Épidémiologie descriptive des tentatives de suicide et des suicides dans les communes isolées de Guyane française
// Descriptive epidemiology of suicide attempts and suicides in remote villages of French Guiana
Résumé
Objectif –
Le taux de suicide global en Guyane française est estimé à 7 pour 100 000, soit un taux inférieur à celui de la France métropolitaine. Cependant, la majorité des cas de suicide sont signalés dans les communautés amérindiennes. Partant de l’hypothèse que le taux global ne capturait pas une réalité plus contrastée, l’objectif de cette étude était de déterminer les taux de passages à l’acte suicidaire dans les communes isolées de Guyane française.
Méthodes –
Ont été inclus dans cette étude rétrospective tous les patients dont la mention d’un passage à l’acte suicidaire était répertoriée dans le dossier médical, entre 2007 et 2018, pris en charge par les centres délocalisés de prévention et de soins. Ces centres ont été regroupés en deux zones en fonction de leur situation géographique.
Résultats –
Les taux de suicides les plus élevés étaient retrouvés dans les communes de Camopi et Trois Sauts avec, respectivement, 113 et 137 décès pour 100 000 habitants par an. L’âge moyen des décès par suicide était significativement plus bas dans les communes isolées de l’intérieur (25 ans, IC95%: [21,42-29,36] ) que dans les villages plus proches du littoral (36 ans [26,66-45,56] ). Les modes les plus utilisés étaient la pendaison (72%) et l’intoxication (18%). De façon similaire, le taux de tentatives de suicide le plus élevé était observé dans les zones isolées et particulièrement Camopi et Trois Sauts, avec respectivement 265 et 413 pour 100 000 habitants/an. Là aussi la pendaison était la méthode la plus utilisée.
Conclusion –
Les taux de suicide dans les communes isolées de Guyane étaient jusqu’à 8 fois plus élevés qu’en France métropolitaine. Le suicide chez les jeunes et particulièrement dans les communes amérindiennes doit être mieux compris afin d’apporter des réponses adaptées au contexte.
Abstract
Objective –
The overall rate of suicide in French Guiana is estimated at 7 per 100,000, a rate that is lower than in mainland France. Given the frequent reports of suicide in Amerindian communities, our hypothesis was that this global rate failed to capture a more contrasted reality. Our objective was thus to refine estimates of suicide and attempted suicide rates in remote villages of French Guiana.
Methods –
We included, in this retrospective study, patients for whom a suicide attempt or suicide was mentioned in medical records. The Health centers were grouped into two zones according to geographical remoteness.
Results –
The highest suicide rates observed in the remote Amerindian villages of Camopi and Trois Sauts were, respectively, 113 and 137 per 100,000 inhabitants per year. The average age of suicide deaths was significantly lower significantly in remote zones (25 years, 95%CI: [21.42-29.36] ) than in non-remote zones (36 years [26.66-45.56] ). The most frequent methods were hanging (72%) and intoxication (18%). Similarly, the highest suicide attempt rate was observed in concerned isolated areas and particularly on the Oyapock at Camopi and Trois Sauts, with 265 and 413 per 100,000 inhabitants/year, respectively. Again hanging was the most common method.
Conclusions –
The suicide rate in remote areas in French Guiana was 8 times higher than in France. The suicide of young people in remote areas in French Guiana and specifically in Amerindian villages must be better understood and prevented with contextualized and adapted care.
Introduction
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime à 800 000 le nombre de suicides en 2012 dans le monde, soit un taux global standardisé selon l’âge de 11,4/100 000 (15 chez les hommes et 8 chez les femmes) 1.
En France métropolitaine, l’Observatoire national du suicide, estime à 12 000 par an le nombre de suicides (soit un taux de 16 pour 100 000 habitants en 2012). Ce rapport a permis de mettre en exergue que les hommes entre 45-54 ans et les plus de 75 ans sont les plus à risque 2.
La Guyane française ne dispose d’aucun organisme permettant un recensement spécifique et en temps réel des victimes. À l’instar des données nationales, le nombre de suicides provient des certificats de décès transmis au Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de Décès (CépiDc). Celui-ci estime, en 2012, à 19 décès par suicide pour 259 865 habitants en Guyane française soit un taux de 7 pour 100 000 habitants 3.
La population des communes isolées de Guyane est multi-ethnique, associant des habitants d’origine noire-marronne (entre Apatou et Maripasoula), métropolitaine ou migrante des pays voisins (notamment du Brésil et Suriname), et amérindienne 4. Les populations amérindiennes autochtones des communes isolées sont, pour la majorité, concentrées le long du fleuve Maroni (Antecum Pata et Talhuen, communautés Wayana et Téko) et le long du fleuve Oyapock (Camopi et Trois Sauts, communautés Wayãpi et Téko) 5,6. La population amérindienne dans ces zones est estimée à 2 700 personnes. Sur le littoral est, sur Saint-Georges et Regina résident des Amérindiens Palikur (ou Pahilkeneh) et sur le littoral ouest, entre Iracoubo et Awala, vivent les communautés amérindiennes Kali’na. La population amérindienne de Guyane est estimée à environ 10 000 personnes 6 (figure 1).
La prise en charge des patients en Guyane française se fait dans trois hôpitaux sur le littoral (Cayenne, Saint-Laurent-du-Maroni, Kourou). En dehors des hôpitaux, la prise en charge des patients est assurée par les Centres délocalisés de prévention et de soins (CDPS) qui constituent un des pôles du Centre hospitalier de Cayenne 7. Les CDPS forment un réseau déployé sur l’ensemble de la Guyane, notamment de premier recours et d’urgence à destination des patients résidant dans les communes éloignées des centres hospitaliers de Cayenne, Kourou et Saint-Laurent-du-Maroni. Les CDPS du littoral sont accessibles par une route qui relie à l’est le fleuve Oyapock, frontière avec le Brésil, et à l’ouest le Maroni, frontière avec le Suriname. Cette zone côtière d’est en ouest incluant les agglomérations de Cayenne, Kourou et Saint-Laurent, ainsi que les communes contenant un CDPS concentre 80% des habitants. Les communes avec un CDPS situées sur le Littoral rassemblent quant à elles, environ 8% de la population. D’autres CDPS, situés là où résident les 20% restants de la population guyanaise, ne sont accessibles que par voie aérienne ou fluviale 7. L’isolement de ces derniers conduit, pour les cas les plus sévères, à des évacuations héliportées par le Samu vers l’Hôpital de Cayenne.
En France, les décès ne sont prononcés que par des médecins, ce qui complique les procédures de déclarations dans certaines communes très isolées de Guyane ne disposant parfois que d’un infirmier. À cela s’ajoutent les enterrements précoces par les familles, sans sollicitation préalable des CDPS, conduisant à une sous-déclaration des suicides. Les publications concernant les suicides et les tentatives de suicide (TS) en Guyane sont peu nombreuses, de même que les données chiffrées et actualisées disponibles, qui permettraient d’avoir un état des lieux et de mesurer l’ampleur de ce problème de santé publique 3,8.
Afin de dresser un état des lieux des TS et des suicides dans les communes isolées de Guyane, une étude rétrospective des cas a été réalisée de 2007 à 2018. L’objectif principal de l’étude était d’établir les caractéristiques démographiques et géographiques des TS et des suicides en fonction de l’accessibilité ou non par la route. Les objectifs secondaires étaient l’identification des tranches d’âges à risque et des modes opératoires utilisés en fonction des zones d’habitations.
Matériels et méthodes
Une étude observationnelle rétrospective des cas de TS et de suicide pris en charge de 2007 à 2018 dans les CDPS de Guyane a été réalisée. La définition de cas provient du rapport OMS de 2014 « le terme suicide se réfère à l’acte de se donner la mort » et « le terme tentative de suicide est employé pour se référer à tout comportement suicidaire non mortel et à l’acte d’auto-intoxication, d’automutilation, d’auto-agression avec intention de mourir ou pas » 1. Les passages à l’acte suicidaire correspondent à l’ensemble des comportements mortels ou non mortels d’automutilation, d’auto-intoxication, auto-agression.
Critères d’inclusion
Dans cette étude nous avons considéré le passage à l’acte suicidaire (TS ou suicide) et non pas l’hospitalisation. On considère un seul passage à l’acte suicidaire pour les patients retrouvés à la fois dans la base des CDPS et celle des urgences faisant suite à une évacuation au Centre hospitalier de Cayenne (CHC). Concernant les suicides, chacun d’eux a été compté comme un seul passage à l’acte de suicide, que le décès ait été constaté dans les CDPS ou au CHC, à la suite de l’évacuation du patient. Les récidives de TS ont été considérées comme un nouveau passage à l’acte.
L’ensemble des cas étaient issus, d’une part de la base de données informatisée des CDPS centralisant l’ensemble des diagnostics de consultation, et d’autre part des données du dossier médical informatisé des urgences pour les patients ayant été évacués vers l’hôpital de Cayenne. Les cas ont été sélectionnés via le codage CIM-10 (Classification internationale des maladies, 10e révision) d’auto-intoxication ou lésion auto-infligée (X60 à X84), dans les CDPS et dans le dossier médical des urgences. N’ont été retenus que ceux dont la confirmation d’une TS ou suicide était mentionné au dossier médical, que ce soit dans les dossiers des CDPS et/ou des urgences.
Critère d’exclusion
Les auto-intoxications chez les enfants de moins de 10 ans, les auto-intoxications chez l’adulte sans confirmation inscrite dans le dossier médical, les auto-intoxications chez l’adulte pour lesquelles la mention d’un accident était rapportée dans le dossier médical et les TS pour lesquelles le CDPS n’a pas été sollicité ont été exclues de l’analyse.
Constitution des groupes (deux zones)
La zone 1 comprend les CDPS reliés par la route, soit Apatou, Awala, Javouhey, Iracoubo, Cacao, Regina et Saint-Georges. Sur cette zone, la population recensée par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) en 2011 était de 17 973 habitants.
La zone 2, dont l’accès est uniquement par voie fluviale ou aérienne, inclut : Camopi et Trois Sauts sur l’Oyapock ; Grand Santi, Papaïchton, Maripasoula, Talhuen et Antecum Pata sur le Maroni ; et enfin, au centre, Kaw et Saul. La population de la zone 2 est estimée à 22 721 habitants.
Les lésions comprennent les modes opératoires par pendaison, arme à feu, phlébotomie et noyade ; et les intoxications comprennent les actes par absorption de produits ménagers, de médicaments, de pesticides et autres produits.
Analyse statistique
Une analyse des cas de suicide et de TS a été réalisée entre les deux zones en utilisant le test t pour les variables quantitatives ou le test de Chi2 ou de Fisher pour les variables qualitatives. Le test Ranksum est utilisé pour comparer les variables non paramétriques. Les taux de suicides ont été calculés en utilisant le recensement de la population Insee 2011. Les résultats ont été analysés sur Stata 13 (Stata Statistical Software: Release 13. Collège Station T, TX: StataCorp LP).
Aspects règlementaires
L’étude a été conduite au Centre hospitalier de Cayenne (CHC), à partir de données du système d’information des CDPS et des urgences du CHC. Ce système d’information est approuvé par la Commission nationale informatique et libertés (n° 1333974) et le projet a été approuvé par le Comité d’éthique du CHC.
Résultats
Tentatives de suicide
Nombre et taux de TS
Entre 2007 et 2018, 284 TS ont été recensées soit un taux de 58 pour 100 000 habitants par an. Il y a eu 94 TS connues en zone 1 et 190 en zone 2, soit une incidence respective de 43 et 70 pour 100 000 habitants par an (tableau). Les taux de TS les plus élevés étaient localisés dans la zone 2 et particulièrement sur l’Oyapock, à Camopi et Trois Sauts avec respectivement 265 et 413 pour 100 000 habitants/an. Sur les territoires amérindiens du Maroni les taux étaient également élevés à Antecum Pata et Talhuen avec respectivement 133 et 111 pour 100 000 habitants/an (figure 2 et figure 3).
Nombre et taux de TS selon l’âge et le sexe
Le sex-ratio homme/femme était de 0,5 (91 hommes et 193 femmes). L’âge variait entre 10 ans et 86 ans. L’âge moyen au moment des TS était significativement plus jeune en zone 2 qu’en zone 1, 23 versus 26 ans (p=0,0173) (tableau).
Les 10-19 ans représentaient 41% des cas et la tranche 10-29 ans 75% des cas (figure 4 et tableau).
Mode de TS selon le sexe et la zone d’habitation
Les femmes totalisaient les deux tiers des TS et l’emploi de l’intoxication était 3,7 fois plus élevé que chez les hommes (figure 4). Chez les femmes, les modes de TS utilisés étaient significativement différents entre les deux zones, avec une forte proportion de TS par pendaison dans la zone 2, notamment sur Camopi, Trois Sauts, Antecum Pata et Talhuen qui concentraient 77% des TS.
Chez les hommes 60% des TS étaient par lésion, dont 70% par pendaison (figure 4).
À Maripasoula le taux de TS était de 72 pour 100 000 habitants/an (figure 3). Le taux de TS par absorption de paraquat était le plus élevé avec 46% (n=12/26). Maripasoula concentrait 35% des TS par intoxication prises en charge par les CDPS.
Suicides
Nombre et taux de suicides
De 2007 à 2018, 50 suicides ont été enregistrés dans les CDPS, soit un taux de 10 pour 100 000 habitants/an. Ce taux était 4 fois plus élevé dans la zone 2 que dans la zone 1 (15 contre 4 pour 100 000 habitants/an) (tableau).
Les taux de suicide les plus élevés étaient observés à Camopi et Trois Sauts avec respectivement 113 et 137 pour 100 000 habitants/an et Talhuen avec un taux de 42 pour 100 000 habitants/an (figures 2 et 3).
Nombre et taux de suicides selon l’âge et le sexe
Le sex-ratio homme/femme était de 1,5 et l’âge moyen était de 27 ans (IC95%: [-23,61;31,03] ). La répartition des cas par tranche d’âge montrait que les 10-19 ans représentaient 38% des cas, suivis des 20-29 ans à 24% puis des 30-39 ans avec 22% des cas (tableau, figure 5).
Les patients de la zone 2 étaient significativement plus jeunes que ceux de la zone 1 avec, respectivement, un âge moyen de 25 ans contre 36 ans (p=0,0121) (tableau).
Le taux de suicides selon le mode opératoire et le sexe
La majorité des suicides (82%) étaient lésionnels, dont 72% par pendaison et 10% par arme à feu. Les suicides par intoxication représentaient 18%, exclusivement par absorption de paraquat. Le sex-ratio H/F des suicides par intoxication était de 1 (4 hommes et 5 femmes) (figure 5).
Létalité des passages à l’acte suicidaire
La létalité mesurée sur l’ensemble des passages à l’acte suicidaire donnant lieu à une prise en charge en CDPS ou une évacuation à l’hôpital de Cayenne était de 15% (25% chez les hommes et 9% chez les femmes) (figure 6).
En zone 1 la létalité était de 9% (15% chez les hommes et 6% chez les femmes) et de 18% en zone 2 (29% chez les hommes et 11% chez les femmes).
Chez les 10-29 ans la létalité était de 13%, avec 3% en zone 1 et 16% en zone 2.
Parmi les 35 patients ayant ingéré du paraquat, le taux de létalité était de 26% (9 décès et 26 survivants).
Discussion
Les estimations antérieures pour la Guyane française, basées sur le Programme de médicalisation des systèmes d’information pour les hospitalisations en médecine chirurgie obstétrique (PMSI-MCO), ont fait état d’un taux d’hospitalisation pour tentative de suicide à 51 pour 100 000 en 2013 3, soit 3,5 fois moins que le taux national en France. Concernant les suicides, le CépiDC rapporte un taux de décès par suicide en Guyane de 7,8/100 000 habitants en 2013, soit 2 fois moins que le taux observé en France métropolitaine. Derrière les statistiques, faussement rassurantes, il existe en Guyane des zones à risque où les taux de suicide étaient jusqu’à 8 fois supérieurs à ceux rapportés en France métropolitaine et 2 fois supérieurs pour les TS 3,9.
Les statistiques nationales et mondiales indiquent que les TS chez les femmes sont 3 fois plus fréquentes que chez les hommes, et que l’intoxication médicamenteuse est privilégiée dans la majorité des cas 2,9. L’analyse régionale globale des TS chez les femmes révèle les mêmes tendances 3. Cependant, notre étude met en évidence des différences qualitatives remarquables à l’intérieur même de la Guyane française. En effet, nos résultats montrent, entre autres, une hétérogénéité spatiale et/ou ethnique concernant les modes de TS utilisés chez les femmes. Dans les territoires noirs-marrons, les médicaments et les pesticides étaient principalement utilisés, tandis que dans les territoires amérindiens, la pendaison ou les armes à feu étaient plus fréquentes. Chez les hommes ce différentiel était moins évident, la méthode était principalement la pendaison.
Concernant le suicide, cette disparité régionale/ethnique était encore plus accentuée. Il existait des foyers de suicides dans les territoires amérindiens de Camopi où la méthode était la pendaison. Ces agrégats de suicides ont également été décrits dans les communautés amérindiennes au Brésil 10. Sur le terrain, en Guyane, il existe des « vagues de suicides » au sein d’une même communauté et d’un micro-territoire 11. Tandis qu’en France métropolitaine le taux de suicide augmente avec l’âge 2,12, les résultats dans les communes isolées de Guyane française montraient que les suicides affectaient préférentiellement les adolescents et les jeunes adultes. En effet, chez les 10-29 ans, qui totalisaient 62% des suicides, la létalité des passages à l’acte suicidaire était de 13%. Le taux de létalité pour cette tranche d’âge était 5 fois supérieur en zone 2 qu’en zone 1. L’utilisation de moyens létaux dans ces territoires est le reflet de l’intentionnalité d’aboutir au décès. On observe les mêmes caractéristiques dans les pays voisins du Guyana et du Suriname, dans lesquels le suicide chez les jeunes est aussi marqué 13,14.
L’hypothèse d’une faible croissance économique qui contribuerait à de forts taux de suicides dans les pays d’Amérique latine a été avancée 10. La Guyane française possède le PIB par habitant le plus élevé d’Amérique latine, ce qui tend à contredire cette hypothèse, même si de fortes inégalités entre l’intérieur et le littoral existent et que peu de perspectives économiques soient offertes dans les communes de l’intérieur. Au Suriname et au Guyana les suicides touchent les communautés hindoues alors qu’en Guyane française ce sont principalement les Amérindiens.
Un des facteurs communs entre ces cultures pourrait être la souffrance liée au choc entre des jeunes générations, aux références culturelles globales, et les générations précédentes 15. L’isolement culturel et/ou géographique laisse peu de moyens d’échapper aux conflits qui se déroulent à huis clos.
La vulnérabilité des populations autochtones et la fréquence des suicides ont été largement décrites au Canada, en Alaska, au Brésil et aux États-Unis. Le lien avec les problématiques d’addiction et notamment d’alcoolisme sont généralement également retrouvées. Dans toutes ces populations autochtones le profil de cas est similaire à ce que nous avons observé dans cette étude 16,17,18,19,20.
Cependant, les raisons précises expliquant ces grandes tendances restent à approfondir. Certains auteurs ont émis l’hypothèse
de spécificité génétique ou de facteurs épigénétiques pouvant influer sur la prise de décision et le sentiment de rejet entraînant
une plus grande vulnérabilité face au passage à l’acte
suicidaire 21,22.
L’isolement social et géographique ainsi que la méthode par intoxication aux pesticides jouent un rôle important dans la létalité des suicides 1,23,24.
Une autre hypothèse pourrait être la transition sociale turbulente entre les cultures valorisant les aînés et les traditions vers une culture moderne où les valeurs de la jeunesse deviennent prépondérantes 25.
En effet, les nouvelles technologies pénètrent de plus en plus les villages isolés d’Amazonie, la publicité et les clips vidéo apportent de nouvelles références sociales qui sont renforcées lorsque les jeunes générations se rendent sur le littoral dans le cadre de leurs études. Donc le fait de rester ou de retourner dans les régions les plus reculées avec des valeurs traditionnelles peut être très déroutant pour cette jeune génération.
L’étude montre que le risque est plus élevé dans les territoires amérindiens que dans les communes isolées noires-marrons, ce qui suggère un facteur de risque supplémentaire. Une précédente étude sur les communes de Camopi-Trois Sauts, avec une analyse qualitative montrait que les TS étaient associées à un mélange d’isolement, de désespoir, d’addiction à l’alcool et/ou drogues, de conflits et d’abus sexuel 26,27.
Au cours de ces 10 dernières années, quelques programmes de prévention ont été menés, notamment par l’association Actions
pour le développement, l’éducation et la recherche (Ader) avec des relais communautaires dans le Haut-Maroni et par les Centres
médicopsychologiques (CMP) avec des missions délocalisées en communes isolées. Depuis 2017, le programme Bepi (Bien-être des
populations de l’intérieur) menée par le Groupe SOS Jeune et l’ARS Guyane, dont l’objectif est « d’améliorer le bien-être
des populations de l’intérieur de la Guyane pour renforcer les facteurs protecteurs et réduire les risques de suicides » a
également été mis en place. Ce programme fait suite au rapport ministériel établit en 2015 apportant des propositions pour
enrayer le suicide dans les communes de l’intérieur de
la Guyane 28,29. Cependant la prévention du risque suicidaire, la réduction de l’isolement social, le diagnostic et traitement des syndromes
dépressifs dans les communes de l’intérieur doivent être encore développés 1,24.
Le nombre de suicides sur Antecum Pata reste très faible, lieu où le tissu associatif et la médiation culturelle de proximité sont très présents. Bien que ce ne soit pas réellement prouvé, nous pouvons fortement présumer que ces actions ont été une réussite dans la réduction des risques suicidaires. Un facteur qui pourrait ne pas être neutre est la récente évangélisation massive des territoires amérindiens. Le rôle protecteur de la religion contre le suicide est toutefois très controversé et l’impact sur le bien-être des populations mériterait d’être surveillé 3,30.
L’étude montre que les taux élevés de suicide ne concernent pas l’ensemble de la population amérindienne de la Guyane mais uniquement 30% de cette population (Wayãpi et Téko), ceux qui vivent sur les communes isolées de l’Oyapock et du Maroni. Les 70% restants qui appartiennent à d’autres communautés (notamment Kali’na, Palikur, Arawak, etc.) vivant sur le littoral ne semblent pas atteints par ces problématiques suicidaires.
Bien que les suicides par lésions et notamment par pendaison restaient majoritaires au cours de ces dernières années, on a observé plusieurs suicides par absorption de paraquat, herbicide interdit dans le territoires français depuis 2007 et utilisé chez les voisins de la Guyane, au Suriname. Au total, 18% des suicides se font par ingestion de paraquat, surtout là où le libre-échange de marchandises non réglementées avec le Suriname est le plus intense.
Une étude réalisée en 2016 sur les intoxications au paraquat montrait que le taux de létalité était
de 51,7% 31,32. Cette différence par rapport à nos résultats (26%) s’explique d’une part du fait que le recueil de données pour cette étude
était plus exhaustif, recueillant à la fois les causes accidentelles et volontaires, avec une proportion élevée d’enfants
et d’autre part considérait l’ensemble des intoxications prises en charge dans les hôpitaux et pas seulement les CDPS.
Cette étude présente quelques faiblesses. Tout d’abord on peut discuter la précision du nombre d’habitants entre 2007-2018. Dans l’Est (de Regina à Trois Sauts) et le littoral ouest (d’Iracoubo à Awala) la population est restée assez stable pendant la période d’étude. En revanche, sur le Maroni (d’Apatou à Antecum Pata) on observait un accroissement démographique rapide. Dans ce secteur, pour tenir compte des fluctuations démographiques, nous avons choisi la population moyenne sur la période d’étude.
Ensuite, l’exhaustivité du recueil des cas de TS dans cet article peut être discutée. Tout d’abord l’absence de définition précise des TS et des suicides de la part de l’OMS, qui permettrait de faciliter le recensement des cas, constitue une carence majeure 1. La proximité de certains CDPS avec les hôpitaux permet d’envisager un recours direct des patients ayant fait des TS, sans passage préalable dans un CDPS, ce qui participe à la sous-estimation des cas sur la zone 1. De plus, les enterrements précoces, plus fréquents dans la zone 2, conduisent à une sous-estimation du nombre de suicides dans les communes de l’intérieur.
Étant donné la complexité du dénombrement des passages à l’acte suicidaire, celui-ci relève donc d’un processus qui doit être proactif et dont l’efficience serait assurée par des acteurs à la fois associatifs et institutionnels coordonnés autour d’un observatoire régional. La stratification par sous-groupes dans ces régions isolées, où les effectifs démographiques sont faibles, peut entraîner d’importantes fluctuations. Les taux de suicides oscillent au cours du temps avec un probable effet Werther (suicide mimétique) 33 que l’analyse globale sur 12 ans est susceptible de masquer. En dépit de ces biais et de cette sous-estimation, le taux de suicides dans les communes de l’intérieur reste très élevé.
Cette étude représente le premier effort de quantification, dans ces communes isolées, des TS et des suicides qui ne sont pas tous captés par les études statistiques nationales. Depuis 2020 un Centre Ressource Prevention Suicide a été créé. Il est notamment chargé de la mise en place d’un observatoire du suicide qui pourra affiner l’étude de ce tragique phénomène. La mise en place de programmes interdisciplinaires semble être une nécessité, afin de mieux comprendre pour bien agir dans les communes de l’intérieur de Guyane française notamment à l’attention des jeunes issus des communautés autochtones et isolées de Guyane.
Liens d’intérêts
Les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt au regard du contenu de l’article.
Références
solidarites-sante.gouv.fr/etudes-et-statistiques/la-drees/observatoire-national-du-suicide-ons/article/suicide-connaitre-pour-prevenir-dimensions-nationales-locales-et-associatives
avenir-des-peuples-des-forets-tropicales-apft-8764
cgi/Telecharger?NomFichier=ad914042.pdf
la-mortalite-par-suicide-en-france-en-2006