Maltraitance intrafamiliale envers les enfants :
définitions d’une notion équivoque

// Domestic child abuse: definitions of an equivocal concept

Anne-Clémence Schom1 (ac.schom@gmail.com), Ludovic Jamet2, Anne Oui1
1 Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE), Paris, France
2 Institut départemental de l’enfance, de la famille et du handicap pour l’insertion (Idefhi), Canteleu, France
Soumis le 10.04.2019 // Date of submission: 04.10.2019
Mots-clés : Maltraitance | Enfant | Famille | Approche catégorielle | Approche compréhensive | Revue de littérature
Keywords: Abuse | Child | Family | Category-based approach | Comprehensive approach

Résumé

À partir de la revue de littérature francophone « La maltraitance intrafamiliale envers les enfants » (ONPE, 2016), cet article a pour objectif de faire connaitre la complexité de la notion de « maltraitance intrafamiliale ».

Prenant appui sur la définition proposée par l’Organisation mondiale de la santé sur la prévention de la maltraitance de l’enfant en 1999, une recension des références postérieures à 2000 sur les principaux portails et revues scientifiques des champs, via une recherche par mots clefs, a été réalisée. L’analyse a mis en lumière le caractère flou et ambigu de la notion de maltraitance intrafamiliale et l’absence d’une définition consensuellement admise, tant dans les domaines de la recherche que dans les pratiques de terrain. L’analyse du corpus ainsi constitué a permis de dégager deux principales modalités de saisie de l’objet d’étude. La première, dite catégorielle, qualifie et définit les faits de maltraitance. La seconde, compréhensive, propose une lecture relationnelle des faits de maltraitance.

En conclusion, les auteurs rappellent comment les contours imprécis de cet objet appellent à une vigilance lors de sa mobilisation et montrent l’intérêt d’associer, pour l’envisager dans sa globalité, les approches issues de disciplines différentes pour tendre vers un échange pluridisciplinaire.

Abstract

Based on the French scientific literature review entitled: « La maltraitance intrafamiliale envers les enfants » (ONPE, 2016), this article aims to raise awareness on the complexity of the notion of “domestic abuse”.

According to the definition proposed by World Health Organization on the prevention of child abuse in 1999, a review of post-2000 references on the main scientific portals and journals in the fields was carried out through a keywords search. The analysis highlighted the vagueness and ambiguity of the notion of “domestic abuse” and the absence of a consensual definition in both research and practice fields. The analysis of the corpus thus constituted made it possible to identify two main ways of entering data on the subject studied. The first approach, which is a category based one, qualifies and defines acts of abuse. The second one is comprehensive and offers a relational interpretation of the facts of abuse.

In conclusion, the authors remind how the imprecise contours of this object call for vigilance when mobilizing it, and show the interest of combining, in order to consider it as a whole, approaches from different disciplines to tend towards a multidisciplinary exchange.

Introduction

Le présent article discute de la complexité de la notion de « maltraitance intrafamiliale ». Nous montrerons comment les contours imprécis de cet objet appellent à une vigilance lors de sa mobilisation et soulignent l’intérêt d’associer, pour l’envisager dans sa globalité, les approches issues de disciplines différentes. L’article reprend les principales conclusions de la revue de littérature francophone « La maltraitance intrafamiliale envers les enfants » 1 publiée en aout 2016 par l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE). Ce travail visait à proposer un état des lieux des recherches et des pratiques relatives à ce thème. Les travaux francophones de différentes disciplines ont été sollicités afin d’avoir une vue d’ensemble de cette problématique. En arrière-fond, se trouvaient aussi convoquées les controverses suscitées par la disparition, dans le Code de l’action sociale et des familles (CASF), des notions d’« enfant maltraité » et d’« enfant victime de mauvais traitements » au profit de celle d’« enfant en (risque de) danger », depuis la loi n° 2007-293 du 5 mars 2007 relative à la protection de l’enfance. La toute récente loi n°2016-297 du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant a introduit le terme de maltraitance 2 (art. L.226-4 du CASF).

Le point de départ retenu était la définition de la maltraitance proposée par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) en 1999 3, qui a l’avantage de mettre en avant tant les quatre formes de la maltraitance (violences physiques, sexuelles, psychologiques et négligences), que les effets qu’elles peuvent entraîner et les types de relation dans lesquelles elles s’inscrivent : « La maltraitance de l’enfant s’entend de toutes les formes de mauvais traitements physiques et/ou affectifs, de sévices sexuels, de négligence ou de traitement négligent, ou d’exploitation commerciale ou autre, entraînant un préjudice réel ou potentiel pour la santé de l’enfant, sa survie, son développement ou sa dignité dans le contexte d’une relation de responsabilité, de confiance ou de pouvoir. » Nous noterons que depuis la publication de ce travail en 2016, l’OMS a repris et actualisé sa définition de la maltraitance en y ajoutant, comme forme potentielle de maltraitance, l’exposition de l’enfant aux manifestations de violences entre les partenaires intimes 4.

Le présent article propose une reprise de la synthèse transversale publiée dans la revue de littérature de l’ONPE. Il présente ainsi un état des lieux des recherches et travaux publiés entre 2000 et 2016 sur la maltraitance intrafamiliale envers les enfants. Si ce travail avait initialement pour objectif de stabiliser une définition de la maltraitance, l’analyse des travaux fera rapidement apparaître l’impossibilité de cet exercice. Face à ce premier résultat, la revue de littérature a plutôt cherché à définir les modes de saisie de cet objet d’étude. Deux approches complémentaires ont ainsi été dégagées et sont présentées ici, suivies d’une discussion sur les intérêts et les limites de la production des données chiffrées relatives.

Ce travail se veut ainsi une première étape et un support pour la conduite de recherches ultérieures, quelle que soit la discipline engagée.

Méthode

La réalisation de la revue de littérature a démarré par la constitution d’un corpus en interrogeant les principaux portails, bases de données (PubMed, Medline, Cairn, Persée, PsycINFO, BDSP, etc.) et revues scientifiques. Le travail s’est orienté sur les travaux francophones et même majoritairement français. Toutefois, nous avons pu observer au travers des bibliographies des différents auteurs le nombre très important de publications internationales relatives à cet objet d’étude.

Partant de la définition proposée par l’OMS en 1999, une première étape a consisté en une recension des références postérieures à l’an 2000 dans lesquelles les mots issus de la racine « maltrait* » devaient apparaître dans le corps du texte au moins une fois. D’autres critères de sélection ont progressivement été ajoutés via une recherche par mots-clés (maltrait*+famille ; maltrai*+enfan*) complétée ensuite par des ajouts en lien avec les quatre formes de maltraitance précitées. Pour tenir compte de la pluralité de désignations du phénomène de maltraitance constatée dans les premiers résultats, nous avons croisé les précédents mots-clés avec ceux de violences, mauvais traitements et abus.

Parmi ce corpus très conséquent (des centaines de travaux et recherches), 53 références francophones ont été sélectionnées en fonction de leur pertinence, leur originalité, la reconnaissance et l’inscription institutionnelle de leurs auteurs, ainsi que leur accessibilité potentielle. Cette revue de littérature s’adresse à un large public : chercheurs du champ et/ou praticiens, ainsi qu’à toute personne en contact plus ou moins direct avec des enfants et des familles, souhaitant se familiariser avec les notions, connaître davantage les situations et les faits qu’elles recouvrent. Elle est ainsi composée de références de nature différente (articles de revues scientifiques et praticiennes, ouvrages généraux et spécialisés, rapports de recherche, travaux universitaires, thèses de doctorat et d’exercice, etc.) écrites par des auteurs aux fonctions et parcours variés (professionnels/praticiens des différents terrains, chercheurs, experts, etc.), ancrés dans des disciplines distinctes, donc des épistémologies et des méthodes de travail diverses (sociologie, droit, psychologie, médecine, sciences de l’éducation, épidémiologie, etc.).

Une analyse croisée et pluridisciplinaire a débouché sur une synthèse transversale dont les principaux résultats sont présentés ci-après.

Résultats

L’analyse a tout d’abord mis en lumière le caractère flou et ambigu de la notion de maltraitance intrafamiliale et l’absence d’une définition consensuellement admise, tant dans la recherche que dans les pratiques de terrain.

La grande variabilité des définitions retenues par les auteurs trouve ses origines dans les ancrages disciplinaires, mais aussi dans les objectifs poursuivis dans les travaux. Les chercheurs ne se concentrent ainsi pas sur les mêmes éléments lorsqu’ils proposent des statistiques relatives à l’ampleur du phénomène dans l’objectif de mobiliser, souhaitent avertir l’opinion publique ou entreprennent de détecter et d’évaluer la présence ou non de maltraitances pour proposer des modalités d’accompagnement en protection de l’enfance. Une variété des termes employés (comme maltraitance, maltraité, maltraitant, mauvais traitements, sévices, violences, abus, danger) a été relevée, sans que ces termes ne soient forcément ni définis, ni distingués clairement. Ainsi, un même auteur peut utiliser ces différents termes pour évoquer un même phénomène, tandis que différents auteurs peuvent utiliser un même terme sans forcément faire référence aux mêmes réalités.

Pour tenter d’expliciter les différences retrouvées, deux approches distinctes dans la saisie de l’objet d’étude ont été mises en évidence, conduisant à des variations importantes dans les recherches sur les manières d’appréhender, de documenter, de définir et de comprendre le concept de maltraitance.

Différents modes de saisie du phénomène : approches catégorielle et compréhensive

L’approche catégorielle : qualifier et caractériser les faits de maltraitance

Dans cette première approche, nous retrouvons majoritairement les références issues des champs médicaux 5 (à visée diagnostique) et juridiques 6 (relevant d’une lecture pénaliste des faits de maltraitance). Malgré l’éloignement de ces champs disciplinaires et des pratiques consacrées, les différents auteurs tendent tous à adopter une démarche de type catégoriel qui consiste à dégager des critères d’inclusion et d’exclusion permettant de nommer, catégoriser et classifier des faits. La maltraitance est décrite à la fois selon les faits pouvant être objectivement constatés, décrits (comportements, attitudes) et potentiellement jugés, ainsi que par les signes visibles, souvent sur le corps de l’enfant, permettant de déduire les faits commis.

La catégorisation de la maltraitance admise de manière consensuelle dans les différentes références renvoie aux quatre formes principales établies par l’OMS. Cette classification est issue de la reconnaissance de la maltraitance par la communauté scientifique, en particulier médicale.

L’approche catégorielle est également retrouvée dans l’approche pénaliste des mauvais traitements, même si les quatre formes ne recouvrent pas chacune une catégorie juridique spécifique. Les juristes vont qualifier les faits ou les actes commis par les parents (ou toute personne assimilée) comme constituant ou non une infraction pénale et vont établir des degrés de sanction selon notamment le caractère de gravité. Cette qualification pourra être complétée de la notion de « circonstances aggravantes ».

Ces approches ont pour intérêt de proposer des définitions objectivables (la qualification de maltraitance étant déterminée par l’examen d’un fait avéré), des clefs de lectures partageables par l’ensemble des acteurs du champ. Donnant lieu ensuite, grâce aux catégories proposées, à la possibilité de réaliser des études statistiques de plus ou moins grande ampleur, elles ont permis de quantifier l’ampleur du phénomène et d’accentuer la nécessité de sa reconnaissance (cf. Infra, Intérêts et limites dans/pour la production de données chiffrées…).

Il serait aujourd’hui particulièrement pertinent de proposer, à la suite de ce premier état des lieux, un travail de rapprochement et de comparaison entre les signes cliniques établis par les médecins et les actes commis et reconnus par les juristes.

Cependant, il est aussi admis que les critères et les signes retenus pour déterminer la présence de maltraitance ne sont pas spécifiques et exclusifs 7. Par exemple, en dehors de certains tableaux cliniques assez exemplaires, majoritairement pour la détection des violences physiques et sexuelles (hémorragies cérébrales typiques d’un bébé secoué, brûlures de cigarettes, hématomes sur les membres inférieurs d’un nourrisson, etc.), les maltraitances vécues restent particulièrement difficiles à diagnostiquer et à caractériser. Ces approches sont donc plus limitées lorsqu’il s’agit de décrire les critères de détection des maltraitances psychologiques et des négligences 8. Quand les signes sur le corps n’existent pas/plus, les maltraitances vont être déduites des effets qu’elles entraînent 9 : la détection repose alors sur la présence chez l’enfant de comportements ou d’attitudes considérés comme des signaux d’alerte mais qui, pris isolément, ne constituent pas à proprement parler de critères diagnostiques. Par exemple, la présence d’agitation ou d’un retrait, l’apparition d’une énurésie, s’ils peuvent entraîner des interrogations, sont des symptômes qui peuvent également apparaître dans d’autres contextes, voire faire partie du développement normal de tout enfant 10. De plus, le fait de déduire les maltraitances de l’expression de certains symptômes d’alerte induit le risque de ne pas identifier les situations d’enfants maltraités qui présentent des capacités de résilience et ne développeront pas certaines manifestations symptomatiques.

Approches compréhensives de la maltraitance : description et compréhension d’un phénomène

Cette seconde approche, dite compréhensive, regroupe principalement les recherches de tradition qualitative (sociologie, psychologie, psychiatrie, sciences de l’éducation, travail social, etc.) ayant comme point commun de proposer une lecture relationnelle de la maltraitance. Afin de dépasser la seule lecture par les faits commis, les auteurs tentent de définir les relations au sein desquelles les conduites maltraitantes peuvent émerger et parfois perdurer. Cette façon d’appréhender la maltraitance permet de dépasser le manque de spécificité des signes cliniques retenus dans les approches de type catégoriel et d’intégrer à la compréhension les faits et leurs effets présents et potentiels, ainsi que le contexte de vie et les caractéristiques de l’enfant et de ses parents et de l’ensemble de son environnement relationnel. Dans ce type d’approche, au-delà des formes de maltraitance retenues, les définitions tendent davantage à évoquer ce qui va constituer des points communs 11 à ces différentes formes et à mettre en avant les mécanismes à l’œuvre dans les familles (confusions des places et des fonctions, écrasement des générations, répétitions transgénérationnelles, problématiques d’indifférenciation psychique, faiblesse des réseaux de relation et de soutien, etc.). Par exemple, après avoir défini les maltraitances, Gérard Lopez 12 propose un point de vigilance : « Ne pas confondre les violences accidentelles consécutives à un conflit ou une perte de patience et la maltraitance qui est une relation de domination asymétrique dont le but est d’empêcher l’enfant d’accéder à son autonomie ou pire [de] le détruire ».

Parmi les auteurs, nombreux sont des praticiens et des chercheurs spécialistes de la périnatalité 13, de la parentalité et de la petite enfance 14. S’intéressant à l’établissement des premières relations entre enfants et parents, leurs travaux montrent que la maltraitance peut trouver ses origines dans les aléas de ces premières rencontres, même si les conduites maltraitantes ne se manifestent parfois que des années plus tard 15.

Marqués par les apports des thérapeutes familiaux, les praticiens et les chercheurs vont alors s’intéresser aux modalités relationnelles particulières qui ont lieu au sein du groupe familial, entre la famille et son environnement élargi et qui vont concourir au développement de la maltraitance envers les enfants, à son maintien, sa chronicité et même parfois sa répétition sur plusieurs générations. La maltraitance n’est plus considérée comme le ou les fait(s) d’un parent à l’égard de son enfant, mais s’ancre dans des systèmes relationnels complexes. Des auteurs montrent alors l’intérêt de parler d’« interactions familiales à risque » 16, de « familles à transactions maltraitantes » 17 plutôt que de « familles maltraitantes », terminologie permettant d’insister sur les processus à l’œuvre au sein des relations et non sur les seules caractéristiques individuelles de chacun des membres du groupe. Il s’agit d’étudier les interactions, c’est-à-dire la rencontre dynamique entre les facteurs de vulnérabilité et de ressources 18, pris individuellement, mais aussi et surtout dans la rencontre de ces critères au sein des relations que les membres vont nouer les uns avec les autres. Les interactions entre l’histoire passée du/des parent(s), leur(s) possibilité(s) de rêver un enfant à venir, leur(s) rencontre(s) avec l’enfant réel, le contexte socioculturel de vie familiale, l’ensemble de l’environnement familial, etc., apparaissent comme autant d’éléments autour desquels concentrer l’attention scientifique.

Enfin, nous retrouvons, parmi les approches compréhensives qui se centrent sur l’appréciation de la situation globale de l’enfant, les évolutions lexicales issues de la loi du 5 mars 2007. La notion de danger ou de risque de danger permet alors de manière efficiente d’appréhender la situation globale de l’enfant, au-delà de l’angle restrictif de l’existence de violences 19. La notion de (risque de) danger en protection de l’enfance, plutôt que d’entraîner un oubli de la maltraitance, pourrait ainsi pousser l’ensemble des professionnels concernés à intégrer dans leurs analyses et leurs évaluations d’autres éléments que les seuls faits de maltraitance. Cette notion permet d’accorder une place plus importante à l’ensemble des paramètres ayant pu concourir à l’apparition des faits de maltraitance, au niveau des caractéristiques parentales, mais aussi de l’environnement familial élargi et de la qualité des réseaux de solidarité dont dispose la famille 20,21. Il s’agira également, en plus de s’intéresser à la relation entre l’enfant maltraité et le parent maltraitant, d’évaluer l’ensemble de la dynamique familiale et de s’interroger aussi sur les possibilités pour l’autre parent 22 de garantir la protection de l’enfant concerné et des autres membres de la fratrie 23.

Intérêts et limites dans/pour la production de données chiffrées relatives à la maltraitance intrafamiliale envers les enfants

Les travaux sur la mesure du phénomène de la maltraitance 9 constatent les difficultés à créer les conditions favorables au recueil de données, les écarts importants retrouvés dans les chiffres produits, et donc les limites rencontrées dans la production de données chiffrées à propos de la maltraitance intrafamiliale, ainsi que leur comparaison potentielle à des fins de recherches et/ou d’évaluation 24. Parmi les principales limites constatées dans la production de statistiques relatives à la maltraitance envers les enfants, on retrouve l’absence d’une définition partagée. Selon les seuils et critères retenus pour qualifier les faits de maltraitance, les résultats des études pourront varier de façon importante.

Dans son rapport d’élaboration sur la « Maltraitance chez l’enfant : repérage et conduite à tenir » 25, la Haute Autorité de santé (HAS) rapporte les résultats d’une revue de littérature avec méta-analyse qui avait pour objectif « d’estimer la prévalence mondiale de la violence physique chez les moins de 18 ans 26. La prévalence globale de la violence physique déclarée était de 0,3% pour les études dans lesquelles la violence était documentée et de 22,6% pour les études dans lesquelles la violence était déclarée, sans différence apparente entre les filles et les garçons ». La conception de l’étude influence donc de manière importante les résultats produits. Ainsi, le chiffre, souvent cité, de 10% d’enfants victimes de maltraitance dans les pays à haut revenus 27 serait à questionner quant à sa validité, car malgré la scientificité des méthodes utilisées, celles-ci sont aussi fonction des différentes catégories de mauvais traitements retenues, de l’appréciation des conséquences observées. Cependant, ce type d’étude en population générale, au-delà des biais identifiés (principalement de déclaration et de mémorisation), permet de prendre en compte d’autres enfants que ceux pris en charge dans les services de protection de l’enfance (retrouvés dans les études dites officielles) et ainsi de s’intéresser à ce qui a longtemps été appelé le chiffre noir 28 de la maltraitance (chiffre des situations de maltraitance non repérées par la police, par les services sociaux, etc.). Des études de ce type pourraient donc apporter des données complémentaires et venir affiner et préciser la réalité statistique du phénomène (sur le même modèle que ce qu’apporte l’enquête Virage 29 sur la connaissance des violences de genre).

Discussion

Le travail d’approfondissement réalisé pour cette revue de littérature mène au constat d’une hétérogénéité importante des approches tentant de décrire la maltraitance intrafamiliale. Il apparaît, après la lecture et l’analyse, que même si des points d’accord peuvent être trouvés, des différences entre les publications se maintiennent.

L’intérêt de cette revue de littérature repose donc sur son originalité. Elle avait pour vocation, non seulement de proposer des références amenant des éléments de réponses, mais encore de susciter de nouveaux questionnements. Plutôt que de tendre vers une recension complète des travaux existants au sein d’un champ disciplinaire, elle a permis de s’extraire de certains antagonismes 30 et de favoriser la mise en dialogue, trop rare, entre les épistémologies 14. Toutefois, et cela constitue le revers de cet intérêt, face au nombre extrêmement conséquent de références scientifiques et pratiques recensables, ce travail ne pouvait tendre vers l’exhaustivité et prend par conséquent le risque de la sélection de certains travaux. Mais en proposant une diversité des approches, nous avons souhaité montrer les enjeux de la prise en compte de ces distinctions et la nécessité d’aborder la maltraitance intrafamiliale sous des angles complémentaires. Ils constituent autant de facettes du phénomène et permettent d’en révéler toute la complexité.

Ainsi, bien que les travaux relevant de l’approche catégorielle, souvent qualifiés d’« objectifs », proposent des définitions et classifications concrètes et mobilisables pour les acteurs, ils ne permettent pas de prendre en considération l’ensemble des situations singulières ni de penser les questions de seuils et des différences, souvent très ténues, entre les formes de maltraitance rencontrées.

Par ailleurs, dans les références relevant de l’approche compréhensive, le terme de maltraitance est en général peu employé et la réalité des faits observés semble parfois se noyer dans les autres concepts utilisés comme dans les vécus subjectifs des professionnels/chercheurs (rapport intime de chacun à l’éducation, l’autorité et la sanction). De plus, en se refusant à la catégorisation pour éviter les risques de simplification, ces travaux s’avèrent souvent peu mobilisables pour quantifier les phénomènes de maltraitance.

Partant de là, les études statistiques deviennent alors particulièrement ardues à réaliser si elles ont l’ambition d’articuler les approches précitées. Malgré ces limites, elles demeurent parfaitement indispensables à une meilleure compréhension du phénomène et pour favoriser le développement des moyens à mettre en œuvre pour le prendre en charge. Ce faisant, et afin de rester rigoureuses, si ces études doivent systématiquement préciser les unités de compte, les sources employées ainsi que la méthode de collecte et les objectifs poursuivis par les auteurs 31, il est indispensable qu’elles énoncent et acceptent les limites de leurs résultats. Ces limites relevant elles-mêmes des choix d’approche du phénomène retenus par les auteurs, qui doivent aussi être spécifiés.

Conclusion et perspectives

La réalisation de cette revue de littérature sur la maltraitance intrafamiliale a permis de mettre en avant l’intérêt de cette question, aussi bien dans la recherche que dans les pratiques professionnelles. Ainsi, il semble que malgré le déni qui a entouré la maltraitance envers les enfants pendant de longues périodes 32, il y ait aujourd’hui une volonté de questionner cette problématique dans la littérature scientifique nationale et internationale.

Malgré les différences d’approches, un point constitue un réel consensus entre les auteurs : la confrontation à la maltraitance et sa prise en charge nécessitent de repenser et d’adapter les modalités habituelles de travail des professionnels, praticiens comme chercheurs, ainsi que leurs représentations de l’enfant et de la famille. En effet, face à la violence potentielle des situations rencontrées, et à cet « intolérable » 33 que constitue la maltraitance envers les enfants, les cadres de travail couramment admis demandent à être repensés et adaptés en permanence. Dans cette optique, des approches plurifactorielles et pluridisciplinaires sont des soutiens indispensables pour penser et élaborer les prises en charge, que ce soit lors des diagnostics, lors de la détection ou dans les offres thérapeutiques ou éducatives proposées à l’enfant ainsi qu’à son groupe familial comprenant ses parents et sa fratrie. Face à des enfants et des familles qui présenteront des symptomatologies très bruyantes ou parfois particulièrement silencieuses, l’ensemble des auteurs insiste sur l’importance de travailler à plusieurs, de faire appel à d’autres pour analyser et comprendre les situations rencontrées.

Au travers des différentes références étudiées et de la synthèse proposée, l’utilité de la notion de maltraitance intrafamiliale, tout comme celle des différentes approches identifiées, apparaît manifeste. La seule condition semble être que celles-ci soient articulées les unes avec les autres dans une prise de conscience réflexive des intérêts et des limites de chacune d’elles.

Même si l’absence de définition claire et générale peut sembler regrettable, la maltraitance ne semble pas pouvoir être enfermée dans une définition univoque et figée, tant les réalités qu’elle recouvre demandent à être sans cesse interrogées et reprises à la lumière des apports de chacun. Considérer la maltraitance comme un processus relationnel à l’œuvre entre parent(s) et enfant(s) – relation elle-même inscrite et fonction d’une famille, elle-même au sein d’un contexte sociétal donné – aide à la considérer dans toute sa complexité et à s’intéresser à l’ensemble des facteurs concourant à sa survenue et aux différents niveaux d’analyse nécessaires. Seules des approches concertées (médicale, sociale, sociologique, épidémiologique, juridique, psychologique, etc.) favorisent des démarches à la fois descriptives, compréhensives et évaluatives nécessaires à la bonne prise en charge des enfants et des familles.

La notion de maltraitance est donc à l’interface de différents champs disciplinaires dont aucun ne peut prétendre détenir l’exclusivité pour l’appréhender. Plutôt que de mettre dos à dos ces différentes approches, il s’agit davantage de les faire dialoguer, au service de la compréhension, la quantification, la prévention et la prise en charge de ce phénomène.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêt au regard du contenu de l’article.

Références

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Citer cet article

Schom AC, Jamet L, Oui A. Maltraitance intrafamiliale envers les enfants : définitions d’une notion équivoque.
Bull Epidémiol Hebd. 2019;(26-27):514-9. http://beh.santepubliquefrance.fr/beh/2019/26-27/2019_26-27_1.html