littérature a mis en évidence les difficultés particulières que ces femmes rencontrent vis-à-vis de leurs parents : alors que certaines taisent plus ou moins longtemps leur identification sexuelle 9,10,11, les relations familiales peuvent se détériorer lorsqu’elles en ont fait part (déni, moquerie, insulte, harcèlement, rejet, etc.) 9,10,11 et dégrader ainsi leur santé mentale 12,13.

Plusieurs raisons peuvent amener à préférer la notion d’« identification sexuelle » à celle d’« orientation sexuelle » 9. L’idée selon laquelle une attirance sexuelle se traduirait par des pratiques sexuelles, et que des pratiques avec une personne de même sexe amèneraient à se définir comme homosexuelle ou bisexuelle est réductrice 14. Elle ne prend pas en considération les difficultés et les coûts sociaux qu’implique pour certaines personnes la réalisation de leurs désirs. En outre, l’approche en termes d’orientation sexuelle simplifie la place variable que les individus donnent à leurs désirs et leurs pratiques sexuelles. Elle rend mal compte des variations des identifications sexuelles au cours d’une vie. Ainsi, certains individus donnent plus ou moins de poids ou de valeur à certaines attirances ou pratiques, tandis que d’autres les tiennent pour insignifiantes ou négligeables. Ils peuvent également les considérer comme pertinentes à certains moments et moins à d’autres. Ces éléments conduisent à écarter ici la notion d’orientation sexuelle, qui a également pour inconvénient de laisser penser qu’il existe des manières plus « authentiques » que d’autres de rendre compte de sa sexualité, et à lui préférer celle d’identification 15.

Matériel et méthode

Données

De novembre 2015 à mars 2016, l’Institut national d’études démographiques (Ined) a conduit une enquête auprès des personnes LGBT sur les violences et les rapports de genre, l’enquête Virage LGBT. En France hexagonale, les personnes s’identifiant comme telles, âgées d’au moins 18 ans, étaient invitées à répondre en ligne au questionnaire de l’enquête auto-administrée via la méthode Cawi (Computer assisted web interview9. Une centaine de partenariats ont été conclus avec des entités LGBT pour diffuser largement l’information de l’enquête sur Internet (sites Internet, Facebook, Twitter, etc.) et dans des lieux physiques (centre LGBT, commerces, etc.) dans le but de diversifier les bassins de recrutement et les caractéristiques des enquêtés. Cet échantillon de convenance est composé des réponses de 7 148 personnes LGBT dont 3 537 femmes. L’article s’intéresse à la façon dont la détresse psychologique des répondantes lesbiennes et bisexuelles est associée à la connaissance et à l’acceptation de leur identification sexuelle. Pour cette raison les femmes trans lesbiennes et bisexuelles n’ont pas été retenues : la visibilité de leur identification de genre relève d’une logique distincte 16 et impacte aussi leur bien-être psychologique. Pour elles, il conviendrait de développer des analyses spécifiques prenant en compte les mécanismes relevant des identifications de genre et de sexualité.

Pour saisir l’identification sexuelle, le questionnaire Virage LGBT interroge : « Actuellement, vous vous diriez ? Hétérosexuelle ; Homosexuelle ; Bisexuelle ; Ne souhaite pas répondre ; Ne sait pas ».

Mesure de la détresse psychologique

Pour s’assurer de la validité des résultats, deux indicateurs de détresse psychologique ont été étudiés. Le premier s’intéresse aux pensées suicidaires au cours de l’année écoulée en demandant « (…) Avez-vous eu des idées noires, pensé qu’il vaudrait mieux être morte, ou pensé à vous faire du mal ? ». Le deuxième porte sur l’état psychologique au moment de l’enquête (encadré 1) : la survenue au cours des deux semaines précédentes d’un épisode dépressif majeur (EDM) 17, la déclaration de dépression ou d’anxiété comme problème de santé actuel.

Encadré 1 :
Indicateur de l’état psychologique au moment de l’enquête

L’état psychologique au moment de l’enquête (EM) intègre les réponses aux questions suivantes :

− EM1 « Avez-vous actuellement comme problème de santé une dépression, de l’anxiété ? »

− « Au cours des deux dernières semaines… » :

• EM2 « … Vous êtes-vous sentie particulièrement triste, cafardeuse, déprimée, la plupart du temps dans la journée, presque tous les jours ? »

• EM3 « … Avez-vous eu presque tout le temps le sentiment de n’avoir plus goût à rien, d’avoir perdu l’intérêt pour les choses qui vous plaisent habituellement ? »

• EM4 « … Votre appétit a notablement changé, ou vous avez pris du poids ou perdu du poids sans le vouloir ? »

• EM5 « … Vous avez eu des problèmes de sommeil presque toutes les nuits ? »

• EM6 « … Vous avez fait les choses plus lentement que d’habitude, ou au contraire vous avez eu du mal à rester en place, presque tous les jours ? »

• EM7 « … Vous vous êtes sentie tout le temps fatiguée, sans énergie ? »

• EM8 « … Vous vous êtes sentie sans valeur ou coupable presque tous les jours ? »

• EM9 « … Vous avez eu du mal à vous concentrer ou à prendre des décisions presque tous les jours ? »

• EM10 « … Vous avez eu à plusieurs reprises des idées noires, pensé qu’il vaudrait mieux être morte, ou pensé à vous faire du mal ? »

Si (EM1=oui) ou (EM2=oui et EM3=oui et au moins trois oui de EM4 à EM10) ou (EM2=oui ou EM3=oui et au moins quatre oui de EM4 à EM10), alors la répondante est concernée par un épisode dépressif majeur, la dépression ou l’anxiété au moment de l’enquête.

Mesure de la connaissance et acceptation parentale de l’homo- ou bisexualité

Le questionnaire Virage n’enregistre pas le coming out au sens « d’annoncer son homosexualité à sa famille et au monde hétérosexuel » 18, mais interroge « Les personnes suivantes connaissent-elles votre homosexualité/bisexualité ? », notamment la mère et le père. Pour les personnes au courant, la répondante doit préciser leur posture actuelle vis-à-vis de leur identification sexuelle : est-t-elle « Totalement acceptée ; Plutôt acceptée ; Plutôt rejetée ; Totalement rejetée ». Les réponses à ces questions permettent de construire deux indicateurs :

la connaissance parentale de l’identification sexuelle de l’enquêtée, qui prend la modalité « Oui » si les deux parents la connaissent et « Non » si au moins un des deux ne la connaît pas ;

l’acceptation parentale de l’identification sexuelle de l’enquêtée, qui prend la modalité « Oui » si les deux parents l’ont totalement ou plutôt acceptée et « Non » si au moins un des deux l’a plutôt ou totalement rejetée.

Analyses statistiques et choix des variables d’ajustement

Des recherches ont montré que la détresse psychologique dépend en général de caractéristiques sociodémographiques et familiales, et que, pour les personnes LGB, d’autres spécificités interviennent. Pour approcher au maximum les effets de la connaissance et l’acceptation parentale, l’étude des variations de cette détresse doit donc se faire en neutralisant ces variables, ce que permettent les régressions logistiques dichotomiques (encadré 2). Les variables d’ajustement ont été choisies soit parce qu’elles peuvent impacter la santé mentale des individus en général (âge, niveau d’éducation, statut d’activité, niveau de revenu, situation de couple, violences subies au cours des 12 derniers mois, violences sexuelles subies au cours de la vie, statut migratoire 17,19,20), soit parce qu’elles peuvent impacter celle des personnes homo- ou bisexuelles (conformité aux stéréotypes de genre, fréquentation de lieux LGBT, place de la religion dans l’éducation 5,21,22,23). Mis à part l’âge (variable continue), le statut migratoire, les violences subies et la religion (variables dichotomiques), les autres informations sont ajoutées au modèle en tant que variables catégorielles ordonnées.

Encadré 2 :
Définition et interprétation de l’odds ratio

Définition

L’odds ratio est un indicateur de risque relatif : il informe sur le risque qu’a une population de vivre un événement plutôt que de ne pas le vivre, par rapport au risque qu’a une autre population de vivre le même événement plutôt que de ne pas le vivre. Ici, les odds ratio bruts donnent les risques relatifs qu’ont les femmes cisgenres lesbiennes et bisexuelles dont les parents ne connaissent pas/n’acceptent pas l’identification d’avoir une plus grande détresse psychologique par rapport à celles dont les parents connaissent/acceptent l’identification. Les odds ratios ajustés donnent les risques relatifs qu’ont les femmes cisgenres lesbiennes et bisexuelles dont les parents ne connaissent pas/n’acceptent pas l’identification d’avoir une plus grande détresse psychologique par rapport à celles dont les parents connaissent/acceptent l’identification conditionnellement aux variables d’ajustement du modèle.

Interprétation

Trois informations guident l’interprétation des odds ratio : la significativité statistique, le coefficient et son intervalle de confiance (IC). La significativité ne peut être interprétée seule, elle doit être associée au coefficient et à l’intervalle de confiance.

Résultats

Au total, 2 495 et 721 femmes cisgenres s’identifiant respectivement comme lesbiennes et bisexuelles ont répondu à l’enquête. Elles présentent les spécificités généralement associées aux personnes LGB 14,24 : elles sont jeunes, souvent étudiantes, ont des niveaux de diplômes et de catégories socioprofessionnelles élevées, et résident surtout en zone urbaine (tableau 1).

Tableau 1 : Caractéristiques sociodémographiques des enquêtées cisgenres selon leur identification sexuelle, en pourcentage. Enquête Virage LGBT, France, novembre 2015-mars 2016
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Connaissance parentale de l’identification homo- ou bisexuelle et détresse psychologique

La connaissance parentale varie selon l’identification sexuelle de l’enquêtée : celle des répondantes cisgenres lesbiennes est connue dans plus de 8 cas sur 10 quand celle des répondantes cisgenres bisexuelles ne l’est que dans 5 cas sur 10 (figure 1).

Figure 1 : Connaissance de l’identification sexuelle par les parents selon l’identification sexuelle des enquêtées cisgenres, en pourcentage. Enquête Virage LGBT, France, novembre 2015-mars 2016
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Si la prévalence de détresse psychologique est plus élevée chez les femmes cisgenres lesbiennes et bisexuelles dont les parents ne connaissent pas l’identification, l’analyse des odds ratios ajustés nuance ce résultat (tableau 2). Pour les femmes lesbiennes, ce risque de détresse devient équivalent, que les parents connaissent ou non l’homosexualité de leur fille. Pour les femmes bisexuelles, les variables d’ajustement n’annulent pas les écarts mais en expliquent une partie : à caractéristiques constantes, les femmes cisgenres bisexuelles dont les parents ne connaissent pas l’identification ont 1,3 à 1,4 fois plus de risque de rapporter de la détresse psychologique.

Tableau 2 : Prévalence de mauvais état de santé mentale et odds ratios bruts et ajustés par identification sexuelle des enquêtées cisgenres selon la connaissance par leurs parents de cette identification. Enquête Virage LGBT, France, novembre 2015-mars 2016
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Le risque relatif d’avoir des pensées suicidaires est 1,5 fois plus élevé chez les femmes cisgenres lesbiennes dont les parents ne connaissent pas l’homosexualité que chez celles dont les parents la connaissent (tableau 2). Conditionnellement aux variables d’ajustement (à âge, niveau d’éducation, statut d’activité, niveau de revenu, situation de couple, violences subies au cours des 12 derniers mois, violences sexuelles subies au cours de la vie, statut migratoire, conformité aux stéréotypes de genre, fréquentation de lieux LGBT et place de la religion dans l’éducation fixés), ce risque n’est plus que 1,1 fois plus élevé chez les femmes cisgenres lesbiennes dont les parents ne connaissent pas l’identification.

Acceptation parentale de l’identification homo- ou bisexuelle et détresse psychologique

Lorsque les parents connaissent l’homo- ou bisexualité de leur fille cisgenre, ils l’acceptent dans environ 88% des cas, quelle que soit l’identification (figure 2). Notons que l’indicateur porte sur l’acceptation au moment de l’enquête et non au moment de la prise de connaissance de l’identification. Une partie des parents réagissent mal sur le moment, les crises familiales qui en découlent sont pour une part temporaires et se résolvent avec le temps, l’acceptation des parents se développant 21.

Figure 2 : Acceptation de l’identification sexuelle par les parents selon l’identification sexuelle des enquêtées cisgenres. Enquête Virage LGBT, France, novembre 2015-mars 2016
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Alors que le taux élevé de 88% témoigne une bonne acceptation parentale, les conséquences néfastes de la non-acceptation de l’identification homo- ou bisexuelle de leur fille sont importantes : après ajustement, la détresse psychologique reste respectivement 1,5 à 1,6 fois et 1,3 à 1,5 fois plus forte pour les lesbiennes et bisexuelles quand les parents n’acceptent pas l’identification sexuelle (tableau 3).

Tableau 3 : Prévalence de mauvaise santé mentale et odds ratios bruts et ajustés par identification sexuelle des enquêtées cisgenres selon l’acceptation par leurs parents de cette identification. Enquête Virage LGBT, France, novembre 2015-mars 2016
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Discussion-conclusion

Cet article a pour objectif d’étudier les liens entre la connaissance et l’acceptation parentale de l’identification sexuelle des femmes cisgenres lesbiennes et bisexuelles et leur détresse psychologique. Il teste ainsi des mécanismes du modèle de facteur de stress (MFS) associant (in)visibilité et état psychologique des personnes LGB : si l’homo- ou bisexualité est connue, la personne peut subir ou craindre de subir des stigmatisations (S1 et S2) impactant négativement son bien-être psychologique ; si l’homo-bisexualité n’est pas connue, la personne peut souffrir des tactiques mises en œuvre pour la garder secrète en appréhendant que celle-ci soit sue et craindre de subir des stigmatisations (S2 et S3) augmentant sa détresse psychologique.

Deux résultats notables ressortent des analyses.

Premièrement, alors que pour les femmes cisgenres lesbiennes il n’y a pas de lien entre connaissance parentale de l’homosexualité et détresse psychologique, les conclusions sont moins nettes pour les femmes cisgenres bisexuelles, leur détresse diminuant avec la connaissance. La première partie de ce résultat n’éclaire pas les mécanismes du MFS, mais invite à s’interroger sur l’attitude des parents des femmes cisgenres lesbiennes et renseigne sur le rapport équivoque qu’elles peuvent avoir à la visibilité de leur identification 5,25. Leur situation minoritaire et minorisée les expose à certaines stigmatisations. Or, si le cercle familial peut être un soutien important face aux expériences négatives, ces situations sont, à la différence par exemple du racisme, rarement expérimentées par les proches hétérosexuels dont les réactions peuvent s’avérer inadéquates voire délétères 25,26,27. De fait, pour ces femmes, la simple connaissance par les parents de l’identification homosexuelle ne semble pas jouer de rôle protecteur puisqu’elle n’est pas associée à une moindre détresse psychologique. La seconde partie du résultat incite à se pencher sur la spécificité de la bisexualité féminine. Cette sexualité reste particulièrement discréditée par rapport à l’hétérosexualité, mais aussi par rapport à l’homosexualité. Si les femmes lesbiennes n’échappent pas à certains préjugés 28, ceux qui touchent à la bisexualité féminine font de cette identification une simple phase ou une sexualité transitoire, ne remettant pas en cause l’hétérosexualité ou aboutissant à terme à l’homosexualité 6. La plus faible connaissance parentale de l’identification bisexuelle serait alors le signe d’un manque de reconnaissance de cette sexualité. Dans ce contexte, le seul fait de faire savoir son identification bisexuelle aurait un rôle bénéfique. Ce résultat illustre le rapport spécifique à la visibilité d’une identification sexuelle particulièrement déconsidérée et alimente les mécanismes du MFS quand l’identification sexuelle n’est pas connue (S2 et S3).

Deuxièmement, le rejet parental de l’homo- ou bisexualité est toujours associé, bien que plus ou moins fortement, à de moins bons états psychologiques. Ainsi si « être dans le placard » 18, c’est-à-dire cacher une identification non-hétérosexuelle, est considéré comme impactant négativement le bien-être des personnes, cela reste pour certaines une protection face aux réactions négatives pouvant découler de l’affirmation de soi 25. Ce résultat confirme un des mécanismes décrit par le modèle de facteur de stress (S1) : pour une part des femmes cisgenres lesbiennes et bisexuelles, la connaissance parentale de leur identification sexuelle aboutit à des situations de stigmatisation, détériorant leur état psychologique.

Ces analyses ne peuvent être séparées des caractéristiques des données mobilisées. Une limite des données de Virage LGBT est qu’elles proviennent d’un échantillon de convenance et ne sont pas représentatives des femmes cisgenres lesbiennes et bisexuelles. Cependant les recherches sur l’échantillonnage des personnes LGB ont montré que ce type de données reste un matériau adéquat pour étudier ces populations pour qui la constitution d’un échantillon représentatif est impossible, les données de cadrage étant inexistantes 29. Pour autant, il est possible d’anticiper les effets induits par les spécificités de cet échantillon. Basée sur le volontariat et une campagne de communication, cette collecte amène à interroger des franges spécifiques de la population LGB plus mobilisées et investies dans les espaces communautaires et potentiellement plus visibles en tant qu’homo- ou bisexuelles 9. Ainsi, l’enquête Virage LGBT capterait moins les personnes LGB qui ont des difficultés à faire part de leur identification sexuelle et pour lesquelles les conséquences négatives sur leur état psychologique sont les plus fortes. Nous pouvons donc supposer que l’importance des liens constatés dans l’article entre connaissance parentale et détresse psychologique des femmes cisgenres lesbiennes et bisexuelles est sous-évaluée.

Pour des raisons méthodologiques, le codage trichotomique des comportements parentaux « Aucun des deux parents ; Au moins un des deux parents ; Les deux parents » n’a pas été retenu car il amenait à travailler sur des sous-populations bisexuelles aux effectifs trop restreints pour produire des résultats robustes. Par ailleurs, la littérature soulignant des réactions différenciées entre mères et pères 10,14, il aurait in fine conduit à un codage en quatre modalités distinguant « Seulement la mère ; Seulement le père », donc à des sous-populations d’encore plus petites tailles.

La prise en compte de l’âge auquel les enquêtées font part de leur identification sexuelle à leurs parents permettrait d’approfondir les hypothèses et d’affiner les analyses. Cependant l’enquête Virage n’enregistre pas cette information en tant que telle, mais interroge l’âge auquel les parents apprennent l’identification sexuelle de leur fille, ce qui regroupe une plus grande variété de situations que le questionnaire ne permet pas de distinguer.

Pour autant, des analyses à ce sujet permettraient d’affiner la description des situations familiales et d’améliorer la compréhension des mécanismes impactant l’état psychologique de ces femmes.

Les études françaises sur la santé mentale des personnes homo- et bisexuelles ont, depuis le début des années 2000, confirmé les résultats des études nord-américaines : les femmes lesbiennes et bisexuelles rapportent des états plus dégradés que les hétérosexuelles 22. Bien que l’acceptation sociale et juridique des personnes LGB se soit améliorée depuis les années 1980, des stigmatisations subies et redoutées demeurent et détériorent leur état psychologique. Confirmant ces précédents résultats, cet article vient enrichir la compréhension du phénomène. Il souligne en particulier le rapport non-univoque à la visibilité de l’identification homo- ou bisexuelle, les bénéfices de la connaissance parentale n’étant pas manifestes pour l’ensemble des femmes cisgenres lesbiennes et bisexuelles. Mais, il montre aussi le rôle notable que la cellule familiale peut avoir dans l’amélioration de leur état psychologique : alors que l’acceptation parentale de l’homosexualité et la bisexualité est associée à une moindre détresse chez ces femmes, le soutien familial peine à se faire sentir et demeure insuffisant.

Remerciements

Je remercie Line Chamberland, Claire Scodellaro, Marc Thévenin et Mathieu Trachman, ainsi que les relectrices et relecteurs anonymes de la revue pour leurs précieux conseils méthodologiques et théoriques qui m’ont permis d’enrichir cet article.

Liens d’intérêt

L’auteur ne déclare pas de liens d’intérêt au regard du contenu de l’article.

Financement

L’enquête Virage LGBT et l’autrice de l’article ont reçu le soutien financier de l’Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales (ANRS) / Maladies infectieuses émergentes.

Références

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Citer cet article

Lejbowicz T. Connaissance et acceptation de l’identification sexuelle par les parents : quelles incidences sur la détresse psychologique des femmes cisgenres lesbiennes et bisexuelles ? Bull Epidémiol Hebd. 2021;(6-7):111-9. http://beh.santepubliquefrance.fr/beh/2021/6-7/2021_6-7_3.html