Les apports potentiels de l’approche comportementale dans la lutte contre la surconsommation d’antibiotiques
// The potential benefits of applying behavioural insights to reduce antibiotic overconsumption
Introduction
La surconsommation d’antibiotiques est un problème fondamentalement comportemental, fait de la somme de microdécisions prises par : 1) les professionnels de santé, qui dans 20 à 30% des cas en moyenne, prescrivent des antibiotiques même s’ils ne sont pas nécessaires 1,2, et 2) les patients, qui soit insistent auprès de leurs médecins, soit décident seuls de prendre des antibiotiques sans ordonnance ou d’interrompre leur traitement avant la fin.
Ce constat n’est pas nouveau et de nombreuses interventions, en France et dans le monde, ont cherché à informer les professionnels de santé et le grand public sur la résistance aux antibiotiques, ou à créer des outils pour aider les professionnels de santé à mieux prescrire et guider leurs patients.
Ces interventions ont mené à des améliorations nettes des taux de prescription 3, mais, l’ensemble des autorités de santé publique le reconnaissent, une marge d’amélioration importante subsiste et des efforts restent nécessaires au vu des risques potentiels que nous fait encourir une résistance croissante aux antibiotiques 4.
L’approche comportementale : une méthode pour identifier les leviers les plus prometteurs
L’approche comportementale, ou behavioural insights en anglais, offre une nouvelle façon d’aborder ce problème de santé publique. Cette approche repose sur une méthodologie simple : faire un diagnostic complet des freins, notamment psychosociaux, entrant en jeu pour permettre d’identifier des solutions ciblées, qui sont ensuite testées et comparées lors d’expérimentations rigoureuses.
Pour ce faire, nous mobilisons des méthodes de recherche, tant documentaires que qualitatives et quantitatives, interrogeant la littérature, les données historiques et les individus concernés. Nous menons également des revues en profondeur des systèmes afin d’explorer l’information disponible et les incitations en place.
Nous cartographions l’ensemble des obstacles identifiés, qu’ils soient informationnels (« Est-ce que les individus ont les connaissances nécessaires ? »), motivationnels (« Les individus sont-ils suffisamment incités / ont-ils suffisamment envie d’adopter le comportement souhaité ? »), sociaux (« L’environnement social entourant un individu permet-il le comportement ? ») ou, enfin, liés aux capacités de l’individu (« Le comportement désiré est-il possible à mettre en place ? / les individus en ont-ils le temps et les moyens ? »).
Cette cartographie nous permet enfin de proposer des solutions adaptées à la réalité des situations et de la psychologie des individus impliqués. En d’autres termes, ce n’est qu’en considérant les obstacles véritablement rencontrés par un médecin et un malade lorsqu’ils décident respectivement de prescrire ou de prendre des antibiotiques que l’on peut arriver à des solutions efficaces.
Établir les freins à la réduction de la prescription et/ou consommation d’antibiotiques
Un nombre important d’études ont été consacrées à l’identification des facteurs expliquant la surconsommation d’antibiotiques. Ces études ont montré que la décision de prescrire est affectée non seulement par la capacité du médecin à établir un diagnostic correct, mais aussi par des facteurs tels que les croyances préalables des patients concernant les antibiotiques, et les comportements qui en découlent lors de la consultation 5, la nature et la qualité du dialogue entre le patient et le médecin 6, ou encore les perceptions par les médecins des attentes de leurs patients et leurs craintes de conséquences négatives en cas de non-prescription.
Pour illustrer les apports de l’approche comportementale, il est utile d’imaginer une consultation médicale et les différentes étapes qui peuvent, avant, pendant et après cette consultation, mener à une prise d’antibiotiques même si celle-ci n’est pas nécessaire. La figure ci-dessous résume ces différentes étapes et fournit des exemples d’obstacles à chaque étape. Cette illustration est bien sûr schématique, et se concentre uniquement sur les prescriptions dans le contexte de la médecine de ville, mais elle permet d’illustrer la façon dont l’approche comportementale peut apporter de nouvelles solutions.
Comment lever ces freins ?
L’identification de ces freins permet de développer des interventions complémentaires à la formation traditionnelle des soignants, prenant en compte les capacités, contraintes et motivations des médecins et de leurs patients.
Face aux freins informationnels tout d’abord, les autorités sanitaires ont mené de nombreuses campagnes d’information à destination des soignants et du grand public dont l’objectif a été de sensibiliser à la question de la surconsommation. La campagne « Les antibiotiques, c’est pas automatique » reste l’exemple le plus cité en France. Ces campagnes sont essentielles pour s’assurer d’un niveau de connaissance de base. La Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) et la Behavioural Insights Team (BIT) collaborent d’ailleurs actuellement avec Santé publique France sur de nouveaux projets de communications visant à informer plus spécifiquement sur l’antibiorésistance. Ces campagnes ne sont néanmoins pas suffisantes et n’adressent qu’un seul type de frein.
Devant la mise en évidence des limites de temps, compétences et outils avec lesquels les médecins exercent leur pratique au quotidien, ces campagnes ont été plus récemment complétées par des outils d’aide à la décision. Les tests rapides d’orientation diagnostique (Trod) permettent par exemple d’établir rapidement si une infection est bactérienne et des plateformes d’aide à la prescription permettent d’accéder rapidement aux dernières recommandations : l’utilisation de la plateforme Antibioclic s’est par exemple généralisée en France.
Face à des difficultés et à un manque de temps pour pouvoir faire la pédagogie nécessaire pour convaincre des patients certains de devoir prendre des antibiotiques, des outils d’accompagnement comme l’ordonnance de non-prescription 7 ont été élaborés. Cette dernière vise à résumer pour les patients les raisons pour lesquelles ils n’ont pas besoin d’antibiotiques et à leur offrir des alternatives de soin. Ce type d’outil permet par ailleurs de légitimer, raccourcir et simplifier le discours, et pourrait aider dans des contextes où le dialogue entre médecin et patient est difficile. L’utilisation de cet outil est encore limitée en France, mais des études menées notamment au Royaume-Uni 8, ainsi que des enquêtes qualitatives menées par l’Assurance maladie ont montré des premiers signes encourageants auprès de médecins et patients, en particulier lorsque ces outils sont combinés à des formations pour les soignants. Il pourrait donc être efficace de chercher à tester et encourager leur utilisation.
De la même manière, des interventions qui n’ont pas encore été testées en France pourraient permettre d’accentuer l’exceptionnalité de la prescription d’antibiotiques : des ordonnances spécifiques, voire sécurisées (comme celles utilisées pour la morphine), pourraient conférer aux antibiotiques un statut spécial ; des ordonnances différées, à ne retirer que, par exemple, à la suite d’un Trod positif réalisé en pharmacie ou si les symptômes perdurent au-delà d’un certain nombre de jours, permettraient de souligner le côté exceptionnel de la prise d’antibiotiques. Nos travaux ont montré, de manière anecdotique, que ce type d’ordonnances différées étaient déjà utilisées ; les systématiser pourrait offrir une solution supplémentaire.
Une dernière catégorie d’interventions, inspirées des enseignements des sciences comportementales, consiste à motiver un changement de comportement chez les médecins, notamment en les invitant à mener une réflexion sur leurs pratiques grâce à des comparaisons avec leurs pairs ou avec les recommandations de santé publique. Le BIT a ainsi mené plusieurs études au Royaume-Uni, en Australie et en Nouvelle-Zélande au cours desquelles des courriers ont été envoyés à des gros prescripteurs d’antibiotiques pour les informer que leurs taux de prescription étaient relativement élevés et leur suggérer des alternatives. Ces interventions ont été particulièrement efficaces, un seul courrier permettant de réduire les taux de prescription jusqu’à 12% pour ces prescripteurs 9,10. En France, la rémunération sur objectifs de santé publique (Rosp) et les profils prescripteurs distribués par l’Assurance maladie aux médecins s’appuient sur des principes similaires, mais les indicateurs « antibiotiques » apparaissent aujourd’hui un peu noyés parmi de nombreux indicateurs. La DITP et le BIT collaborent actuellement avec la Direction générale de la santé et l’Assurance maladie pour développer et tester l’efficacité de nouveaux profils prescripteurs centrés sur les seules prescriptions d’antibiotiques.
Bien que celui-ci relève davantage d’un changement structurel, un dernier type d’intervention vaut la peine d’être mentionné ici : afin d’éviter les consommations d’antibiotiques sans ordonnance et de prévenir l’interruption précoce des traitements, il pourrait être efficace de tester l’introduction de médicaments délivrés seulement dans les quantités prescrites (autrement dit, sans les boîtes) et, potentiellement, en les associant à des guides de prise des antibiotiques. En effet, il a été montré qu’une partie importante des consommations d’antibiotiques non prescrites étaient liées à un stockage des comprimés restants à la suite d’un traitement 11.
Perspectives futures
L’approche comportementale, en s’appuyant sur une compréhension réaliste de la psychologie humaine et des systèmes dans lesquels les individus évoluent et prennent des décisions, ouvre de nouvelles perspectives dans la lutte contre l’antibiorésistance. En effet, dans un contexte où développer de nouveaux antibiotiques devient de plus en plus coûteux et complexe, il semble essentiel de continuer à chercher des solutions pour réduire la consommation humaine d’antibiotiques. Les investissements récents des autorités sanitaires françaises dans leurs capacités à appliquer cette méthode représentent donc, selon nous, une réelle opportunité que nous sommes ravis de pouvoir accompagner.
Liens d’intérêt
Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêt au regard du contenu de l’article.
Références
service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/774129/Behaviour_Change_for_Antibiotic_
Prescribing_-_FINAL.pdf
Citer cet article
france.fr/beh/2021/18-19/2021_18-19_7.html