Facteurs organisationnels et psychosociaux associés aux contraintes posturales en milieu professionnel. Résultats à partir de l’enquête Sumer 2010
// Work organization and psychosocial factors associated with occupational postural constraints in France. Results based on the SUMER Survey 2010
Résumé
Contexte –
Parmi les contraintes biomécaniques associées aux troubles musculo-squelettiques (TMS), les contraintes posturales (CP) font partie des plus fréquemment observées chez les travailleurs. L’objectif de cette étude était d’évaluer les associations entre l’exposition à des facteurs organisationnels et psychosociaux et celle à au moins une CP ≥10 h par semaine dans la population salariée française.
Méthodes –
Cette étude s’appuie sur les données de l’enquête Sumer 2010. Les caractéristiques socioprofessionnelles et organisationnelles étaient renseignées par le médecin du travail et les facteurs psychosociaux par le salarié lui-même à l’aide d’un auto-questionnaire. Les associations entre les facteurs organisationnels et psychosociaux et l’exposition à une CP ont été explorées à l’aide de régressions logistiques.
Résultats –
L’exposition à au moins une CP ≥10 h par semaine était relevée chez 14% des hommes et 12% des femmes. Les contraintes industrielles, les normes de production ainsi que le manque de flexibilité, la surveillance hiérarchique et la polyvalence des postes de travail étaient positivement associées à l’exposition à une CP, quel que soit le genre. De même, un environnement psychosocial délétère (faible soutien social, faibles utilisation et développement des compétences et forte demande psychologique) était associé à un risque accru d’exposition à une CP.
Conclusion –
Ces résultats suggèrent la nécessité de prendre en compte les dimensions organisationnelles et psychosociales, au-delà des facteurs biomécaniques et socioprofessionnels, dans la prévention des TMS en milieu professionnel.
Abstract
Context –
Postural constraints (CPs) are – among the biomechanical constraints associated with musculoskeletal disorders (MSDs) – among the most frequently observed among workers. The objective of this study was to assess the organizational and psychosocial factors associated with occupational exposure to at least one CP ≥10 hours per week in the French salaried population.
Methods –
This study is based on data from the SUMER 2010 Survey. Socio-professional and work organization characteristics were reported by the occupational physician and psychosocial factors by the employee himself through a self-administered questionnaire. Associations between organizational and psychosocial factors, and exposure to at least one CP were explored using logistic regressions.
Results –
Fourteen percent of men and 12% of women were exposed to at least one CP ≥ 10 hours per week. Industrial constraints, production standards as well as lack of flexibility, hierarchical monitoring and job’s versatility were positively associated with exposure to CP, regardless of gender. Similarly, psychosocial contraints (low social support, poor use and development of skills, and a high psychological demand) were associated with an increased risk of exposure to CP.
Conclusion –
These results suggest the necessity to take into account organizational and psychosocial factors, beyond biomechanical and socio-professional factors, in the prevention of MSDs at work.
Introduction
En 2016, les troubles musculo-squelettiques (TMS) représentaient 87% de l’ensemble des maladies professionnelles ayant entraîné un arrêt de travail ou une indemnisation financière par le régime général de Sécurité sociale 1. La prévention des TMS d’origine professionnelle constitue ainsi un enjeu majeur de santé au travail et de santé publique. Elle nécessite en premier lieu l’identification des facteurs de risque des TMS, les contraintes biomécaniques étant l’un des principaux. Les méthodes et les outils qui permettent de mesurer les contraintes biomécaniques sont multiples et diffèrent suivant l’objectif recherché et la population d’étude. Des méthodes d’auto-évaluation de la charge de travail et des contraintes des situations de travail (échelle de Borg pour la charge physique, questionnaires, entretiens…) sont privilégiées pour des recherches épidémiologiques en population générale ou salariée. À plus petite échelle, lors d’enquêtes de surveillance en entreprise par exemple, des méthodes observationnelles (liste de contrôle, grille d’observation des risques) et/ou des analyses approfondies de la situation de travail peuvent être mises en place. Ces dernières peuvent être directes (évaluation par un ergonome ou grâce à des analyses vidéos) ou instrumentées (enregistrements biomécaniques) 2. Malgré la mise en place de tels outils, la prévention des TMS d’origine professionnelle se révèle souvent inefficace lorsque seules les contraintes biomécaniques sont prises en compte 3. Il a été montré qu’au-delà des facteurs socioprofessionnels (secteur d’activité, catégorie socioprofessionnelle…) et biomécaniques, les facteurs organisationnels et psychosociaux du travail pourraient contribuer à la genèse de TMS, notamment via une exposition plus importante à ces contraintes biomécaniques. Ces dernières sont alors considérées comme des facteurs intermédiaires expliquant la relation observée entre des facteurs distaux que sont les facteurs organisationnels et psychosociaux, d’une part, et la survenue de TMS, d’autre part 3,4.
Parmi les contraintes biomécaniques, l’exposition à des contraintes posturales (CP) (position à genoux/accroupie, maintien des bras en l’air…) est l’une des plus fréquentes chez les salariés, derrière les gestes répétitifs mais devant la manutention manuelle de charges lourdes et les vibrations 5. En 2009-2010, selon les résultats de l’enquête Sumer (Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels), 11% des salariés y étaient exposés au moins 2 heures par semaine et 6% au moins 10 heures par semaine 5. L’objectif de cette étude était d’identifier les facteurs organisationnels et psychosociaux associés aux CP, afin d’identifier de nouveaux leviers d’action pour la prévention.
Matériels et méthodes
L’enquête Sumer 2010, menée conjointement par la Direction générale du travail (DGT, inspection médicale du travail) et la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), s’est déroulée sur le terrain entre janvier 2009 et avril 2010 : 47 983 salariés interrogés en face à face par 2 400 médecins du travail ont répondu et 97% d’entre eux ont accepté de répondre à l’auto-questionnaire. Celui-ci incluait la version française à 26 items du questionnaire de Karasek, permettant l’évaluation de l’exposition aux facteurs psychosociaux (forte demande psychologique, faible autonomie décisionnelle, faibles utilisation et développement des compétences, faible soutien hiérarchique et des collègues) 5. Une pondération des données a été effectuée pour s’assurer de la représentativité de l’échantillon (calage sur marge), éviter tout biais lié au volontariat et aux caractéristiques du médecin-enquêteur, prendre en compte la corrélation entre la fréquence des visites et la fréquence des expositions et, enfin, corriger la non-réponse totale 5.
Dans le cadre de cette étude, les analyses ont porté sur les 47 738 participants âgés de 18 à 65 ans pour lesquels la durée d’exposition à au moins une CP ≥10 h par semaine avait été correctement renseignée. Les expositions aux CP étudiées (position forcée des articulations, par exemple par hyperextension du poignet, position accroupie ou en torsion, position à genoux et maintien des bras en l’air), les expositions aux contraintes organisationnelles (rythme de travail imposé par des contraintes industrielles, des contraintes marchandes, des normes de production, des contrôles hiérarchiques, dépendance à des collègues, possibilité d’interrompre son travail, de changer l’ordre des tâches, d’occuper différents postes) ainsi que les caractéristiques socioprofessionnelles (secteur d’activité, catégorie socioprofessionnelle, statut du salarié), individuelles (âge) et de l’entreprise (taille de l’établissement) étaient évaluées sur les sept jours précédant l’enquête et renseignées dans le questionnaire administré par le médecin du travail. La prévalence d’exposition aux CP a été calculée suivant deux seuils de durée d’exposition, selon les recommandations du protocole d’examen clinique européen Saltsa pour le diagnostic des TMS du membre supérieur en milieu professionnel 6 et celles de l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS) pour la charge physique du travail 7,8 : supérieure ou égale à 10 heures par semaine et supérieure ou égale à 20 heures par semaine. Les associations entre les facteurs organisationnels et psychosociaux et la présence d’au moins une des quatre CP étudiées ont été estimées en prenant en compte uniquement un seuil d’exposition ≥10 h par semaine. Ce seuil, moins contraignant, justifie d’une attention particulière pour la mise en place d’actions de prévention précoces. À l’inverse, le choix d’un seuil plus élevé (≥20 h par semaine) aurait peut-être été davantage justifié dans une étude relative aux leviers de la réparation en maladie professionnelle. Ces associations ont été estimées à l’aide de régressions logistiques, ajustées sur les caractéristiques socioprofessionnelles (hors professions et catégories socioprofessionnelles – PCS, la PCS étant corrélée aux facteurs organisationnels, psychosociaux ainsi qu’au secteur d’activité) et les caractéristiques individuelles des salariés, connues comme étant associées à l’exposition de ces derniers aux CP, mais sur lesquelles il est plus difficile d’agir dans une démarche de prévention. Les analyses ont été réalisées séparément chez les hommes et les femmes.
Résultats
Prévalence de l’exposition aux CP en fonction du genre et du niveau d’exposition
La prévalence d’exposition professionnelle à au moins une CP ≥10 h par semaine a été estimée à 13,7% (intervalle de confiance à 95%, IC95%: [13,0-14,4]) chez les hommes et 11,6% [11,0-12,3] chez les femmes (tableau 1). La prévalence d’exposition à la position à genoux et, dans une moindre mesure, au maintien des bras en l’air était plus élevée chez les hommes que chez les femmes. Les écarts entre hommes et femmes étaient faibles pour les autres CP. Lorsque le seuil d’exposition était fixé à au moins 20 heures par semaine, 8,1% [7,5-8,7] des hommes et 7,3% [6,8-7,8] des femmes étaient exposées à au moins une CP. Quelle que soit la posture considérée, les écarts entre les hommes et les femmes étaient faibles lors d’une exposition ≥20 h par semaine.
Prévalence de l’exposition à au moins une CP en fonction des facteurs socioprofessionnels
Chez les hommes, les jeunes étaient davantage exposés à une CP ≥10 h par semaine (p<0,001) tandis que, chez les femmes, les prévalences d’exposition variaient peu avec l’âge (tableau 2). Chez les hommes, la prévalence d’exposition à une CP était plus élevée pour les salariés des secteurs de la construction et de l’agriculture (29,2% et 24,8%, respectivement). Les femmes salariées du secteur agricole étaient également plus souvent exposées à au moins une CP que leurs homologues des autres secteurs (26,4% ; p<0,001). Les catégories ouvrières étaient les plus touchées par l’exposition à au moins une CP, quel que soit le genre. En revanche, parmi les employés des services, 20,1% des femmes étaient exposées à au moins une CP contre 11,1% des hommes. La prévalence d’exposition à au moins une CP était plus élevée chez les salariés en contrat temporaire (intérimaires ou CDD) ou d’apprentissage, et ce quel que soit le genre. Les hommes salariés des très petites entreprises étaient également plus exposés à au moins une CP (18,6%, p<0,001), alors que la taille de l’établissement ne semblait pas influencer l’exposition des femmes aux CP (p=0,07).
Facteurs organisationnels et psychosociaux associés à au moins une CP
La figure présente les facteurs organisationnels (A) et psychosociaux (B) associés à l’exposition à au moins une CP ≥10 h par semaine. Les contraintes de rythme de travail (les contraintes industrielles, celles liées aux normes de production, la dépendance à des collègues, les contrôles hiérarchiques) et le fait d’occuper différents postes ou fonctions étaient significativement associés à une augmentation du risque d’exposition à une CP, quel que soit le genre. À l’inverse, la possibilité d’interrompre son travail ou de changer l’ordre des tâches était associée à une diminution du risque d’exposition à une CP chez les hommes comme chez les femmes. Hormis l’exposition à une forte demande psychologique qui, chez les femmes, n’était pas associée significativement à l’exposition à une CP (odds ratio, OR=1,1 ; IC95% [0,9-1,2]), les facteurs psychosociaux étudiés étaient positivement et significativement associés à une augmentation du risque d’exposition à au moins une CP ≥10 h par semaine.
Discussion
En 2009-2010, 13% des salariés ont été exposés à au moins une CP ≥10 h par semaine, soit 2,8 millions de salariés. Cette prévalence, deux fois supérieure à celle estimée par la Dares en 2014 5, s’explique par la prise en compte de la « position forcée des articulations » dans notre étude, contrairement à la précédente, position qui représente pourtant 50% des expositions aux CP dans la population salariée française (tableau 2). Les hommes étaient globalement plus exposés que les femmes, et ce d’autant plus s’ils étaient jeunes. Néanmoins, cette différence genrée était surtout observée pour deux contraintes posturales : la position à genoux et le maintien des bras en l’air. Les salariés des secteurs de la construction et de l’agriculture, les salariés avec un contrat temporaire (intérim, CDD) et toutes les catégories ouvrières étaient davantage exposés à des CP, quel que soit le genre. Chez les femmes, la prévalence d’exposition à ces contraintes était particulièrement élevée parmi les employées de service (employés de commerce, agents de services, vendeurs, policiers…). Chez les hommes, la prévalence était également plus importante pour les salariés des très petites entreprises.
Ces résultats viennent confirmer l’association entre les facteurs organisationnels et psychosociaux et l’exposition des salariés aux CP. Les contraintes industrielles, les normes de production ainsi que le manque de flexibilité, la surveillance hiérarchique et la polyvalence des postes de travail étaient positivement et significativement associées à l’exposition à une CP, quel que soit le genre. De même, un environnement psychosocial délétère (faible soutien social, faible utilisation et développement des compétences et forte demande psychologique) était associé à un risque accru d’exposition à une CP.
Cependant, le design transversal de l’enquête Sumer ne permet pas d’évaluer les relations de causalité entre les facteurs organisationnels et psychosociaux et l’exposition aux CP. De plus, il est possible que le recueil de l’exposition aux CP réalisé au cours des sept derniers jours par le médecin du travail puisse ne pas correctement refléter une exposition sur le long terme, et ce particulièrement pour les salariés en contrat précaire. Par ailleurs, les facteurs de risque de l’exposition à au moins une CP ont été évalués en prenant en compte une durée d’exposition ≥10 h par semaine. Cependant, la prévalence des CP varie substantiellement selon le seuil d’exposition retenu (tableau 1) et le genre. Les facteurs associés aux CP pourraient ainsi varier selon le type de CP étudié, le seuil de l’exposition fixé et le genre. Afin d’optimiser les stratégies de prévention des TMS, des analyses de sensibilité devraient être menées pour explorer l’association entre les facteurs organisationnels et psychosociaux et des CP spécifiques (comme position à genoux, etc.) selon le genre et à différents seuils d’exposition.
Même si l’origine multifactorielle des TMS chez les travailleurs est maintenant largement démontrée 3,4,9, l’étude de la nature des relations entre les facteurs socioprofessionnels, organisationnels, psychosociaux et biomécaniques dans la genèse des TMS est relativement récente 4. L’exploration des mécanismes par lesquels des facteurs organisationnels et psychosociaux peuvent favoriser la survenue des TMS chez les travailleurs est nécessaire, notamment pour la mise en place d’actions de prévention efficaces. En effet, l’exposition à des contraintes biomécaniques (CP, manutention manuelle de charges, gestes répétitifs…) peut être considérée comme un facteur intermédiaire permettant d’expliquer en partie l’influence indirecte de ces facteurs (facteurs organisationnels et psychosociaux) dans la genèse des TMS 3,4,9. Dans ce contexte, les résultats de cette étude confirment la nécessité de prendre en compte ces facteurs, via et au-delà d’une exposition à des contraintes biomécaniques, dans l’élaboration des stratégies de prévention des TMS liés au travail 3.
Cette étude confirme la nécessité de tendre vers une approche intégrée et globale dans la prévention des TMS, prenant en compte l’ensemble des facteurs biomécaniques, socioprofessionnels, organisationnels et psychosociaux et leurs liaisons intrinsèques.