Prévalence du travail de nuit en France : caractérisation à partir d’une matrice emplois-expositions
// Prevalence of night work in France: characterization from a job-exposure matrix
Résumé
De multiples effets sanitaires, allant des troubles du sommeil aux maladies cardiovasculaires et au cancer, ont été attribués au travail de nuit ou d’autres horaires de travail atypiques. Dans cet article, la prévalence du travail de nuit en France et son évolution entre 1990 et 2013 sont décrites.
Des matrices emplois-expositions (MEE) annuelles permettant de décrire les horaires de travail par profession et branche d’activité en France ont été développées à partir des données des enquêtes Emploi de l’Insee. La prévalence du travail de nuit a été estimée en croisant les MEE des années 1992, 1999 et 2012 avec le recensement de la population de 1990, 1999 et 2013.
Le nombre de travailleurs de nuit habituels et occasionnels en France est passé de 3,3 millions (15,0% des actifs) en 1990 à 4,3 millions (16,3%) en 2013. Le travail de nuit habituel a présenté la plus forte progression au cours de cette période (de 800 000 à 1,9 million d’individus). En 2013, le travail de nuit habituel était principalement observé chez les infirmiers, sages-femmes et aides-soignants (n=274 435), les agents de surveillance, l’armée, les policiers et les pompiers (n=212 762) et les conducteurs routiers et livreurs (n=139 363).
Ces chiffres montrent l’ampleur du recours au travail de nuit et l’augmentation importante du nombre de travailleurs de nuit habituels dans les années récentes. L’impact sanitaire associé à ces horaires de travail justifie la mise en place d’une veille sanitaire pour les travailleurs concernés.
Abstract
Multiple health effects, ranging from sleep disorders to cardiovascular diseases and cancer, have been attributed to night work or other atypical work hours. In this article, we assess the prevalence of exposure to night work in France and its progression between 1990 and 2013.
A series of annual job-exposure matrices (JEMs) were developed to assess exposure to night work by occupational categories and industry, based on the data from the National Institute of Statistics and Economic Studies (INSEE) Job Surveys. The prevalence of night work in France was estimated by linking the JEMs of 1992, 1999 and 2012 with the population censuses of 1990, 1999 and 2013, respectively.
The number of regular and occasional night workers increased from 3.3 million (15.0% of active workers) in 1990 to 4.3 million (16.3%) in 2013 in France. The increase was most noticeable for regular night workers (from 800,000 to 1.9 million workers). In 2013, the largest numbers of regular night workers were observed among nurses, midwives and caregivers (n=274,435), surveillance officers, militaries, policemen, and firefighters (n=212,762), and truck drivers and delivery workers (n=139,363).
These figures show the extent of exposure to night work schedules, as well as the increase of regular night workers in recent years. The health impact associated with these work schedules justifies the implementation of a health surveillance in these workers.
Introduction
Le recours au travail de nuit, au travail posté (ou travail en équipes successives, comme le travail en 3 x 8 heures) et plus généralement à tous les modes d’organisation du temps de travail situés en dehors du cadre de la journée et de la semaine de travail standard, se développe rapidement en France et à travers le monde. Ces formes horaires de travail s’accompagnent, chez les travailleurs exposés d’une désynchronisation des rythmes biologiques normaux, calés sur l’alternance jour-nuit, à l’origine de troubles du sommeil et notamment d’une diminution de la durée quotidienne de sommeil. Les perturbations du rythme liées aux horaires de travail décalés peuvent avoir de multiples répercussions sur l’état de santé : diminution des performances cognitives, troubles de la santé psychique, troubles métaboliques (obésité, diabète de type 2), maladies cardiovasculaires (maladies coronariennes, hypertension) et cancer 1. Le « travail posté (shift work) entraînant des perturbations du rythme circadien » a ainsi été classé par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) comme cancérogène probable, et il pourrait notamment augmenter le risque de cancer du sein 2.
Parmi les formes de travail à horaires atypiques, le travail de nuit est à l’origine d’une désynchronisation complète du rythme circadien 3. Le travail de nuit peut lui-même revêtir des formes variées, dont les conséquences sur l’état de santé pourraient être plus ou moins importantes en fonction du degré de désynchronisation circadienne. Dans une optique de santé publique et de surveillance, il importe non seulement de repérer les métiers et les secteurs d’activité les plus exposés, mais aussi de caractériser le travail de nuit en fonction de différents critères de fréquence (habituel ou occasionnel), d’horaires fixes ou alternants et, si possible, de durée des postes de travail ou de nombre de nuits consécutives 4.
En France, la prévalence globale du travail de nuit a été documentée au travers de l’enquête Sumer, dans laquelle 14,5% des salariés avaient déclaré travailler de nuit en 2010 5. Ce chiffre n’est pas directement extrapolable à l’ensemble des travailleurs en France car cette enquête est réalisée auprès de travailleurs salariés et ne renseigne donc pas sur le travail de nuit chez les travailleurs indépendants. La Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques) a également publié des données de prévalence du travail de nuit entre 1991 et 2012 à partir des données de l’enquête Emploi, montrant une prévalence globale de 15,4% de travailleurs de nuit en 2012 chez les salariés 6. Toutefois, une caractérisation plus précise des horaires de travail mérite d’être effectuée sur l’ensemble des travailleurs en France.
Nous nous intéresserons ici au travail de nuit, défini comme un travail réalisé entre minuit et 5 heures du matin. Notre objectif est de fournir des estimations de la prévalence d’exposition au travail de nuit, de son évolution au cours du temps, et de caractériser les formes d’organisation horaire des travailleurs de nuit dans les professions les plus exposées. Des matrices emplois-expositions sur le travail de nuit ont été utilisées pour atteindre cet objectif.
Matériel et méthodes
Matrice emplois-expositions
Les proportions de travailleurs en France exposés au travail de nuit (entre 0 et 5 h du matin), au travail du soir (entre 20 h et minuit) et la proportion de travailleurs ayant des horaires fixes, alternants (2 x 8, 3 x 8, etc.) ou irréguliers ont été déterminées par Profession et catégorie sociale (code PCS) à l’aide de matrices emplois-expositions (MEE) annuelles construites entre 1990 et 2016 à partir des enquêtes Emploi de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) 7 (cf encadré sur les MEE ci-après). Ces enquêtes fournissent chaque année des informations sur les horaires de travail d’un échantillon de 110 000 à 150 000 individus de plus de 15 ans vivant dans des logements tirés au sort et interrogés par un enquêteur à domicile. Sur la base de ces informations, les matrices rapportent pour chaque PCS les proportions de personnes qui travaillent de nuit ou le soir. Dans cet article, seul le travail de nuit est pris en compte. Il sera décliné selon qu’il est effectué de façon habituelle ou occasionnelle, et selon des horaires fixes ou variables (regroupant les horaires alternés et irréguliers). Du fait de modifications dans le libellé exact des questions sur les horaires de travail, nous n’utiliserons ici que les matrices des années 1992 à 2012 correspondant à une période où le recueil des données dans l’enquête emploi a été effectué de façon homogène avec les questions : 1/ « Dans votre emploi principal, travaillez-vous de nuit, entre minuit et 5h du matin, habituellement, occasionnellement, ou jamais ? » ; 2/ « Dans votre emploi principal, vos horaires sont-ils les mêmes d’une semaine sur l’autre, alternés (2 x 8, 3 x 8, équipes…), irréguliers d’une semaine à l’autre ? ».
Matrices emplois-expositions
Une matrice emplois-expositions correspond à un tableau à double entrée comprenant, en ligne, des professions et/ou des secteurs d’activité et, en colonne, des expositions professionnelles. Dans les cellules du tableau, à l’intersection des lignes et des colonnes, sont reportés des indices d’exposition à la nuisance considérée pour les travailleurs occupant un emploi donné. L’année ou la période peut également être intégrée dans les matrices pour tenir compte de l’évolution des expositions professionnelles au cours du temps. Les indices d’exposition peuvent correspondre, par exemple, à la proportion de travailleurs exposés dans l’emploi considéré, à la fréquence et/ou l’intensité d’exposition, être de nature qualitative (exposé/non-exposé), semi-quantitative (faible/moyen/fort) ou quantitative (quantité d’exposition exprimée selon l’unité de référence pour la nuisance). Les matrices dites a priori sont réalisées par des experts qui attribuent à chacun des emplois les valeurs d’exposition à la nuisance professionnelle en fonction de leurs connaissances ou de données de la littérature. Les matrices dites a posteriori sont réalisées à partir de mesures d’exposition aux postes de travail ou de données d’enquête (comme dans le cas de notre étude sur le travail de nuit).
Des exemples de matrices emplois-expositions réalisées à Santé publique France dans le cadre du programme Matgéné sont consultables sur le portail Exp-Pro 8 (http://exppro.santepubliquefrance.fr/exppro/matrices), où la matrice sur le travail de nuit sera mise à disposition.
Données du recensement de la population
Afin d’estimer les prévalences de travailleurs concernés par le travail de nuit en France, les matrices des années 1992, 1999 et 2012 ont été croisées avec le recensement de la population de 1990, 1999 et 2013, respectivement, sur la base des codes PCS à 4 caractères communs entre les deux bases de données. Les prévalences d’exposition au travail de nuit ont été déclinées selon des codes PCS à 3 chiffres ou selon des grands secteurs d’activité.
Résultats
Le nombre de travailleurs de nuit en France est passé de 3,3 millions (15,0% des actifs âgés entre 15 et 74 ans) en 1990 à 4,3 millions (16,3%) en 2013 (tableau 1). Le nombre de travailleurs de nuit habituels a plus que doublé, passant de 800 000 (3,6%) à 1,9 million (7,2%), alors que le nombre de travailleurs de nuit occasionnels a légèrement baissé, passant de 2,5 millions (11,4%) à 2,4 millions (9,1%) sur cette période.
La figure 1 reprend les chiffres du tableau 1. Elle montre que les travailleurs de nuit sont en grande partie retrouvés dans les métiers du secteur tertiaire. Dans ce secteur on retrouvait près de 500 000 travailleurs de nuit habituels en 1990 et près de 1,5 million en 2013. Une progression du nombre de travailleurs de nuit habituels est également retrouvée dans les métiers de l’industrie, mais de façon beaucoup moins marquée.
Le tableau 2 présente les effectifs estimés de travailleurs de nuit habituels et de travailleurs de nuit occasionnels en France en 2013, répartis par PCS (exprimée selon les 3 premiers chiffres de la nomenclature). Sont indiquées, par ordre décroissant du nombre de travailleurs de nuit habituels, les professions dans lesquelles le nombre d’exposés est supérieur à 20 000 individus. Les infirmiers, sages-femmes et aides-soignants (PCS 431 et 526) incluent le plus grand nombre de travailleurs de nuit habituels (n=274 435). Les autres professions fortement impactées par le travail de nuit habituel sont les agents de surveillance, armée, policiers et pompiers (PCS 531, 532, 533, 534 : n=212 762), les conducteurs routiers et livreurs (PCS 641 et 643 : n=139 363), les ouvriers qualifiés (OQ) et non qualifiés (ONQ) de la manutention et de l’emballage (PCS 676, 652 : n=88 459), des industries de transformation (PCS 674, 626 : n=80 779), du travail des métaux (PCS 623, 673 : n=52 453) et de l’industrie agroalimentaire et de la chimie (PCS 625 : n=46 220).
La figure 2 montre, pour les travailleurs de nuit habituels de chacune des 23 PCS du tableau 2, la répartition en horaires fixes (les mêmes d’une semaine sur l’autre) ou en horaires variables (alternants ou irréguliers). Près de 90% des artisans en alimentation (dont une grande partie de boulangers) et plus de 75% des conducteurs-livreurs et des personnels des services directs aux particuliers qui travaillent de nuit de façon habituelle avaient des horaires fixes. À l’inverse, une large majorité (>75%) des ouvriers qualifiés ou non qualifiés de type industriel (travail des métaux, chimie, agro-alimentaire) travaillant habituellement de nuit avaient des horaires alternants ou irréguliers.
Discussion
Nous avons montré que le travail de nuit concernait un peu plus de 4,3 millions de personnes en 2013 (environ 16% de la population), soit 1 million de travailleurs de plus qu’en 1990. Entre 1990 et 2013, le nombre de travailleurs de nuit habituels a doublé, alors que le nombre de travailleurs de nuit occasionnels est resté stable ou a légèrement diminué. Le secteur tertiaire compte de loin le plus grand nombre de travailleurs de nuit, et c’est dans ce secteur que l’augmentation a été la plus importante, passant de 500 000 en 1990 à près de 1,5 million en 2013. Les PCS comptabilisant le plus grand nombre de travailleurs de nuit habituels sont les infirmiers, sages-femmes et aides-soignants, les conducteurs routiers ainsi que les personnels de sécurité et de l’armée. Parmi les travailleurs de nuit, les travailleurs des services (artisans de l’alimentation, conducteurs livreurs, personnel des hôtels et restaurants) ont généralement des horaires de nuit fixes, alors que les travailleurs de l’industrie (ouvriers qualifiés et non qualifiés) travaillent de nuit en alternance ou de façon irrégulière.
Ces chiffres illustrent clairement l’ampleur de l’exposition au travail de nuit, qui pourrait être responsable à lui seul des troubles du sommeil d’une très large partie de la population. Le travail de nuit affecte le rythme physiologique veille/sommeil normal calé sur l’alternance jour/nuit, et a des effets notoires sur la qualité du sommeil (troubles de l’endormissement, réveils nocturnes, sommeil non récupérateur) 9. Une durée de sommeil réduite est aussi rapportée chez les travailleurs de nuit. Ces troubles sont à l’origine de fatigue, d’insomnie, de somnolence, de troubles de la vigilance et d’un déficit de l’immunité chez les travailleurs exposés. Ils sont responsables de l’augmentation du risque d’accidents, de troubles métaboliques (obésité, diabète de type 2), de maladies cardiovasculaires, ou de cancers 1. Les effets sanitaires multiples du travail de nuit justifient ainsi pleinement la mise en place d’une veille sanitaire dans les groupes professionnels les plus exposés.
Forces et limites
Les prévalences d’exposition au travail de nuit présentées ici ont été obtenues à l’aide de matrices emplois-expositions développées à partir des enquêtes Emploi de l’Insee. Ces enquêtes constituent un outil de choix pour apprécier l’exposition au travail de nuit en France car elles portent sur un très large échantillon d’individus et sont répétées depuis de nombreuses années. Parmi les limites des estimations fournies ici, il faut souligner le caractère subjectif des réponses à la question portant sur la fréquence du travail de nuit (habituel ou occasionnel) dans les enquêtes Emplois puisque ces choix ne sont pas bornés. Par ailleurs, les chiffres que nous avons choisis de présenter ici portent sur les années 1990 à 2013, malgré l’existence de données plus récentes, mais dont le mode de recueil sensiblement différent ne permet pas de fournir des informations totalement homogènes. Enfin, si les enquêtes Emploi disposent d’indications sommaires sur les modes d’organisation des horaires de travail les plus courants (horaires fixes, alternants ou irréguliers), elles ne nous ont pas permis de décrire les modes d’organisation du temps de travail de façon plus détaillée, en incluant par exemple les types de rotations horaires, la durée des postes de nuit, le nombre de nuits successives, etc. qui permettraient de mieux prédire le degré de désynchronisation circadienne engendré par le travail à horaires décalés 4.
Perspectives
Nous n’avons pas étudié l’exposition au travail de nuit en fonction du sexe. Le travail de nuit, historiquement interdit aux femmes dans l’industrie jusqu’en 1990, a été rendu possible à partir de 1991 et réglementé de façon similaire pour les deux sexes à partir de 2002. Ces éléments suggèrent que le travail de nuit a évolué différemment chez les hommes et chez les femmes. Il serait donc utile d’étudier l’exposition au travail de nuit selon le sexe en construisant une MEE « genrée » qui sera effectuée par la suite. Par ailleurs, nous avons présenté ici des prévalences de travail de nuit par PCS. Il conviendra par la suite de présenter pour les mêmes périodes la matrice par secteur d’activité détaillé (code NAF).
Seul le travail de nuit défini comme un travail entre minuit et 5 heures du matin a été décrit dans le présent article. Il sera également intéressant d’évaluer la prévalence du travail du soir ou du travail durant le week-end, qui feront l’objet de matrices emploisexpositions complémentaires. D’autres sources d’information sur le travail à horaires atypiques (enquêtes Sumer par exemple) seront utilisées pour compléter et affiner les matrices emplois-expositions déjà disponibles. Le couplage de l’ensemble de ces matrices pourra être employé à terme pour construire un score global de perturbation du rythme circadien par emploi qui pourrait être obtenu en colligeant l’ensemble des informations. Il permettrait de mieux cibler les professions à risque et d’établir les priorités pour la surveillance et la prévention.
Au total, les matrices emplois-expositions construites s’avéreront utiles pour la mise en place d’une surveillance sanitaire dans les groupes professionnels exposés. Le calcul des fractions de risque de cancer ou d’autres pathologies attribuables au travail de nuit ou au travail à horaires décalés permettra d’établir au mieux quels sont les principaux groupes professionnels qui devront bénéficier d’une surveillance renforcée, voire de mesures de prévention destinées à adapter l’organisation des horaires de travail. Le calcul de fractions de risque attribuables fera l’objet de la prochaine étape de ce travail.
Références
insee.fr/fr/metadonnees/source/serie/s1281/presentation.
santepubliquefrance.fr/exl-php/vue-consult/spf___internet_recherche/INV13162
292-301.