Épidémiologie du carcinome hépatocellulaire en Polynésie française

// Epidemiology of hepatocellular carcinoma in French Polynesia

Bertrand Condat1 (bertrand.condat@gmail.com), Andrée-Anne Lascols1, Delphine Lutringer-Magnin1,2, Fady Chakhtoura3, Stéphane Lastere1, Jean-Ariel Bronstein4, Willy A-Lo3, Jean-Marc Segalin5, Christophe Duvoux6, Éric Beaugendre1, Alain Loria1
1 Centre hospitalier de Polynésie française, Papeete
2 Institut du cancer de Polynésie française, Papeete
3 Clinique Paofai, Papeete
4 Clinique Cardella, Papeete
5 Direction de la santé, Papeete
6 Service d’hépatologie, Hôpital Henri-Mondor, Créteil
Soumis le 01.04.2022 // Date of submission: 04.01.2022
Mots-clés : Carcinome hépatocellulaire | Hépatite virale B | Obésité | Diabète | Polynésie française
Keywords: Hepatocellular carcinoma | Hepatitis B | Obesity | Diabetes | French Polynesia

Résumé

L’objectif de notre étude a été de déterminer l’incidence du carcinome hépatocellulaire (CHC) en Polynésie française et d’en décrire les principaux facteurs de risque.

Patients et méthode –

Nous avons réalisé une étude descriptive et rétrospective du 1er janvier 2008 au 31 décembre 2017 de tous les cas de CHC diagnostiqués en Polynésie française. Les patients ont été inclus dans l’étude à partir des données d’activité médicale de l’hôpital (Programme de médicalisation des systèmes d’information : PMSI), des données du service d’anatomopathologie et du répertoire des réunions de concertation pluridisciplinaire. Chaque diagnostic suspecté de CHC a été vérifié selon des critères stricts.

Résultats –

Finalement, 139 patients atteints de CHC ont été inclus. L’âge moyen au diagnostic était de 61,3 ans (écart type : ±11,3 ans) avec un sexe-ratio de 4,6. Le taux d’incidence standardisé du CHC en Polynésie française était en 2017 de 8,2/100 000 habitants (hommes : 13,5 et femmes : 2,7). Les facteurs de risque connus les plus fréquemment observés étaient l’obésité (60%), l’alcool (56%) et le virus de l’hépatite B (VHB) (51%). Les taux de l’alcool et de l’hépatite C étaient inférieurs aux taux connus en métropole, alors que ceux de l’obésité et du VHB étaient nettement supérieurs. Le taux d’incidence du CHC pour l’archipel des Australes était extrêmement élevé, à 43,1, presque toujours associé au VHB.

Conclusion –

Le CHC en Polynésie française est caractérisé par une incidence élevée, parmi les plus hautes au monde pour l’archipel des Australes, et des facteurs de risques très différents de la métropole avec une prévalence extrêmement élevée du VHB et de l’obésité.

Abstract

The primary objective of our study was to determine the incidence of hepatocellular carcinoma (HCC) in French Polynesia and to describe the main risk factors for HCC.

Patients and method –

We conducted a descriptive and retrospective study from January 1st, 2008 to December 31st, 2017, including all cases of HCC diagnosed in French Polynesia. Patient inclusion for the study was determined using data from hospital diagnoses (PMSI database), the pathology department and oncology multidisciplinary consultation meetings. Each diagnosis of HCC was verified according to defined criteria.

Results –

A total of 139 patients with HCC were included. The mean age at time of diagnosis was 61.3 years (±11.3) with a sex ratio of 4.6. The age-adjusted incidence rate for HCC in French Polynesia was 8.2/100 000 inhabitants in 2017 (men: 13.5, women: 2.7). In French Polynesia, the most frequently observed risk factors were obesity (60%), alcohol consumption (56%) and hepatitis B virus (HBV) (51%). Among confirmed cases, prevalence of alcohol consumption and infection by hepatitis C virus was lower than in metropolitan France, while that of obesity and HBV was significantly higher. The annual incidence rate of CHC was 43.1 in the Austral Islands archipelago, typically associated with HBV.

Conclusion –

HCC in French Polynesia is characterized by high incidence, among the highest in the world for the Austral archipelago, along with extremely high prevalence of HBV and obesity – risk factors that differ greatly from those observed in metropolitan France.

Introduction

Le carcinome hépatocellulaire (CHC) a été à l’origine au niveau mondial de près de 800 000 décès en 2017, soit le double de la mortalité de 1990. Il s’agit de la troisième cause de décès par cancer. Les facteurs étiologiques les plus fréquents sont les hépatites virales B et C 1, aussi l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et le ministère de la Santé français se sont donné comme objectifs « l’élimination des hépatites virales » (avoir dépisté 90% et avoir traité 80% des hépatites virales B et C en 2030) 2. L’Afrique subsaharienne et l’Asie sont des zones de très forte endémie (incidence >8,4/105) : 80% des cas de CHC y surviennent, avec comme cause première le virus de l’hépatite B (VHB). L’Europe et l’Amérique du Nord sont des zones d’incidence intermédiaire, et les principales causes de CHC y sont les hépatopathies chroniques dues à la consommation excessive d’alcool, au virus de l’hépatite C (VHC) et au syndrome métabolique 3.

Le CHC est souvent découvert à un stade tardif, ce qui explique le pronostic très sombre. Améliorer le dépistage des maladies chroniques du foie, avant la survenue de complications, est donc un enjeu majeur. En effet, en cas de maladie chronique du foie : (a) initier précocement la prise en charge des facteurs de risques limite la progression de la fibrose et l’incidence du CHC, et (b) mettre en place un dépistage échographique du CHC permet un diagnostic précoce et une amélioration de la survie.

Parmi les raisons de l’augmentation de l’incidence du CHC dans le monde ces dernières décennies, on retrouve l’augmentation de l’incidence du CHC associé au syndrome métabolique et la persistance d’une incidence très élevée du CHC dû au VHB 1. Dans ce contexte, il nous a paru important de décrire l’épidémiologie du CHC en Polynésie française, zone de haute endémicité à la fois du VHB, avec une prévalence estimée autour de 3% 4, et du syndrome métabolique.

Méthode

Nous avons mené une étude observationnelle rétrospective de l’ensemble des patients atteints de CHC diagnostiqué en Polynésie française entre le 1er janvier 2008 et le 31 décembre 2017.

Le recrutement a été réalisé après sélection des cas possibles selon trois modalités :

Codages de la Classification statistique internationale des maladies et des problèmes de santé connexes, 10e révision (CIM-10) dans la base de données du Programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI) du Centre hospitalier de Polynésie française (CHPF) : carcinome hépatocellulaire (C22.0), tumeur maligne du foie, sans précision (C22.9) et tumeur inconnue du foie, de la vésicule et des voies biliaires (D37.6) ;

Analyse des résultats d’anatomopathologie issus de la base de données du laboratoire du CHPF ;

Analyse des comptes rendus des réunions de concertation pluridisciplinaire (RCP) d’oncologie organisées au CHPF, disponibles depuis 2013.

Le diagnostic de CHC était confirmé si le dossier répondait à l’une des trois conditions suivantes : preuve histologique ; critères de l’EASL (European Association for the study of the liver) 3 ; ou ensemble de critères permettant un diagnostic fiable de CHC (hépatopathie chronique avec ou sans cirrhose associée à un nodule hépatique + un taux d’alpha-fœtoprotéine >400 ng/mL) 5.

Les facteurs de risques de CHC étaient définis comme tels : alcool = consommation chronique déclarée d’alcool >30 g/jour ; infection par le VHB = Antigène (Ag) HBs positif ; infection par le VHC = ARN du VHC positif ou patient guéri par un traitement pour le VHC ; obésité = IMC >30 kg/m2 ; surpoids = IMC >25 kg/m2 ; diabète = glycémie >1,27 g/l lors de deux dosages successifs ou traitement antidiabétique.

Une déclaration avec engagement de conformité à la méthodologie de référence MR-003 a été remise à la Cnil le 20 avril 2018.

L’analyse statistique descriptive a été classiquement réalisée à l’aide de fréquences pour les variables qualitatives, de moyenne et écart type, ou de médiane et écart interquartile, pour les variables quantitatives à l’aide du logiciel Epi Info® (version 7). Les taux d’incidence standardisée reflétaient le nombre de nouveaux cas pour 100 000 habitants. La standardisation a été effectuée en utilisant la population mondiale de référence. Les analyses comparatives reposent sur le test d’indépendance du Chi2.

Résultats

Validation des critères d’inclusion

Parmi les 154 hospitalisations de patients codés C22.0 (carcinome hépatocellulaire), 39 ont été exclus pour les raisons suivantes : erreur de codage (n=18, dont 15 cholangiocarcinomes) ; aucune information disponible dans les dossiers (n=3) ; possible CHC mais ne répondant pas aux critères de diagnostic définis (n=9) et diagnostic initial de CHC antérieur à 2008 (n=9). Finalement, 123 cas de CHC ont été inclus grâce au codage du PMSI : C22.0 (n=115), C22.9 (n=5) et D37.6 (n=3). Deux patients supplémentaires ont été inclus après analyse de la base de données du service d’anatomopathologie. À partir de 2013, 14 patients supplémentaires ont été inclus après analyse du registre des RCP. Au total, 139 patients atteints de CHC ont été inclus dans l’étude. Le diagramme de flux est présenté dans la figure 1.

Figure 1 : Diagramme de flux pour l’inclusion des patients dans l’étude 2008-2017 en Polynésie française
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Description de l’ensemble de la population

Les caractéristiques des patients sont présentées dans le tableau 1.

Tableau 1 : Caractéristiques des 139 patients atteints de CHC, inclus dans l’étude. Polynésie française, 2008-2017
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Les taux d’incidence standardisée augmentaient au cours de la période d’étude pour atteindre 8,2/100 000 habitants en 2017 (figure 2). Pour 2013 à 2017, période de recueil plus exhaustif en raison de l’inclusion des cas issus des répertoires de RCP, l’incidence standardisée annuelle moyenne en Polynésie française était de 6,0 (tableau 2). Pour cette même période, l’incidence brute du CHC pour l’archipel des Australes était extrêmement élevée, à 43,1.

Figure 2 : Taux d’incidence annuelle standardisée/100 000 habitants du CHC chez l’homme, la femme et dans la population totale en Polynésie française, 2008 à 2017
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Tableau 2 : Incidences standardisées du CHC/100 000 habitants en Polynésie française (2013-2017), dans les DROM (2015-2019) et en métropole (2015-2019)
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La médiane de survie était de 4,5 mois (quartile Q1 : 1,5 ; Q3 : 22,4). Les taux de survie à 1 an, 3 ans et 5 ans étaient respectivement de 31%, 15% et 5%.

En cas de diagnostic de CHC dans le cadre du dépistage échographique systématique (n=24) ou de diagnostic hors dépistage (n=111), la survie médiane était respectivement de 19 mois versus 2,6 mois, (p=0,0003).

Les 3 facteurs étiologiques les plus fréquents en Polynésie française étaient le surpoids ou l’obésité (n=110, 86%), majoritairement l’obésité (n=77, 60%), le VHB (n=70, 51%), et la consommation chronique d’alcool (n=70, 56%) (tableau 3). Vingt-deux patients supplémentaires avaient un profil sérologique d’hépatite B guérie : AgHBs négatif et anticorps (Ac) HBc positif. Seuls 9 patients avaient un profil sérologique témoignant d’une vaccination antérieure (AgHBs négatif, AcHBc négatif et AcHBs positif).

Tableau 3 : Facteurs étiologiques de CHC, en Polynésie française et en métropole
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Particularités étiologiques du CHC selon le lieu de naissance

Pour les patients nés en Polynésie française (n=122), le VHB était particulièrement fréquent (n=69, 57%), le VHC quasi inexistant (n=1, 0,7%), et l’alcool était en cause dans moins de la moitié des cas (n=57 ; 47%).

Chez les patients originaires de l’archipel des Australes (n=24) – zone d’incidence très élevée du CHC –, on retrouvait le VHB dans 83% des cas (n=20) versus 51% des cas chez les patients originaires d’un autre archipel de Polynésie française (p=0,003). Parmi les 4 patients non porteurs de l’AgHBs, 3 avaient un profil sérologique d’hépatite B guérie, et le dernier n’avait pas eu de sérologie virale B pratiquée. Au total, 100% des patients testés et atteints de CHC, nés dans l’archipel des Australes, avaient été contaminés par le VHB (infection actuelle ou guérie). L’autre facteur de risque majeur du CHC aux Australes était l’obésité qui concernait 81% des patients.

À l’inverse, aucun des 12 patients nés en France métropolitaine n’était atteint par le VHB. La grande majorité d’entre eux consommaient de l’alcool de façon chronique (n=11 ; 92%), plus de la moitié avait une obésité ou un diabète (n=7 ; 58%) et un quart d’entre eux (n=3 ; 25%) était atteint d’hépatite virale C.

Description des cas de CHC associés au VHB (n=70)

Les caractéristiques des patients sont présentées dans le tableau 4.

L’âge moyen au diagnostic de CHC était de 56,6 ans (±11,3) en cas d’infection par le VHB versus 65,8 ans (±9,4) chez les patients non porteurs du VHB (p<0,05). Un cas de co-infection VHB-VHC a été mis en évidence mais aucun cas de co-infection avec les virus Delta ou VIH. Il a été diagnostiqué plus de cas de CHC associés au VHB au cours des 5 dernières années de l’étude (n=44, 63%) qu’au cours des 5 premières années (n=26, 37%).

Tableau 4 : Caractéristiques des 70 patients atteints de CHC associés au VHB, Polynésie française, 2008-2017
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Prise en charge thérapeutique du CHC

Parmi les 28 patients atteints de CHC répondant aux critères de Milan (tableau 1) les traitements entrepris ont été les suivants : résection hépatique (n=13), transplantation hépatique (n=4), radiofréquence (n=3), patients perdus de vue ou refus de la prise en charge proposée (n=5), pas d’information sur le traitement reçu (n=3).

Parmi les 108 patients atteints de CHC hors critères de Milan, les traitements entrepris ont été les suivants : sorafénib (n=56), résection (n=12), chimiothérapie type Gemox (n=2), chimio-embolisation (n=2), radio-embolisation (n=2), transplantation hépatique (n=1), soins de support exclusifs (n=36), pas d’information sur le traitement reçu (n=2) ; 5 patients ont eu 2 types de traitements consécutifs.

Par ailleurs, 3 patients ont refusé une évacuation sanitaire en métropole, dont le but était de mettre en place une prise en charge non disponible en Polynésie française, notamment : radiofréquence (n=1), et chimio-embolisation (n=2).

Discussion

Cette étude met en évidence trois points clés propres au CHC survenant dans la population polynésienne :

une incidence très élevée, et même parmi les plus élevées au monde pour l’archipel des Australes ;

des facteurs de risques très différents de la métropole, avec une prévalence extrêmement élevée du VHB et de l’obésité ;

et un pronostic encore plus sombre qu’en métropole.

Ces données rappellent la gravité du CHC et de l’infection virale B notamment en cas de cofacteurs. Pour être en accord avec le programme de l’OMS sur la diminution de la mortalité liée aux hépatites virales 2, l’approche en Polynésie française doit reposer d’une part sur la vaccination contre le VHB, et d’autre part sur un dépistage à large échelle du VHB, en particulier chez les patients cumulant les facteurs de risque de CHC, c’est-à-dire les personnes âgées de 30 ans et plus, particulièrement si elles sont de sexe masculin, obèses, diabétiques, ou originaires de l’archipel des Australes.

Le dépistage de la fibrose hépatique sévère ou de la cirrhose due à la stéato-hépatite métabolique paraît également essentiel pour réduire la mortalité par CHC en Polynésie française. Ce dépistage repose sur la pratique chez les patients obèses et/ou diabétique de tests non invasifs de fibrose hépatique (comme le score Fib-4, test biologique simple et gratuit ne nécessitant que le dosage des transaminases et des plaquettes, ou encore le Fibroscan®).

Le CHC survient en moyenne chez des patients moins âgés en Polynésie française (61,3 ans [±11,3]) qu’en métropole (68,9 ans [±11,3]) 6. En effet, les patients atteints de CHC associé au VHB sont plus jeunes que pour les autres causes.

Le CHC survient plus souvent en Polynésie française qu’en métropole sur foie non cirrhotique (32% versus 13% des cas) 7 (tableau 1). En effet, pour l’hépatite B et le syndrome métabolique, à l’inverse de la maladie alcoolique du foie, le CHC peut survenir sur foie non cirrhotique 6,7. Malgré cela le taux de survie du CHC à 5 ans est particulièrement bas en Polynésie française : 5% versus 18% en métropole 8. Ce taux de survie très bas nous semble dû à un diagnostic tardif du CHC avec des lésions néoplasiques avancées (tableau 1), et non à un défaut de moyens dans la prise en charge du CHC en Polynésie française. En effet, un traitement curatif en cas de CHC répondant aux critères de Milan, ou un traitement actif palliatif en cas de CHC hors critères de Milan, a été très majoritairement mis en œuvre. La nécessité d’une évacuation sanitaire en métropole pour avoir accès à la radiofréquence ou à la chimio-embolisation a souvent fait privilégier la chirurgie d’exérèse et le traitement par sorafénib, respectivement, car ces derniers traitements sont disponibles localement.

Ce diagnostic tardif plaide, en Polynésie française comme ailleurs, pour le renforcement du dépistage échographique semestriel du CHC en cas de cirrhose ou d’hépatite B permettant un diagnostic précoce et un traitement à visée curative. Ainsi, dans notre étude, le taux de survie est bien meilleur pour les patients diagnostiqués lors du dépistage échographique.

L’incidence du CHC est élevée en Polynésie française (6,0 entre 2013 et 2017), supérieure à celle de la France métropolitaine, et beaucoup plus élevée que celle des départements et régions d’outre-mer (DROM) 8, (tableau 2). En 2017, l’incidence du CHC en Polynésie française (8,2) a presque atteint celle des pays à très forte endémie. Ceci est dû en grande partie à l’évolution dans le temps de la prévalence des principaux facteurs étiologiques :

la prévalence de l’obésité en Polynésie française, l’une des plus élevées au monde (39% chez l’adulte), a doublé entre 1986 et 1995 à la suite de changements de mode d’alimentation 9,10 ;

malgré 100% de couverture vaccinale pour les personnes nées après la mise en place du programme de vaccination à la naissance en 1992 11, le nombre de CHC dû au VHB n’a jamais été aussi élevé en Polynésie française, et l’incidence du CHC dû au VHB est 5 ou 6 fois plus élevée qu’en métropole ou que dans les DROM (tableau 2). La raison est que l’âge des personnes vaccinées en Polynésie française (moins de 25 ans en 2017) est encore éloigné de l’âge moyen des personnes atteintes de CHC dû à l’hépatite B (56,6 ans [±11,3]). Ainsi, notre étude rapporte que seuls 7% des patients atteints de CHC avaient un profil sérologique témoignant d’une vaccination antérieure. Mwamba-Kalambayi et coll. 8 font le même constat pour les DROM, avec une forte couverture vaccinale à la naissance depuis le début des années 2000, mais une faible couverture pour les personnes les plus à risque de CHC, c’est-à-dire celles nées dans les années 1980. Un des enseignements principaux de notre étude et de celle de Mwamba-Kalambayi et coll. 8 est qu’il faudra attendre de nombreuses années pour que la protection de la vaccination contre le VHB sur le risque de CHC soit vraiment effective ;

Enfin, l’association du VHB, de l’obésité et/ou du diabète, fréquente chez les patients atteints de CHC originaires de Polynésie française, est particulièrement à risque de CHC 12,13.

À côté de ces facteurs étiologiques principaux, la consommation d’alcool est moins souvent en cause en cas de CHC en Polynésie française qu’en métropole où elle a un rôle prédominant, et le VHC est quasi inexistant chez les patients nés en Polynésie française alors qu’il s’agit d’une cause fréquente en métropole (tableau 27,8,14.

Peu de patients dans notre étude ont bénéficié du traitement antiviral B avant le diagnostic de CHC alors que beaucoup avaient une indication à ces traitements (hépatite chronique active et/ou cirrhose) pourtant disponibles sans restriction en Polynésie française. Il est donc probable qu’il existe de nombreux patients atteints d’hépatite B à risque très élevé de CHC (hépatite chronique active, notamment avec AgHBe négatif, et/ou cirrhose, d’autant plus si une obésité ou un diabète est associé), qui ne sont ni diagnostiqués ni traités pour leur hépatite B. À l’inverse, notre étude confirme le très faible risque de CHC en cas de portage inactif (en l’absence d’antécédent familial de CHC).

L’archipel des Australes, le moins peuplé de Polynésie française (6 820 habitants), est un territoire français où l’incidence du CHC dû au VHB est l’une des plus élevées au monde, 70 fois plus élevée que l’incidence métropolitaine. L’enquête sérologique réalisée il y a trente ans par Boutin et coll. au sein de la population des Australes retrouvait une prévalence de l’AgHBs particulièrement élevée, de 10,5% 15. Un de nos collègues (F. Chakhtoura, données personnelles) a pratiqué en avril 2019 un dépistage de l’ensemble de la population adulte de l’île de Rapa, île la plus isolée de l’archipel des Australes (pas d’aéroport et une seule liaison maritime mensuelle) par Test rapide d’orientation diagnostique (Trod) pour l’AgHBs. Plusieurs enseignements ont pu être tirés de cette expérience : le taux de VHB reste très élevé dans les Australes avec 11% de prévalence de l’AgHBs chez les adultes nés avant 1992 et les Trod sont une solution simple, efficace et peu coûteuse pour le dépistage, y compris dans des zones difficiles d’accès. Le Trod peut donc avoir un rôle essentiel à jouer pour un dépistage généralisé du VHB, en Polynésie française comme en métropole 2,16.

Certaines limites de notre étude peuvent être relevées :

l’inclusion des cas de CHC a pu ne pas être exhaustive de 2008 à 2012. En effet, les données de RCP (réunions de concertation pluridisciplinaire) n’étaient pas disponibles pour cette période, et les taux d’incidence des années 2008 et 2010 étaient particulièrement bas faisant suspecter un défaut d’exhaustivité du PMSI. À l’inverse, le taux d’incidence de 6/100 000 que nous rapportons pour la période 2013-2017 nous semble refléter la réalité car pour cette période le recueil des données pour le PMSI a été de bonne qualité en Polynésie française, et l’ajout des données de RCP a permis d’inclure les patients n’ayant pas eu besoin d’hospitalisation, ou n’ayant pas été repéré par le PMSI ;

le caractère rétrospectif implique un certain nombre de données manquantes, cependant l’analyse systématique et détaillée des dossiers médicaux a permis de réduire ce biais ;

le rôle moindre de l’alcool en cas de CHC en Polynésie française par rapport à la métropole peut être questionné. En effet, le recueil de l’information sur la consommation d’alcool a été rétrospectif et pourrait avoir été sous-estimé. De plus, une consommation inférieure à 30 g/j (notre seuil permettant de retenir le facteur de risque alcool) pourrait être associé à un risque accru de cirrhose et de carcinome hépatocellulaire particulièrement chez les femmes, chez les patients atteint de stéato-hépatite métabolique ou d’hépatite chronique B. Cependant, la consommation d’alcool est bien moins élevée en Polynésie française qu’en France métropolitaine, estimée respectivement à 7,8 l et 13,2 l d’équivalents alcool pur par an et par habitant en 2006 17, ce qui confirme un rôle moindre de l’alcool en cas de CHC en Polynésie française ;

enfin, pour certains patients le diagnostic de CHC a reposé en partie sur un taux d’alpha-fœto-protéine >400 ng/mL, alors que ce critère diagnostic n’est plus reconnu depuis quelques années comme permettant un diagnostic certain de CHC. Cependant, ce critère était considéré comme valide au moment du diagnostic de CHC pour les patients inclus pendant les premières années de l’étude et reste, sur les données actuelles, extrêmement évocateur de CHC en présence d’un nodule du foie sur hépatopathie chronique 5.

Le modèle polynésien reflète une des raisons de l’augmentation mondiale de l’incidence du CHC. Il s’agit, en Polynésie française comme au niveau mondial 1, de l’augmentation de l’incidence du CHC associé au syndrome métabolique et de la persistance d’une incidence très élevée de CHC dû au VHB, qui n’a pas encore diminué malgré les importants progrès de la vaccination. Les mesures essentielles pour infléchir cette tendance sont : (1) la lutte contre l’obésité et le diabète, associée au dépistage de la fibrose avancée et de la cirrhose chez les patients obèses ou diabétiques et, (2) comme le recommande l’OMS et les récents premiers états généraux français de l’hépatite B 2,16, de coupler la vaccination à la naissance avec le dépistage et le traitement des patients infectés par le VHB dans la population adulte née avant la généralisation de la vaccination.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêt au regard du contenu de l’article.

Références

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Citer cet article

Condat B, Lascols AA, Lutringer-Magnin D, Chakhtoura F, Lastere S, Bronstein JA, et al. Épidémiologie du carcinome hépatocellulaire en Polynésie française. Bull Épidémiol Hebd. 2022;(16):280-7. http://beh.santepubliquefrance.fr/beh/2022/16/2022_16_1.html