Imprégnation par le plomb des enfants de 1 à 6 ans en Guyane, 2015-2016

// Blood lead level in 1-6 years old children, in French Guiana, 2015-2016

Audrey Andrieu1 (audrey.andrieu@santepubliquefrance.fr), Paul Brousse2, Abdelkrim Zeghnoun3, Agnès Verrier3, Abdessattar Saoudi3, Élise Martin2, Jérôme Clouzeau4, Anne Jolivet4, Marie Pecheux3, Cyril Rousseau1
1 Santé publique France – Guyane, Cayenne
2 Centre hospitalier Andrée Rosemon, Cayenne
3 Santé publique France, Saint-Maurice
4 Centre hospitalier de l’Ouest guyanais, Saint-Laurent-du-Maroni
Soumis le 14.10.2019 // Date of submission: 10.14.2019
Mots-clés : Saturnisme | Guyane | Plomb | Enfant
Keywords: Lead poisoning | Guiana | Lead | Child

Résumé

À la suite de l’identification d’un cluster de saturnisme dans l’ouest de la Guyane en 2011 et de la mise en place d’un plan de lutte contre le saturnisme par l’Agence régionale de santé, Santé publique France a été saisie pour réaliser une étude d’imprégnation au plomb des enfants de 1 à 6 ans, visant à connaître la prévalence du saturnisme et à en identifier les déterminants. L’enquête s’est déroulée en 2015-2016 dans les trois hôpitaux du département ainsi que dans les centres délocalisés de prévention et de soins en territoires isolés. Au total, 590 enfants ont été inclus, permettant d’estimer la prévalence du saturnisme (plombémie ≥50 µg/L) à 20,1% et une plombémie moyenne (géométrique) de 22,8 µg/L. Toutes deux étaient nettement supérieures aux valeurs observées en France métropolitaine en 2008-2009 dans l’étude Saturn-inf. L’étude des déterminants de la plombémie a été réalisée en utilisant un modèle linéaire généralisé. Ainsi, les principaux facteurs de risque de la plombémie chez les enfants âgés de 1 à 6 ans en Guyane sont le fait de résider sur les fleuves, de passer 7 heures ou plus dehors par jour, de consommer du couac et du wassaï ou d’être un gros consommateur de riz. Ces résultats sont cohérents avec ceux des enquêtes environnementales effectuées depuis 2011 et les différentes mesures effectuées dans les sols et aliments. Ils suggèrent une exposition multifactorielle essentiellement alimentaire, aggravée ponctuellement par une contamination des sols de cultures vivrières. Ils sont à compléter par d’autres études associant des analyses isotopiques permettant de tracer les sources de ce métal, dans les différents compartiments alimentaires ou certains comportements (chasse, pêche), ainsi que son transfert des sols aux plantes, dans une perspective de réduction des risques d’exposition au plomb de la population.

Abstract

Following the identification of a cluster of lead poisoning in western French Guiana in 2011 and the action plan against lead poisoning provided by the Regional Health Agency, Santé publique France has been consulted to carry out a study of lead impregnation of 1-6 years old children, to estimate the prevalence of high blood lead level (BLL) and to identify risk factors. This survey was conducted in 2015-2016 in three hospitals as well as in health center from remote territories. 590 children were included and the prevalence of elevated BLL was 20.1% and geometric mean was 22.8 µg/L; both much higher than values observed in France in 2008-2009. The main risk factors associated with an elevated BLL included: to live on border rivers, to spend 7 hours or more outside each day, to eat manioc flour, acai or a lot of rice. These results are consistent with those of the environmental surveys conducted since 2011 and the different measurements made in soils and food. They suggest an essentially dietary multifactorial exposure, aggravated punctually by contamination of the soil and food crops. In order to reduce the risk of exposure to lead in the population, these results should be completed by other studies, such as isotopes analysis to trace the Pb sources in the food chain of the exposed population and the transfer of lead from soil to plants.

Introduction

Les conséquences de l’intoxication par le plomb, notamment ses effets sur la santé des enfants, sont bien connues 1. En Guyane cependant, le saturnisme de l’enfant est un problème de santé publique récent. Les enquêtes de prévalence du saturnisme menées en France dès les années 1990 2 n’ont concerné les départements d’outre-mer qu’en 2008-2009 (Enquête Saturn-Inf 3), sans impliquer la Guyane.

Alors que de très rares cas de saturnisme infantile avaient été notifiés durant les années précédentes, un pédiatre de Cayenne signalait en juin 2011 à l’Agence régionale de santé (ARS) de Guyane un cas de saturnisme infantile habitant la commune de Mana sur le littoral ouest, transféré par l’hôpital de Saint-Laurent-du-Maroni 4 et présentant une plombémie très élevée (1 724 µg/L). Les investigations ne mettaient pas en évidence les sources d’exposition habituellement identifiées en métropole dans ce type de situation (peintures, canalisations ou poussières intérieures). Près de la moitié des 44 résidents du village, dont 13 enfants parmi 14 de moins de 7 ans, avaient une plombémie supérieure à 100 µg/l 5, seuil, jusqu’en juin 2015, de déclaration obligatoire à l’autorité sanitaire. L’hypothèse d’une exposition au plomb d’origine alimentaire était retenue alors que des teneurs en plomb élevées étaient mesurées dans le couac (semoule de manioc amer) et le riz consommés, aliments de base de cette population. Des analyses isotopiques du plomb, à partir des prélèvements sanguins et environnementaux réalisées en 2012, ont montré des profils isotopiques du plomb sanguin plus proches du plomb des aliments (notamment couac, riz et wassaï) que de celui du sol et n’étaient pas en faveur d’une source unique de contamination 6.

À partir de juillet 2011, des plombémies ont été réalisées chez les femmes enceintes suivies par le centre hospitalier (CH) de l’Ouest Guyanais. Une étude menée entre septembre et novembre 2013 a montré que parmi les 531 femmes dépistées, 25% avaient une plombémie ≥50 µg/L et 5% avaient une plombémie ≥100 µg/L 7, alors que le pourcentage de femmes dont la plombémie dépassait 100 µg/L était inférieur à 1% dans l’étude de S. Gottot et coll. 8 réalisée en 2003 auprès de 753 résidentes de la région parisienne.

L’ARS Guyane a alors élaboré un plan de lutte contre le saturnisme comportant notamment une incitation des professionnels de santé à réaliser des plombémies dans le cadre du suivi des femmes enceintes et des enfants. Elle a également commencé à rassembler des connaissances sur l’alimentation et les teneurs en plomb d’aliments comme le manioc amer et ses dérivés. L’Institut de veille sanitaire, devenu Santé publique France depuis le 1er mai 2016, a été saisi pour la réalisation d’une étude d’imprégnation au plomb auprès des enfants âgés de 1 à 6 ans sur l’ensemble du territoire de la Guyane.

Cet article présente les résultats de l’enquête GuyaPlomb, qui décrit les niveaux d’imprégnation par le plomb des enfants âgés de 1 à 6 ans vivant en Guyane en 2015-2016 et cherche à en identifier les déterminants géographiques, environnementaux et comportementaux.

Matériel et méthodes

Type d’enquête et échantillonnage

GuyaPlomb est une enquête transversale réalisée auprès des trois CH du département et des Centres délocalisés de prévention et de soin (CDPS) des communes de l’intérieur, de février 2015 à janvier 2017. Le plan de sondage était à deux degrés avec : au premier degré, un tirage exhaustif des trois hôpitaux guyanais et de deux regroupements de CDPS, réalisé sur des critères géographiques (quatre CDPS sur le fleuve Maroni et trois sur le fleuve Oyapock) et, au deuxième degré, le recrutement tout venant d’enfants âgés de 1 à 6 ans, admis aux urgences, en pédiatrie ou ayant consulté en CDPS.

Population d’étude

La population cible est celle des enfants âgés de 1 à 6 ans résidant en Guyane en 2015-2016. L’échantillon est composé des enfants âgés de 1 à 6 ans résidant en Guyane vus en consultation dans les services d’urgences ou de pédiatrie des trois CH de Guyane ou ayant consulté dans un CDPS sur la période d’étude. La proposition d’inclusion a été faite uniquement aux enfants pour lesquels un prélèvement était prévu dans le cadre des soins, afin d’éviter un prélèvement spécifique à l’étude. Ont été exclus les enfants suivis pour bilan ou traitement de saturnisme, ainsi que ceux atteints de pathologies mettant en jeu le pronostic vital.

Données recueillies

Un dosage de plombémie a été réalisé au décours d’un prélèvement sanguin. En parallèle, un questionnaire standardisé a été rempli, soit par un enquêteur formé, soit par un soignant, comportant les caractéristiques sociodémographiques, environnementales et alimentaires, ainsi que les activités de l’enfant et les facteurs de risques connus de l’exposition au plomb. Le questionnaire a été administré en face à face ou par téléphone, dans les différentes langues parlées en Guyane : français, sranan-tongo, créole, portugais, anglais et néerlandais.

Dosage de la plombémie

Le dosage était effectué par le laboratoire Cerba par spectrométrie de masse à plasma induit par haute fréquence (ICP-MS) (accréditation Cofrac et selon la norme 15189-n° 8-0945 rév. 4 section santé humaine). La limite de quantification était fixée à 1 µg/L et tous les dosages étaient supérieurs à celle-ci. La répétabilité et la reproductibilité étaient souhaitées inférieures à 10% pour les niveaux supérieurs à 10 µg/L. Les plombémies supérieures à 80 µg/L ont été à nouveau dosées dans une autre série pour vérification. Les contrôles de qualité internes (avec des matériaux certifiés de référence tous les 20 échantillons) et externes (participation au contrôle national de l’Agence nationale du médicament et à un contrôle inter-laboratoires international) ont permis la validation des données.

Analyses statistiques

Les poids de sondage ont été redressés pour garantir la comparabilité de la population incluse avec la population de référence. Le calcul des pondérations a été effectué en trois étapes. La première étape a consisté à établir des pondérations dues au plan de sondage. Dans la deuxième étape, ces pondérations ont été ajustées en fonction de l’activité annuelle des CH et des CDPS. Enfin, un calage sur la population de référence a été effectué selon l’âge, le sexe et la Couverture maladie universelle complémentaire (CMUc) comme marqueur de la précarité (données Insee du recensement de la population guyanaise et données de la caisse générale de sécurité sociale [CGSS] ).

Les données manquantes du questionnaire ont été imputées par imputations multiples (module ICE: Stata®) 9.

L’analyse descriptive a porté sur les caractéristiques sociodémographiques et les facteurs d’exposition alimentaire liés au plomb et issus du questionnaire. La prévalence du saturnisme a été estimée pour la Guyane entière. La distribution de la plombémie est décrite sous forme de percentiles (10, 25, 50, 75, 90 et 95) et la moyenne géométrique avec son intervalle de confiance à 95% (IC95%).

L’étude des déterminants de la plombémie a été réalisée en utilisant un modèle linéaire généralisé. Certains facteurs de risque et d’ajustement ont été sélectionnés a priori au vu de la littérature sur les facteurs influençant la plombémie. D’autres facteurs d’exposition ont été sélectionnés lors de la modélisation en se basant sur le critère d’information d’Akaike (AIC). Les résultats sont présentés sous forme de pourcentage de variation des plombémies par rapport à une modalité de référence pour les facteurs d’exposition qualitatifs. Concernant l’âge, le pourcentage de variation est présenté pour une augmentation par année d’âge.

Les analyses statistiques ont été réalisées avec la version 14 de Stata® (StataCorp. 2015. Stata Statistical Software: Release 14. College Station, TX, États-Unis) et le package survey (T. Lumley (2019) “survey: analysis of complex survey samples”. R package version 3.35-1) du logiciel R (R Development Core Team, 2008).

Éthique

Un consentement éclairé a été obtenu auprès des parents. Cette étude a été approuvée par le Comité consultatif sur le traitement de l’information en matière de recherche dans le domaine de la santé (CCTIRS) le 12 septembre 2013, par le Comité de protection des personnes (CPP) Sud-Ouest et Outre-Mer II le 7 février 2014 et par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) le 6 mai 2014 (n° 913603).

Résultats

Description de l’échantillon

L’étude a été proposée à 756 enfants. Parmi eux, 166 ont été exclus pour l’une des raisons suivantes :

échec lors du prélèvement ou de l’analyse en laboratoire (n=60) ;

mauvaises coordonnées n’ayant pas permis l’administration du questionnaire (n=52) ;

doublon (n=28) ;

hors critère d’inclusion (n=17) ;

refus de répondre au questionnaire (n=8).

Dans l’étude, 590 enfants ont été inclus avec la répartition par établissement suivante : CH de Cayenne 48% (n=283), CH de l’Ouest guyanais 27% (n=159), CH de Kourou 15% (n=88), CDPS du Maroni 5% (n=30) et CDPS de l’Oyapock 5% (n=30).

Caractéristiques de la population selon certains facteurs sociodémographiques (tableau 1)

Après redressement et troncature, on remarque que la proportion d’enfants nés en Guyane dans la population d’étude était très proche de celle de la population générale des enfants de 1 à 6 ans (88,8%) (35 633 enfants, Source : Insee).

La population d’étude était composée de 51,4% de garçons et de 46,7% d’enfants âgés entre 4 et 6 ans ; un peu plus de la moitié des enfants n’étaient pas bénéficiaire de la CMUc. Plus de la moitié des mères étaient sans emploi, tandis que la majorité des pères en possédaient un. La majorité des parents n’étaient pas diplômés ou détenaient seulement le brevet (ou équivalent).

Tableau 1 : Caractéristiques sociodémographiques des enfants inclus dans l’étude GuyaPlomb, Guyane, 2015-2016
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Distribution et prévalence des plombémies

La distribution des plombémies des enfants âgés de 1 à 6 ans en Guyane est de type log-normale (figure) avec une dispersion relativement faible des plombémies.

Figure : Distribution des plombémies chez les enfants âgés de 1 à 6 ans, étude GuyaPlomb, Guyane, 2015-2016
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Parmi les 590 enfants de l’échantillon, 100 avaient une plombémie ≥50 µg/L, seuil, depuis juin 2015, de déclaration obligatoire de saturnisme infantile à l’autorité sanitaire.

Rapportée à la population générale des enfants de 1 à 6 ans, la prévalence du saturnisme (plombémie ≥50 µg/L) était estimée à 20,1% (IC95%: [15,9-24,6] ), chez les enfants guyanais âgés de 1 à 6 ans en 2015-16 et le pourcentage de ceux ayant une plombémie ≥100 µg/L était de 3,5% [1,9-5,4] .

La moyenne géométrique des plombémies des enfants âgés de 1 à 6 ans résidant en Guyane est de 22,8 µg/L [20,9-24,7], la médiane de 20,4 µg/L et le percentile 95 de 89,8 µg/L (tableau 2). La plombémie la plus basse relevée était de 3,1 µg/L et la plus élevée de 189,3 µg/L.

Tableau 2 : Niveaux estimés d’imprégnation au plomb (µg/L) pour les enfants âgés de 1 à 6 ans, étude GuyaPlomb, Guyane, 2015-2016
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Les facteurs de risque de la plombémie chez les enfants âgés de 1 à 6 ans vivant en Guyane sont les suivants (tableau 3) :

résider le long des fleuves Maroni ou Oyapock par rapport au fait de résider sur le littoral ;

consommer du couac et du wassaï par rapport au fait de ne jamais en consommer ;

passer 7 heures et plus par jour à jouer à l’extérieur par rapport à 2 heures ou moins ;

consommer du riz brisé 2 à 6 fois par semaine et jusqu’à 1 à plusieurs fois par jour par rapport au fait de ne jamais en consommer ;

faire partie d’un foyer précaire bénéficiaire de la CMUc par rapport au fait de ne pas bénéficier de la CMUc.

Tableau 3 : Facteurs de risque d’exposition au plomb, analyse multivariée, étude GuyaPlomb, 2015-2016, Guyane
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D’autres facteurs de risque d’exposition explorés tels que la consommation de gibier, de poisson, d’autres dérivés de manioc ou encore le type d’eau consommée, ne semblent pas être liés à la plombémie dans cette étude.

Discussion

Cette première étude d’imprégnation au plomb en Guyane chez les enfants âgés de 1 à 6 ans en 2015-2016 estime la prévalence du saturnisme à 20,1%, (IC95%: [15,9-24,6] ), soit 7 160 enfants [5 665-8 766] ayant une plombémie supérieure à 50 µg/L en Guyane. Cette prévalence est 13 fois plus élevée que celle retrouvée dans l’enquête Saturn-Inf en 2008-2009 réalisée en métropole, estimée à 1,5% chez les enfants âgés de 6 mois à 6 ans 10. Le pourcentage des plombémies supérieures à 100 µg/L, estimé en Guyane chez les enfants âgés de 1 à 6 ans en 2015-16, est égal à 3,5% [1,9-5,4], soit environ 30 fois plus élevé que celui estimé en métropole (0,11% [0,02-0,21] ) 3. La moyenne géométrique de la plombémie des enfants Guyanais, 22,8 µg/L [20,9-24,7], est aussi supérieure à celle observée en France métropolitaine (15,1 µg/L) et, dans une moindre mesure, en Martinique (20,0 µg/L) et Guadeloupe (21,7 µg/L) 3.

Ces niveaux d’imprégnation correspondent à ceux observés dans les pays industrialisés dans les années 1990, lesquels ont ensuite considérablement diminué suite à l’utilisation d’essence sans plomb et au changement des canalisations d’eau 11,12. Cela représente donc un enjeu de santé publique important pour la Guyane d’aujourd’hui.

Ces résultats sont cohérents avec ceux obtenus auprès des femmes enceintes de l’Ouest guyanais en 2013 (25% de plombémies supérieures à 50 µg/L et 5% de plombémies supérieures à 100 µg/L) 7.

Dans un contexte de sensibilisation renforcée des prescripteurs par l’ARS, ces résultats sont en cohérence avec l’augmentation du nombre de cas incidents de saturnisme infantile notifiés, passé de 31 en 2014 à 200 par an en moyenne entre 2015 et 2018, faisant de la Guyane l’un des départements de France avec le rendement (cas incidents/dépistés) le plus élevé en 2018 13,14.

Les facteurs de risque identifiés par notre étude pour cette population d’enfants âgés de 1 à 6 ans résidant en Guyane sont à la fois des facteurs liés au lieu de résidence (résider le long des fleuves, donc dans les territoires de l’intérieur), ainsi que des facteurs liés au type d’alimentation ; ce qui est cohérent avec les résultats de l’étude menée au CH de l’Ouest Guyanais auprès des femmes enceintes 7. Le fait d’être affilié à la CMUc, également considéré comme marqueur usuel de la précarité, semble aussi être associé à une plombémie élevée.

Dans cette étude, certains facteurs de risque connus ne semblent pas influencer de manière significative la valeur de la plombémie, alors qu’ils ont été identifiés comme contributeurs potentiels lors des enquêtes environnementales effectuées pour chaque cas de saturnisme infantile déclaré à l’ARS. La consommation de gibier, par exemple, ne semble pas avoir d’influence sur les niveaux de plombémie dans cette étude, alors que des viandes de gibier très contaminées par le plomb ont parfois été retrouvées, raison pour laquelle l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) recommande une consommation de grand gibier limitée à trois fois par an et d’éviter toute consommation de grand gibier aux femmes en âge de procréer ou enceintes ainsi qu’aux enfants 15. Cependant, peu de gros consommateurs de gibier ont été inclus dans notre étude (n=62), pouvant induire un manque de puissance et donc expliquer cette différence entre notre étude et la littérature.

A contrario, l’enquête montre qu’une forte consommation de riz brisé augmenterait de 22,8% la plombémie moyenne des enfants par rapport aux enfants n’en consommant pas, alors que les analyses effectuées sur les riz consommés par des enfants ayant des plombémies élevées ont rarement dépassé les normes autorisées. Toutefois, plus de la moitié des répondants ont indiqué ne pas consommer de riz brisé, proportion semblant élevée, suggérant une incompréhension de la question telle que formulée.

Enfin, alors que de nombreux prélèvements effectués sur le couac et d’autres dérivés du manioc ont montré des teneurs en plomb élevées ces dernières années en Guyane, la consommation de couac n’est pas identifiée isolément liée à l’imprégnation par le plomb, mais en association à d’autres consommations comme le wassaï. Ces consommations sont cependant fréquemment associées, notamment chez les gros consommateurs, et là aussi reliées à des modes de vie particuliers et une autoproduction parfois exclusive dans certains groupes de population.

Par ailleurs, la consommation de wassaï est identifiée comme un facteur contribuant seul à l’élévation de la plombémie, alors que ces baies de palmier sont consommées largement et ont rarement été étudiées. Dans notre enquête, le fait de passer beaucoup de temps à l’extérieur semble favoriser l’imprégnation par le plomb chez les enfants âgés de 1 à 6 ans. Ceci est également retrouvé lors de certaines enquêtes environnementales et peut s’expliquer par le fait qu’en étant dehors l’enfant augmente son exposition à des éventuels sols contenant du plomb, même à des niveaux faibles (exposition main-bouche).

Tous les facteurs cités précédemment sont associés à l’imprégnation par le plomb de la population des enfants âgés de 1 à 6 ans en Guyane. La population guyanaise est un ensemble hétérogène de populations d’origines diverses (créole, noire-marron, amérindienne, métropolitaine, etc.) ayant des caractéristiques sociodémographiques et comportementales, notamment alimentaires, très diverses. Des études complémentaires permettraient d’apporter des éléments pour identifier et hiérarchiser des facteurs de risque spécifiques à chaque sous-population.

Pour autant, l’un des résultats importants est d’identifier que le fait de résider le long des fleuves est en faveur d’une plombémie élevée, ce qui concerne majoritairement des populations partageant certains modes de vie (culture sur abattis-brulis en forêt), une certaine dépendance aux ressources vivrières locales et certaines ressources alimentaires communes (chasse, consommation de farine de manioc autoproduite et de baies…).

À la fin des années 1990, la question de la pollution des milieux guyanais par le mercure (mobilisé par les activités d’orpaillage) et la gestion de ses effets potentiels sur la santé ont fait l’objet d’importants efforts qui se poursuivent encore aujourd’hui. Contrairement au mercure, l’orpaillage n’est pas l’hypothèse retenue pour expliquer les contaminations par le plomb des populations. Cependant, bien que les facteurs de risque d’exposition soient différents, les populations résidant sur les fleuves sont à la fois exposées au plomb et au mercure.

Parallèlement aux enquêtes environnementales réalisées autour des cas de saturnisme infantile, des études approfondies ont été menées dès la découverte en 2011 de situations préoccupantes d’exposition au plomb. Ces travaux ont permis d’identifier ou de confirmer plusieurs points importants :

les expositions habituellement recherchées en métropole au niveau de l’habitat (peintures notamment) ou de l’eau distribuée font défaut en Guyane au profit de sources alimentaires ;

certaines de ces expositions peuvent être renforcées par des pratiques générant un enrichissement des aliments par rapport aux matières premières, via des ustensiles de cuisine de mauvaise qualité ou des modes de préparation particuliers (boucanage, râpage…) ;

les analyses effectuées dans le cadre du cluster initial de 2011 ont montré qu’en comparaison avec les résultats de l’Étude de l’alimentation totale française 16, le couac et la cassave sont des aliments très chargés en plomb avec des taux allant au-delà du maximum observé pour les crustacés et les mollusques ;

les sols guyanais ne sont pas particulièrement riches en plomb, tout comme les eaux souterraines ou de surface 17 et la teneur en plomb des sols et poussières prélevées lors des enquêtes environnementales autour des cas de saturnisme était souvent peu élevée. Cependant, deux études isotopiques, commandées par l’ARS et réalisées en 2011 et en 2017 (L. Maurice, IRD, communication personnelle) dans des villages fortement impactés ont apporté des éléments de compréhension : la signature isotopique du plomb retrouvé dans le sang des enfants était fréquemment identique à celle du plomb des aliments testés, dont les dérivés du manioc, le riz, le wassaï, ainsi qu’à celle des plombs de chasse et du gibier.

Bien que ces résultats demandent à être complétés, une relation s’établirait entre le plomb se trouvant dans les sols cultivés en abattis-brûlis (notamment sous forme de plombs de chasse) et certains tubercules de manioc, voire d’autres plantes, en mesure de bioaccumuler le plomb et de le transférer secondairement vers l’aliment.

Par ailleurs, comme l’a rappelé notamment l’Anses en 2015 18, des facteurs individuels peuvent jouer un rôle important, à l’instar des carences alimentaires (martiale, calcique) observées dans les populations locales, liées à une alimentation peu variée et pauvre en minéraux, tout comme l’allaitement maternel des plus jeunes enfants, des facteurs qui restent à explorer.

L’ensemble de ces travaux confirment qu’en Guyane la majorité des intoxications au plomb sont la conséquence d’une exposition multifactorielle principalement alimentaire. Il est désormais important d’aller vers l’identification d’un ou plusieurs modèles de réduction des risques, basés sur les hypothèses principales de sources et de voies d’exposition. Plusieurs pistes de recherche doivent être poursuivies, comme l’amélioration des connaissances des habitudes alimentaires des différentes populations guyanaises et l’objectivation des éventuelles carences alimentaires aggravantes, permettant d’agir pour favoriser la diversification alimentaire et corriger ces carences, dans des conditions acceptables par les populations concernées.

Une des pistes d’action serait de réduire les apports en plomb anthropique en substituant des cartouches à billes d’acier aux cartouches de chasse contenant du plomb, mesure ayant prouvé son efficacité sur l’imprégnation au plomb des populations indiennes d’Amérique du Nord chassant aussi en zone humide 19. Il faut également rappeler qu’en France l’utilisation de la grenaille au plomb dans les zones humides est interdite depuis le 1er juin 2006, selon l’arrêté du 9 mai 2005 20, afin d’éviter l’intoxication du gibier d’eau, mais que cet arrêté n’est pas appliqué en Guyane actuellement. Ces mesures devraient s’accompagner d’actions visant à avoir une meilleure connaissance des sols cultivés et ainsi identifier des zones de culture moins à risque.

Enfin, le manioc étant un aliment de base pour une grande partie de la population Guyanaise, favoriser la culture de variétés de manioc ne concentrant pas ou peu le plomb peut également être un moyen de réduire l’exposition, dans le cadre plus large d’une action sur les pratiques culturales.

À l’instar du suivi rapproché qui est effectué pour l’exposition au mercure des femmes enceintes résidant près des fleuves, réaliser un dépistage systématique des intoxications au plomb dans cette population pourrait être également une piste d’amélioration à envisager, en cohérence avec les recommandations faites par le réseau Périnat Guyane.

Cette étude a permis d’estimer la prévalence du saturnisme des enfants de 1 à 6 ans en Guyane, jusqu’ici indisponible, et d’apporter des connaissances supplémentaires quant aux facteurs de risques liés à des plombémies élevées. Ainsi, on constate que la prévalence du saturnisme en Guyane est un enjeu complexe associé à des problématiques d’exposition inusuelles, qui appelle des mesures adaptées à des populations parfois très dépendantes des ressources locales immédiatement disponibles. Au-delà du constat et de l’amélioration nécessaire des connaissances actuelles, des mesures de réduction des risques doivent pouvoir être conçues, testées, et déployées à l’échelle de l’ensemble du territoire guyanais.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêt au regard du contenu de l’article.

Références

1 Haut Conseil de la santé publique. Mise à jour du guide pratique de dépistage et de prise en charge des expositions au plomb chez l’enfant mineur et la femme enceinte. Fiche A – Quels sont les principaux effets du plomb sur la santé chez l’enfant et la femme enceinte ? Paris: HCSP; 2017. 3 p. https://www.hcsp.fr/explore.cgi/
avisrapportsdomaine?clefr=643
2 Huel G, Jouan M, Frery N, Huet M, Godin J. Surveillance de la population française vis-à-vis du risque saturnin. Rapport final. Villejuif: Institut national de la santé et de la recherche médicale; 1997. 90 p.
3 Etchevers A, Bretin P, Lecoffre C, Bidondo ML, Le Strat Y, Glorennec P, et al. Blood lead levels and risk factors in young children in France, 2008-2009. Int J Hyg Environ Health. 2014;217(4-5):528-37.
4 Rorive S, Boukhari R, Harrois D. Saturnisme : un premier cas en Guyane découvert sur le frottis sanguin. Revue francophone des laboratoires. 2015;4585(473):3-90.
5 Andrieu A, Deviers G, Tablon J, Carvalho L, Terrien E, Eltges F, et al. Exemple du traitement d’un évènement sanitaire lié à l’environnement : signal de saturnisme à Mana. Bulletin de veille sanitaire. 2014;(1):6-8. https://www.
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Citer cet article

Andrieu A, Brousse P, Zeghnoun A, Verrier A, Saoudi A, Martin E, et al. Imprégnation par le plomb des enfants de 1 à 6 ans en Guyane, 2015-2016. Bull Epidémiol Hebd. 2020(36-37):722-30. http://beh.santepubliquefrance.fr/beh/
2020/36-37/2020_36-37_4.html