Effets à court et à long terme de la maltraitance infantile sur le développement de la personne
// Short and long term impact of child maltreatment on individual development
Résumé
Qu’elle se manifeste sous forme d’actes de nature physique (abus physique) ou psychologique (maltraitance psychologique, exposition à la violence conjugale) ou d’omission de réponse aux besoins des enfants (négligence), la maltraitance touche de nombreux enfants chaque année. La communauté scientifique, de même que l’Organisation mondiale de la santé, reconnaissent d’ailleurs désormais cette problématique comme un sérieux problème de santé publique. Les conséquences qu’elle entraîne sur le développement de la personne sont importantes et de plus en plus documentées de manière longitudinale.
Cet article présente un survol des connaissances sur les conséquences à court et à long termes de la maltraitance envers les enfants. Plus précisément, les conséquences sur les plans socio-affectif, physique, neurobiologique et cognitif sont abordées. Sont également discutés les impacts de la maltraitance selon leur chronicité et leur cooccurrence.
L’article conclut sur l’importance d’agir en amont le plus tôt possible pour contrer cette problématique.
Abstract
Whether it takes the form of acts of a physical (physical abuse) or psychological nature (emotional abuse, exposure to domestic violence) or failure to meet children’s needs (neglect), maltreatment affects many children each year. The scientific community, as well as the World Health Organization, now recognize this issue as an important public health issue. The consequences it has on the development of the person are important and increasingly documented in a longitudinal way.
This article provides an overview of what is known about the short– and long-term consequences of child maltreatment. More specifically, the socio-emotional, physical, neurobiological and cognitive consequences are discussed. The impacts of maltreatment are also discussed, according to their chronicity and co-occurrence.
The article concludes on the importance of acting upstream as soon as possible to counter this problem.
Introduction
Depuis ces dernières décennies, le développement des connaissances a permis de rendre compte non seulement de l’ampleur et
de l’étiologie des différentes manifestations de maltraitance envers les enfants, mais aussi des impacts sur leur développement,
menant la communauté scientifique 1,2 et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) 3 à l’identifier comme un réel problème de santé publique. Les effets à court et à long terme de la maltraitance sur le développement
socio-affectif, physique, neurobiologique et cognitif de l’individu sont importants et ce, peu importe la forme (abus physique,
abus sexuel, négligence, maltraitance psychologique, exposition à la violence conjugale) 4,5,6. En outre, la maltraitance envers les enfants entraîne également des conséquences au plan sociétal. Au Canada par exemple,
on estime à 15,7 milliards le coût annuel de la maltraitance, incluant les coûts directs et indirects 7. Ces coûts sont encore plus élevés aux États-Unis puisqu’ils sont estimés à plus de 124 milliards de dollars, ce qui représente
au niveau individuel environ 210 000 dollars, incluant les frais médicaux à long terme, la perte de productivité et les frais
légaux 8. En Asie, les retombées économiques de la maltraitance envers les enfants sont estimées entre 1,4% et 2,5% du produit intérieur
brut annuel selon les régions 9.
Cet article vise à présenter de façon synthétique l’état des connaissances actuelles concernant les effets de la maltraitance infantile sur le développement de la personne et la santé, tant à court terme qu’à long terme. Il se base sur un état des connaissances publié en 2018 par l’Institut national de Santé publique du Québec 10 et repose sur une synthèse (non exhaustive) de méta-analyses, recensions narratives et systématiques publiées depuis 2000.
Les bases de données bibliographiques suivantes ont été interrogées : Medline, Psychinfo, Scopus, Social Services Abstracts, Erudit. Trois catégories de mots clefs ont été incluses dans l’énoncé de recherche : maltraitance (15 mots-clés), petite enfance (8 mots clés) et effets (7 mots clés). Une recherche par noms d’auteurs a également été réalisée pour compléter la recherche bibliographique. Il s’agit principalement de recherches menées dans les pays occidentaux.
La notion de maltraitance utilisée dans ces travaux et dans le présent article englobe toutes les formes de négligence, de violence ou d’abus susceptibles de nuire à la sécurité, au développement et à l’intégrité physique et psychologique de l’enfant. Il s’agit à la fois d’omissions, c’est-à-dire de l’absence de réponse aux besoins d’ordre physique, psychologique et social de l’enfant, et d’actes dirigés directement ou indirectement contre celui-ci. Plus concrètement, la maltraitance peut prendre la forme d’abus physiques ou sexuels, de négligence physique, émotionnelle, médicale ou éducative, d’abandon ou d’abus psychologique, incluant l’exposition à la violence conjugale.
Dans le présent article, les effets associés à la maltraitance ne sont pas systématiquement distingués selon la forme de maltraitance. En effet, on reconnaît qu’il existe d’une part des impacts multiples à une même forme de maltraitance et, d’autre part, que différentes formes de maltraitance peuvent mener à un même impact sur le développement de l’enfant 11,12,13,14. Ainsi, la littérature examinée a permis de dégager trois grands domaines du développement de la personne qui peuvent être affectés par la maltraitance : socio-affectif et comportemental, physique, neurobiologique et cognitif. Ces domaines sont abordés tour à tour dans le présent article.
Conséquences socio-affectives et comportementales
Sur le plan socio-affectif, la recherche démontre que les enfants qui sont négligés, abusés psychologiquement ou physiquement présentent davantage de retrait, d’évitement, de symptômes dépressifs, d’anxiété, et une faible estime de soi comparativement aux enfants n’ayant pas subi de maltraitance 15,16,17,18,19,20,21. Les enfants victimes de maltraitance, surtout dans les formes physiques, sont aussi à risque de développer des troubles alimentaires 5. Concernant les difficultés comportementales associées à la maltraitance, on compte, entre autres, la colère, l’agressivité, l’impulsivité, de même que les comportements d’opposition, la délinquance et la consommation abusive de drogue et d’alcool 5,15,16,18,19,20,22. Les symptômes dépressifs, l’anxiété et les problèmes de consommation représentent les conséquences documentées de l’abus physique et de la négligence pour lesquelles les évidences scientifiques sont les plus solides 5. Enfin, d’autres dimensions du développement socio-affectif, comme la qualité de l’attachement entre l’enfant et la personne qui s’en occupe au quotidien ainsi que ses interactions sociales sont affectées négativement par la maltraitance, surtout si elle est subie avant l’âge scolaire 19,22. Les jeunes enfants victimes de maltraitance sont aussi à risque de développer des difficultés dans la reconnaissance et la compréhension des émotions chez les autres 23. Depuis les années 1990, plusieurs études indiquent que les enfants victimes de maltraitance sont plus à risque de développer un état de stress post-traumatique (ESPT) 24,25,26. À plus long terme, la maltraitance infantile est également associée à la survenue de violences dans les relations intimes (ex. : conjugale, parentale), l’abus de substances, divers problèmes de santé mentale (ex. : anxiété, dépression, trouble alimentaire), des idées suicidaires et le décrochage scolaire 5,11,27,28,29.
Conséquences physiques
De plus en plus d’études rapportent des effets négatifs de la maltraitance sur la santé physique. Le fait de secouer un bébé, par exemple, peut modifier la structure de son cerveau et engendrer des dommages permanents causant des retards et des déficits psychomoteurs, des difficultés d’apprentissages, des problèmes visuels ou auditifs, de l’épilepsie, de la paralysie et, dans certains cas plus rares, le décès 20,30. Des problèmes de santé tels que la malnutrition, des problèmes de vision ou des problèmes bucco-dentaires 31 et certaines maladies chroniques telles que l’asthme, les maladies cardio-respiratoires ou encore le diabète peuvent aussi être causés ou aggravés par la maltraitance 31,32 et peuvent perdurer jusqu’à l’âge adulte 33. Les évidences scientifiques sur les impacts physiques à long terme de la maltraitance sont toutefois considérées soit faibles ou inconsistantes d’une étude à l’autre et les résultats devraient, en ce sens, être interprétés avec prudence 5. En effet, les mécanismes par lesquels l’expérience de maltraitance pourrait influencer la santé physique sont encore mal connus. Néanmoins, le développement des travaux sur l’incorporation biologique de l’environnement (ou embodiment) offrent des pistes d’explication intéressantes. Ces travaux montrent que l’exposition précoce et chronique à des situations de vie adverses peut avoir des effets biologiques à long terme, notamment en influençant le système de réponse au stress ou même l’expression de certains gènes 34. Il faut souligner par ailleurs que les études menées auprès de populations humaines dans ce domaine sont relativement rares et qu’il s’agit d’un champ de recherches en développement.
Conséquences neurobiologiques et cognitives
Des conséquences sur le plan neurologique et cognitif, telles que les problèmes d’attention, la dégradation des fonctions exécutives et des habiletés cognitives plus faibles ont été rapportées dans les études, tant en lien avec l’abus que la négligence 17,19,21,35,36,37,38. Récemment, une recension des écrits de Nemeroff 6 montrait que des altérations biologiques persistantes étaient associées à la maltraitance infantile, y compris des modifications des systèmes neuroendocriniens et neurotransmetteurs.
Les impacts négatifs sur le fonctionnement cognitif peuvent, quant à eux, se faire sentir dès l’âge de 3 ans 17. La maltraitance est aussi associée au ralentissement du développement du langage 19,36,38,39,
et particulièrement dans les cas de négligence 4. Les résultats des études ont d’ailleurs montré que les enfants ayant des antécédents de maltraitance connaissaient souvent
des altérations de leurs résultats scolaires. Plus précisément, la maltraitance serait associée à des retards dans le niveau
scolaire de l’enfant par rapport à son âge, à une plus faible performance académique et à la participation à des programmes
d’adaptation scolaire (parcours particuliers, ou special education interventions) 40. En outre, Manly et ses collègues 39 se sont intéressés à la performance académique chez les enfants d’un milieu à risque et rapportent que les enfants négligés
à l’âge de 4 ans obtenaient des résultats académiques plus faibles en première année du primaire comparativement aux enfants
qui n’étaient pas négligés.
Facteurs aggravants
Plus une forme de maltraitance est considérée comme sévère, plus elle se présente tôt dans la vie de l’enfant, est récurrente et survient en cooccurrence avec d’autres formes, plus les impacts à court et à long termes sont importants 5,11,12,41,42 et irréversibles au plan neurobiologique 6.
D’une part, en ce qui concerne l’effet aggravant de la précocité de la maltraitance, cela est en grande partie attribuable à la plus grande vulnérabilité des tout-petits. Ainsi, concernant la répercussion de la maltraitance sur les structures cérébrales, l’âge est particulièrement important. De 0 à 36 mois, la plasticité cérébrale est maximale, rendant cette période particulièrement sensible. Cependant, la croissance du cerveau de l’enfant ne se fait pas de façon homogène, elle débute pendant la période prénatale et se poursuit jusqu’à la fin de l’adolescence. Certaines zones se développent plus précocement et plus rapidement. Les régions hippocampiques seraient ainsi plus vulnérables au stress de la naissance à deux ans, alors que les zones frontales continuent leurs développements jusqu’à la fin de l’adolescence et seraient ainsi plus sensibles à des traumatismes plus tardifs 43. De plus, c’est lors de ces premiers mois que se mettent en place les liens entre l’enfant et les adultes qui en prennent soin, en premier lieu ses parents. Pendant cette période, leur dépendance à l’adulte pour les soins quotidiens et la réponse aux besoins de base est totale. Ces besoins sont d’ordre physiologique et de santé, mais également du domaine de la sécurité affective et relationnelle 44.
D’autre part, en ce qui concerne l’effet aggravant de la cooccurrence, cela se présente comme un cumul des expériences vécues, que ce soit par la cooccurrence des différentes formes de maltraitance ou par leur combinaison avec d’autres événements de vie aversifs considérés comme ayant un potentiel traumatique (ex. : vivre un désastre naturel, décès, incarcération ou hospitalisation d’un parent). À cet égard, les résultats des études sur la polyvictimisation soulignent que l’accumulation des victimisations, incluant la maltraitance, joue un rôle plus important que leurs formes individuelles pour expliquer les problèmes socio-affectifs et comportementaux 45,46. Dans la même veine, certains chercheurs postulent que les facteurs de risque présents dans la famille contribuent également à expliquer les impacts de la maltraitance sur l’enfant 47. Le cumul peut aussi prendre la forme d’expériences de maltraitance qui s’échelonnent et évoluent tout au long de l’enfance et de l’adolescence ; d’ailleurs, la maltraitance est un facteur de risque connu de la revictimisation 48 et de la polyvictimisation. En outre, les risques de victimisation répétée sont plus importants lorsque la première victimisation a été vécue en bas âge comparativement à l’adolescence 48. Les résultats de l’étude québécoise de Cyr et coll. 45 indiquent aussi que les catégories de victimisation les moins prévalentes (soit l’abus physique, l’abus sexuel et la négligence) ont été vécues de manière disproportionnée par les polyvictimes, c’est-à-dire celles ayant vécu plus d’une forme de victimisation au cours de leur vie, en comparaison aux jeunes non-polyvictimes. En outre, l’effet cumulatif peut être transporté à l’âge adulte et contribuer ainsi au cycle de l’adversité et de la violence familiale 49.
Des conséquences diverses et complexes
Non seulement les enfants victimes de maltraitance sont plus à risque de vivre un ESPT, mais de plus en plus d’experts conceptualisent la sévérité et la diversité des symptômes observés chez plusieurs enfants maltraités en termes de traumatisme complexe 50,51,52,53. Le trauma complexe se distingue du traumatisme simple par le caractère interpersonnel et répété de l’événement traumatique et par le fait que l’événement survienne durant une période vulnérable du développement de la personne. Bien au-delà des symptômes habituels de l’ESPT que sont l’intrusion, l’évitement et l’hypervigilance, le trauma complexe altère plusieurs domaines du fonctionnement de la personne : les modes relationnels tels que la capacité d’attachement, le niveau des hormones de stress dans le sang, la régulation des émotions, la dissociation, la gestion des comportements, les cognitions et fonctions exécutives, ainsi que l’identité 54.
Conclusion
Il est largement convenu que les différentes formes de maltraitance envers les enfants constituent un problème social important qui impose non seulement des interventions réactives ou curatives, mais aussi des interventions préventives 55,56. Au regard de ses conséquences sur le développement de la personne, c’est également un problème de santé publique important.
Pour prévenir la maltraitance, la mise en place de conditions propices à des relations parent-enfant adaptées est à privilégier, afin que le plus grand nombre d’enfants possible puissent grandir au sein d’une famille exempte de dynamiques coercitives, violentes, abusives ou négligentes. À cet effet, les travaux entourant la théorie de l’attachement, pour laquelle le lien entre l’enfant et sa figure d’attachement principale revêt une importance capitale, ont bien démontré l’importance de la qualité de la relation parent-enfant pour permettre à l’enfant d’acquérir le sentiment de sécurité nécessaire à l’exploration de son environnement et à des modes relationnels positifs 57. Parmi les stratégies de prévention de la maltraitance, les programmes de visites à domicile, tels que le Nurse Family Partnership et le Early Start, de même que les programmes de développement des habiletés parentales tels que Triple P-Positive Parenting Program, comptent parmi les plus utilisés et les plus probants en termes d’efficacité 58,59,60. La création d’environnements favorables aux familles par des moyens économiques, médiatiques, légaux et éducatifs est nécessaire à la prévention de la maltraitance, car elle permet de limiter les difficultés dans la vie familiale et générer un climat social et communautaire bienveillant pour les parents et les enfants.
Pour terminer, soulignons qu’une réponse adéquate au problème de la maltraitance, par la mise en place d’interventions curatives et préventives, suppose avant tout l’existence de données de fréquence fiables à partir desquelles les progrès et les reculs peuvent être mesurés à grande échelle. Or, très peu de pays dans le monde sont en mesure de chiffrer de manière fiable la fréquence et la nature de la maltraitance infantile au sein de leur population.
Trois sources de données nous semblent essentielles et mutuellement complémentaires pour bien rendre compte de la fréquence et de l’évolution de la maltraitance. Les statistiques annuelles publiées chaque année par certains gouvernements, à partir des données administratives consignées dans leurs systèmes d’information, constituent un premier pas incontournable. Les États-Unis et l’Australie, notamment, font cet exercice depuis plusieurs années 61,62. À cet égard, la France, via l’Observatoire national de protection de l’enfance (ONPE), a publié en janvier 2018 quatre chiffres-clés en protection de l’enfance : 1) nombre de mineurs et jeunes majeurs suivis au 31 décembre 2016 ; 2) nombre de mineurs ayant fait l’objet de la saisine d’un juge des enfants en protection de l’enfance ; 3) nombre d’infanticides enregistrés en 2016 par les forces de sécurité ; 4) les dépenses en protection de l’enfance 63.
Toutefois, ces données administratives offrent généralement peu de renseignements sur la sévérité des cas, le profil psychosocial des enfants maltraités et les caractéristiques de leur milieu de vie. Une autre source de données essentielle provient des études d’incidence qui sont menées auprès des professionnels des services de protection (ou d’autres agences de services sociaux). Ces études permettent d’aller au-delà des données administratives, en documentant la nature et la sévérité des situations connues de ces services, ainsi que le profil clinique des enfants et les caractéristiques de leur milieu familial. À notre connaissance, seuls le Canada, les États-Unis et les Pays-Bas se sont dotés de tels outils 64,65,66,67,68,69. Les données provenant de ces études sont collectées de manière périodique et tiennent compte de la part de la maltraitance qui est connue des services.
Enfin, les enquêtes populationnelles, réalisées directement auprès d’un échantillon représentatif des ménages, constituent une troisième source de données incontournable, en documentant plus largement la prévalence de la violence à l’endroit des enfants. Le Canada et les États-Unis produisent de telles enquêtes périodiquement 70,71. Ces enquêtes estiment l’ampleur des cas de violence et de négligence tels que déclarés par les parents 70 ou les enfants eux-mêmes 45,72 qui ne sont pas nécessairement signalés aux autorités, parce qu’ils sont méconnus ou qu’ils concernent des situations en apparence moins sévères, telles que la punition corporelle 73.
Liens d’intérêt
Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêt au regard du contenu de l’article.
Références
A review of the literature. Child Abuse Negl. 2008;32(8):797-810.
979-95.
Les attitudes parentales et les pratiques familiales. Résultats de la 4e édition de l’enquête. Québec: Institut de la statistique du Québec; 2019. 150 p.
Citer cet article
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