L’infection VIH en Guyane : revue historique et tendances actuelles

// HIV in French Guiana: historical review and current trends

Mathieu Nacher1,2 (mathieu.nacher66@gmail.com), Elise Ouedraogo3, Tiphanie Succo4, Basma Guarmit2, Félix Djossou5, Laurence Stettler3, Fernand Alvarez6, Narcisse Elenga7, Antoine Adenis1, Pierre Couppié8,9
1 CIC Inserm 1424, Centre hospitalier de Cayenne, Guyane, France
2 Corevih Guyane, Centre hospitalier de Cayenne, Guyane, France
3 Service de médecine, Centre hospitalier de l’Ouest Guyanais, Saint-Laurent-du-Maroni, Guyane, France
4 Santé publique France – Antilles-Guyane, Cayenne, Guyane, France
5 Service des maladies infectieuses et tropicales, Centre hospitalier de Cayenne, Guyane, France
6 Service de médecine, Centre hospitalier de Kourou, Guyane, France
7 Service de pédiatrie, Centre hospitalier de Cayenne, Guyane, France
8 Service de dermatologie vénéréologie, Centre hospitalier de Cayenne, Guyane, France
9 DFR Santé, Université de Guyane, Cayenne, Guyane, France
Soumis le 19.06.2019 // Date of submission: 06.19.2019
Mots-clés : VIH | Sida | Dépistage | Histoplasmose | Cascade | Guyane
Keywords: HIV/AIDS | Screening | Histoplasmosis | Cascade | French Guiana

Résumé

La Guyane reste le département français le plus touché par le VIH. La transmission y est essentiellement hétérosexuelle avec autant d’hommes que de femmes atteints. Bien que la part de patients d’origine étrangère soit élevée, une proportion importante des infections serait acquise en Guyane. Malgré les efforts de dépistage, la part des infections diagnostiquées à un stade très avancé reste stable (30% à Cayenne et 45% à Saint-Laurent-du-Maroni). Bien qu’il y ait un ralentissement global de la croissance des files actives, dans l’Ouest Guyanais, le nombre annuel de nouveaux diagnostics VIH et sida tend à augmenter. En Guyane, l’infection opportuniste la plus fréquente est l’histoplasmose disséminée. Parmi les patients suivis en 2018, 91% étaient sous traitement antirétroviral, dont 94% avaient une charge virale indétectable. En revanche, il persiste un nombre significatif de perdus de vue. S’il semble y avoir eu des progrès significatifs, la réduction du réservoir caché d’infections non diagnostiquées est difficile et reste la priorité de la lutte contre le VIH en Guyane.

Abstract

French Guiana remains the French territory most affected by HIV. Transmission is essentially heterosexual with as many men as women infected. Although the proportion of foreign patients is high, an important proportion of infections is thought to be acquired in French Guiana. Despite HIV screening efforts, the proportion of infections diagnosed at an advanced stage remains stable (30% in Cayenne and 45% in Saint-Laurent-du-Maroni). Although there is a global slowdown of the growth of patient cohorts, in western French Guiana the number of HIV and AIDS cases continues to grow. In French Guiana the most frequent opportunistic infection is disseminated histoplasmosis. Among patients followed in 2018, 91% were receiving antiretroviral therapy, and 94% of these patients had virological suppression. However, there was a significant number of follow-up interruptions. Although there has been significant progress, the reduction of the reservoir of undiagnosed infections is difficult and remains the main priority in the fight against HIV in French Guiana.

Introduction

La Guyane est située en Amérique du Sud, mais elle est très liée aux Caraïbes qui sont en proportion la deuxième région la plus touchée par le VIH après l’Afrique subsaharienne 1. Les défis posés par la très forte croissance démographique, les migrations, les inégalités sociales, la diversité des langues et des cultures, l’isolement social et géographique impactent fortement la prévention, le dépistage et le soin. Malgré les progrès réalisés, l’infection VIH reste un problème de santé publique en Guyane. Ainsi, 40 ans après le premier décès répertorié (1979, patiente venant de la Caraïbe, décédée dans un contexte cachectique peu après avoir accouché ; son enfant sera diagnostiqué quelques années plus tard lors de l’arrivée des sérologies VIH), le VIH/sida reste l’une des principales causes de mortalité prématurée en Guyane 2. Cet article a pour objectif d’effectuer une synthèse des connaissances accumulées sur l’épidémiologie du VIH en Guyane.

Méthodes

Cette synthèse s’appuie sur les données issues des déclarations obligatoires VIH, des files actives (eNadis/Dat’AIDS) et du système d’information des centres délocalisés de prévention et de soins. Des analyses complémentaires ont été effectuées à l’aide de l’ECDC modelling tool v1.2.2, mis à disposition du Centre for Disease Control and Prevention (CDC) pour la région Europe 3. Brièvement, ce modèle estime l’incidence du VIH, le temps entre infection et diagnostic et la population non diagnostiquée à l’aide de données sur les nouvelles infections VIH et sida. Les données de la cohorte VIH entre 1989 et 2018 ont été utilisées, notamment le nombre de diagnostics de sida par an, le nombre de nouveaux patients VIH et le nombre annuel de sida qui sont des découvertes du VIH. Le logiciel Spectrum version 5 (v5,51 beta 23) a été utilisé, notamment le module AIM (AIDS Impact Model), qui inclut toutes les données programmatiques, notamment les CD4 médians lors de la mise sous traitement, la part des personnes sous traitement et la part des personnes virologiquement contrôlées, et le module CSaver (Case Surveillance and Vital Registration) qui calcule l’incidence du VIH à partir des déclarations obligatoires et des données du CépiDc (Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès) 3.

Les séquences pol du virus HIV-1 B ont été collectées pendant sept ans à des fins de génotypage et de recherche. Elles ont été utilisées pour les études phylogénétiques des virus de Guyane 4. Enfin, cette description synthétique s’appuie également sur des données déjà publiées par ailleurs.

Résultats

Une épidémie différente

Par rapport à la France hexagonale, l’épidémie en Guyane est particulière de par ses caractéristiques et son intensité 5. Les figures 1 et 2 montrent l’évolution du nombre de personnes infectées, ce qui correspond à une prévalence chez les 15-49 ans estimée à plus de 1% depuis 2004 3. En 2016, la prévalence en population générale était estimée entre 1,18 et 1,35% 3. Sur le plan de l’estimation de l’incidence, le pic aurait été de 1,15 pour 1 000 personnes susceptibles en 2001 avec un déclin régulier jusqu’à 0,65 pour 1 000 personnes susceptibles en 2016 3. Le mode de transmission est essentiellement hétérosexuel (tableau) avec, depuis toujours, autant de femmes que d’hommes infectés voire, à Saint-Laurent-du-Maroni, plus de femmes que d’hommes. Les principaux moteurs de l’épidémie seraient les rapports sexuels transactionnels, le multipartenariat simultané et, semble-t-il, la consommation de crack, car elle est liée à d’importantes prises de risques sexuels et est souvent associée à la prostitution 5,6,7. Les enquêtes en population générale et les enquêtes en population spécifique (migrants, usagers de crack, hommes ayant des rapports avec des hommes) montrent l’importance des prises de risque, du multipartenariat et des rapports transactionnels (malgré un taux d’utilisation déclarée des préservatifs très élevé) 8,9,10,11,12.

Figure 1 : Évolution du nombre estimé : de personnes vivant avec le VIH (en rouge), de patients diagnostiqués
(en bleu) et non diagnostiqués (en vert)
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Figure 2 : Évolution de la proportion estimée des infections non diagnostiquées
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Tableau : Nombre de diagnostics de VIH, par année et par mode de transmission, selon la déclaration obligatoire, Guyane
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Migrations et chaines de transmission locales

Migrations

La Guyane est une terre de migrations. Près des trois quarts des personnes nées et vivant en Guyane sont des descendants de migrants de première ou seconde génération, et près de la moitié des adultes sont d’origine étrangère 13. Ainsi, dans ce contexte général de migrations successives d’origines diverses, une autre particularité de l’épidémiologie guyanaise est que depuis le début de l’épidémie, la majorité des personnes infectées est d’origine étrangère (69% en 1998 et 85% en 2018), essentiellement originaires d’Haïti (Cayenne et Kourou) et du Surinam (Saint-Laurent-du-Maroni). Le VIH étant un virus à ARN qui mute fréquemment, l’étude comparée des séquences génétiques (polymérase) permet de retracer l’histoire de l’épidémie. Ainsi, les études phylogénétiques montrent que les deux tiers des virus sont de type B Caribéen (1) (BCAR), c’est-à-dire des virus venant historiquement de l’île d’Hispaniola (Haïti et République Dominicaine) 14, et que ces virus correspondent à un profil spécifique « plateau des Guyanes » soulignant l’importance de la transmission locale, avec des échanges de lignées entre Guyane et Surinam, dans les 2 sens, illustrant quant à eux la migration pendulaire dans ce bassin de vie 15.

Importance de la transmission locale

Bien que dans une pandémie, le virus aille de pays en pays, et bien que la majorité des patients soient d’origine étrangère, les estimations de la date présumée d’infection faites à partir des CD4 au dépistage suggèrent que la majorité des transmissions chez des personnes nées à l’étranger ont lieu en Guyane 16. Ces données provenant de la file active des patients nés à l’étrangers suivis en 2018, couplées à celles des études comportementales chez les migrants, montrent qu’il y a bien une transmission active en Guyane dans ces populations et qu’elle doit faire l’objet des efforts de prévention et de dépistage spécifiques. L’étude phylodynamique suggère que l’épidémie aurait commencé à la fin des années 1970, avec une augmentation lente pendant les années 1980 et une accélération pendant les années 1990 suivie d’un plateau. Le R0 ainsi estimé (nombre moyen de transmissions secondaires) serait entre 3,4 et 4,7, ce qui serait comparable à certaines estimations dans la région Caraïbe et en Amérique centrale, mais inférieur à celui estimé dans les épidémies transmises par des hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes aux États-Unis, à Cuba, au Royaume-Uni, en Italie et à Hong Kong 15. Cette dynamique d’expansion rapide de l’épidémie au cours des années 1990, estimée par l’étude des séquences virales, est assez superposable à celle observée au cours du temps au niveau des files actives et estimée par les modèles ECDC ou Spectrum/AIM 3. La progression de l’épidémie s’est faite par à-coups dans différentes populations. Ainsi, au tout début de l’épidémie, les population guyanaises et haïtiennes étaient les plus touchées puis, dans les années 1990, l’épidémie s’est répandue à d’autres populations (Surinam, République dominicaine, Guyana) 5. Géographiquement, l’épidémie a d’abord évolué dans les villes du littoral puis, avec une dizaine d’années de retard (sans doute expliquée par l’isolement géographique), elle s’est étendue le long du fleuve Maroni, où la prévalence chez les femmes enceintes est passée de 0 à plus de 1% au cours des années 1990 5. D’après le système d’information des centres délocalisés de prévention et de soins (situés dans les communes isolées, essentiellement localisées sur les fleuves frontaliers), 363 cas ont été recensés dans ces centres depuis les débuts de l’épidémie, dont 17 sont décédés et 158 perdus de vue 17. Nombre de patients des communes isolées sont perdus de vue car ils vont se faire suivre dans les hôpitaux de Cayenne, Kourou ou Saint-Laurent-du-Maroni. En 2018, le nombre de patients ayant consulté dans les centres délocalisés de prévention et de soins était de 188. À titre de comparaison, en 2018, le nombre de consultants à Saint-Laurent-du-Maroni était de 599 patients et, à l’hôpital de jour du centre hospitalier de Cayenne, de 1 304 patients.

Au cours des dernières années, peut-être en lien avec l’augmentation du cours de l’or et suite à l’intensification des consultations d’infectiologie dans les centres délocalisés de prévention et de soins, il semble y avoir eu une augmentation de patients garimpeiros arrivant souvent avec des infections évoluées. Les études phylogénétiques soulignent que, contrairement à l’Europe ou à l’Amérique du Nord, les épidémies en Amérique latine, dans la Caraïbe et sur le plateau des Guyanes sont relativement encapsulées au sein de régions limitées, sans doute du fait des difficultés de déplacement. Au Brésil, la plupart des virus sont B pandémique et F et l’on ne retrouve ces virus que rarement en Guyane. En revanche, on note que les états d’où viennent la plupart des Garimpeiros sont ceux où l’on retrouve la plus forte proportion de BCAR, suggérant le rôle des réseaux de prostitution sur les sites d’orpaillage où sur les sites de repli 18. Ainsi, la prévalence du VIH chez les orpailleurs illégaux sur les sites de repli était estimée à 1,43% (0,3-2,5) ; à titre de comparaison, en 2016, elle était estimée entre 1,18 et 1,35 en Guyane 19.

La proportion des diagnostics tardifs

Les efforts de dépistage des acteurs locaux sont importants (près de 2 fois le taux de dépistage de métropole) et diversifiés, mais ils se heurtent au constat selon lequel, depuis des décennies, environ 30% des patients sont dépistés à moins de 200 CD4 à Cayenne (peu différent de la métropole) et près de la moitié à Saint-Laurent-du-Maroni 20,21. Ainsi, le réservoir d’infections non diagnostiquées, où se concentrent les enjeux de transmission, de morbidité et de mortalité semble particulièrement difficile à atteindre. Il existe cependant des différences entre population 21. La durée moyenne d’évolution de l’infection avant le diagnostic est d’environ 3,7 ans mais on note que les hommes brésiliens et surinamais, qui viennent souvent des régions les plus isolées, présentent des durées d’évolution beaucoup plus élevées 22. La fréquence des diagnostics tardifs à Saint-Laurent-du-Maroni et la croissance de la file active s’expliquent sans doute par le fait que l’hôpital capte les populations du fleuve Maroni qui n’y arrivent qu’à l’occasion d’une dégradation de l’état général. Par ailleurs, jusqu’en 2016, le seuil d’initiation des antirétroviraux (ARV) au Surinam était de 200 CD4/mm3. La majorité des personnes infectées n’y étant pas sous traitement, ceci peut expliquer à la fois la croissance des files actives (doublement du nombre de nouveaux diagnostics annuels en 10 ans) et l’importance des diagnostics tardifs 18.

Le sida en Guyane : « Amazonien » et toujours présent

Le nombre de cas de sida reste non négligeable, correspondant le plus souvent à des découvertes tardives de l’infection VIH. L’incidence rapportée dans eNadis (les DO sida sont largement sous-déclarées) est stable à Cayenne et plutôt en augmentation à Saint-Laurent-du-Maroni 17 (figures 3). L’infection opportuniste la plus fréquente en Guyane est l’histoplasmose disséminée (figure 4). Ainsi, une étude à Saint-Laurent-du-Maroni chez les patients infectés par le VIH fébriles hospitalisés trouvait 42% de cas d’histoplasmose chez les moins de 200 CD4 et 85% d’histoplasmose chez les moins de 50 CD4 23. Une étude (ANRS 12260) réalisée au Surinam, où l’histoplasmose n’avait jamais été diagnostiquée, montrait que 25% des patients VIH hospitalisés étaient positifs pour l’antigène d’Histoplasma capsulatum. Ainsi, cet agent opportuniste endémique négligé est sans doute responsable de 5 000 à 10 000 décès par an en Amérique latine, souvent attribués à la tuberculose, principal diagnostic différentiel 24. Les efforts de sensibilisation, et les réseaux de chercheurs constitués autour de ce problème de santé ont permis de favoriser l’inclusion de cet agent parmi les agents pathogènes négligés, de faire figurer l’itraconazole et bientôt l’amphotéricine B liposomale parmi la liste des médicaments essentiels, d’inclure les tests antigénique dans la première liste d’outils diagnostiques essentiels de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), de faire reprendre cette pathologie dans les recommandations OMS du VIH avancé et d’avoir des recommandations spécifiques pour le diagnostic et le traitement de l’histoplasmose disséminée du patient infectée par le VIH (mars 2019) 25. Cette infection fongique souvent confondue avec la tuberculose miliaire est une particularité épidémiologique qu’il faut connaitre chez des patients séropositifs revenant d’Amérique latine pour éviter des errements diagnostiques potentiellement dangereux.

Figure 3 : Évolution du nombre annuel de nouveaux diagnostics sida et de nouveaux diagnostics VIH
à Saint-Laurent-du-Maroni, Guyane
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Figure 4 : Évolution du nombre des quatre principales infections opportunistes du sida en Guyane, 1992-2018
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Réduire le réservoir d’infections non diagnostiquées : des progrès ?

Si l’on se base sur le seul critère du pourcentage de patients ayant moins de 200 CD4 par mm3, il ne semble pas y avoir eu de progrès en matière de précocité du dépistage 20. Cependant, l’analyse des déclarations obligatoires VIH semble montrer que la proportion de patients dépistés pour des infections symptomatiques est en baisse régulière. Ceci suggère donc qu’il y a tout de même des progrès. De même, lorsque l’on regarde le stade CDC au moment de la prise en charge sur une période de 20 ans, il y a moins de stades C, ce qui constitue un progrès (figure 5). En 2015-2016, après un pic de nouveaux diagnostics VIH contemporain de l’afflux de migrants venant d’Haïti victimes de catastrophes naturelles répétées, il semble que le nombre de nouveaux diagnostics (DO et file active eNadis) soit en légère baisse (tableau).

Figure 5 : Évolution du stade CDC au moment du diagnostic en Guyane, 1996-2016
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L’intégration de ces différentes sources de données dans les outils Spectrum/AIM et ECDC modelling tool suggère que le nombre de personnes vivant avec le VIH en Guyane serait actuellement de 3 800, que le taux d’incidence serait en baisse (1,1 pour 1 000 en 2001 contre 0,65 pour 1 000 en 2016) 3 et que la proportion de patients ignorant leur séropositivité serait en baisse. En 2018, cette dernière était estimée à environ 10% du nombre total de personnes vivant avec le VIH (figures 1 et 2). Certes, les données des dernières années peuvent être incomplètes et sont à consolider et, dans le contexte migratoire intense la modélisation utilisée est prise à défaut, cependant, globalement, même si le nombre de personnes infectées ne cesse d’augmenter, il se dégage une impression de ralentissement de l’épidémie en Guyane.

La cascade de prise en charge en Guyane et dans les pays voisins

Concernant la prise en charge, les données de la base eNadis pour Cayenne et Saint-Laurent-du-Maroni montraient que 91% (1 749/1 921, 108 naïfs, et 64 interruptions) des patients dépistés étaient sous traitement et que 94,2% des patients sous un traitement ARV depuis six mois évalués étaient en succès thérapeutique 17. Au total, 89% (1 421/1 608 charges virales saisies) de tous les patients de la file active (traités ou pas) avaient une charge virale <400 copies. Les patients perdus de vue ont longtemps représenté un problème, notamment à Saint-Laurent-du-Maroni 26, et le problème reste important avec globalement, au cours des 10 dernières années, entre 1 et 6% de perdus de vue par an à Cayenne et entre 2 et 11% de perdus de vue à Saint-Laurent-du-Maroni, ville toujours plus touchée par le problème. Selon l’Onusida, en 2016, on estimait qu’au Surinam 4 900 personnes vivaient avec le VIH (4 400-5 600), que 48% (38%-58%) avaient accès aux ARV et que le VIH était indétectable pour 36% (32%-41%) 27. Ces chiffres expliquent sans doute le fait que l’épidémie ne cesse de progresser dans la ville frontalière de Saint-Laurent-du-Maroni. Côté brésilien, si les chiffres du programme national brésilien sont en progrès 28, il faut souligner que l’État de l’Amapa est très différent du reste du Brésil. Le fleuve Amazone isole cet État du reste du Brésil et, jusqu’à 2019, le suivi, la délivrance des traitements et la prise en charge des patients à Oïapoque, ville frontière, se faisait à Macapa. Cette ville se situe, dans le meilleur des cas, à 10 heures de bus particulièrement éprouvantes, et ces conditions étaient donc peu propices à une cascade de soins optimale dans cette région du Brésil. Grace au projet OCS (Oyapock Coopération Santé), financé par l’Europe (PCIA Amazonie), les patients peuvent maintenant être suivis et traités à Oïapoque, en suivant les recommandations nationales brésiliennes. Les conséquences du récent changement de gouvernement sur la prévention, le dépistage, la prise en charge et la coopération transfrontalière sont pour l’heure difficiles à mesurer 29. Bien que département français, et à ce titre souvent sollicitée en métropole ou en tant que représentant des Outre-mer, la Guyane est un territoire sud-américain et c’est dans ce contexte que doit avant tout se concevoir la lutte contre le VIH. La Guyane n’est pas une île, et les soubresauts du continent et des Caraïbes y ont souvent des répercussions significatives 30. Dans ce contexte, il existe des incertitudes sur l’évolution future de la politique de délivrance de cartes de séjour pour les étrangers malades et de l’Aide médicale d’État (AME).

Les femmes enceintes et la cohorte pédiatrique

Depuis plus de 20 ans, la prévalence chez la femme enceinte oscille autour de 1,4% et l’on compte chaque année une centaine de grossesses chez des femmes infectées par le VIH. Jusqu’en 2001, le taux de transmission mère enfant était >10%. D’une façon générale, avec l’amélioration des traitements et de la prise en charge, avec la coordination des acteurs, la transmission du VIH de la mère à l’enfant devient de plus en plus rare. Ainsi, le dernier cas de transmission mère-enfant remonte à 2015. Les nouveaux enfants infectés viennent souvent de l’étranger et sont dépistés en Guyane. Il y avait 39 enfants suivis en Guyane en 2018, dont 20% sont arrivés de l’étranger déjà infectés. Avec la suppression de la transmission mère-enfant, la file active pédiatrique diminue progressivement au fur et à mesure que les enfants atteignent l’âge adulte.

Conclusions

Une vue historique de l’évolution de l’épidémie montre les progrès réalisés, mais aussi les défis qui restent à relever. Même s’il augmente moins vite qu’avant, le nombre de personnes infectées par le VIH augmente toujours, avec des fluctuations liées aux migrations qui rendent l’évaluation des tendances de l’épidémie locale difficile. Parmi les défis, on trouve toujours au premier plan la grande difficulté de toucher le réservoir caché et, même s’il semble y avoir eu quelques progrès, c’est là que se concentrent les enjeux de transmission, de morbidité et de mortalité 20,22. La stigmatisation toujours associée à la maladie n’est sans doute pas étrangère à ces difficultés. Elle reste largement alimentée par l’ignorance et les fausses croyances qui sont aussi un frein au dépistage lorsque de nombreuses personnes ignorent être à risque, ou pensent connaitre leur statut alors qu’elles n’ont jamais fait de test 31. Aussi, les contacts avec le système de santé restent des opportunités de dépistage trop souvent manquées, notamment lorsqu’il y a prélèvement sanguin. À l’heure où les objectifs de « Paris sans sida » sont affichés, les infections opportunistes restent une réalité en Guyane. Les changements récents d’indications aux ARV au Surinam dans le plan 2014-2020, adoptant les objectifs 90-90-90, devraient cependant avoir un impact favorable sur l’épidémie dans l’Ouest guyanais. La compréhension des différentes facettes de l’épidémie (moteurs, comportements, problèmes d’accès aux droits et aux soins, infections opportunistes, migrations, différences territoriales) doit guider les efforts de prévention et de dépistage. Comme pour la plupart des grandes causes de mortalité prématurée en Guyane, les plus vulnérables arrivent souvent plus tard que les autres dans le système de santé, avec des pathologies plus graves et avec plus de décès. Aller vers ces populations pour éviter les retards est capital et la médiation en santé devra avoir une place toute particulière en Guyane.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêt au regard du contenu de l’article.

Références

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regionscountries/countries/guyana/
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Citer cet article

Nacher M, Ouedraogo E, Succo T, Guarmit B, Djossou F, Stettler L, et al. L’infection VIH en Guyane, revue historique et tendances actuelles. Bull Epidémiol Hebd. 2020;(2-3):43-51. http://beh.santepubliquefrance.fr/beh/
2020/2-3/2020_2-3_2.html

(1) Le variant le plus répandu du VIH1 est le sous-type B, dont le clade B pandémique est largement établi aux États-Unis, en Europe, en Asie, en Amérique latine et en Australie. En outre, il existe un clade B Caribéen qui a diffusé de l’île d’Hispaniola vers le reste de la Caraïbe et certains territoires de l’Amérique latine, dont la Guyane et le Surinam.