Expositions professionnelles aux solvants oxygénés, pétroliers et chlorés des femmes en âge de procréer en France en 2013. Résultats du programme Matgéné

// Occupational exposure to oxygenated, petroleum-based and chlorinated solvents of women of childbearing age in France in 2013. Results from the Matgéné programme

Robin Lagarrigue1, Marie Houot1, Groupe Matgéné1*, Mounia El Yamani1, Corinne Pilorget1,2 (corinne.pilorget@univ-lyon1.fr)
1 Santé publique France, Saint-Maurice, France
2 Unité mixte de recherche épidémiologique et de surveillance en transport, travail et environnement (Umrestte), Université de Lyon, France
Soumis le 10.10.2018 // Date of submission: 10.10.2018
Mots-clés : Expositions professionnelles | Solvants | Matrices emplois-expositions | Femmes en âge de procréer | Prévalence
Keywords: Occupational exposures | Solvents | Job-exposure matrices | Women of childbearing age | Prevalence

* Groupe Matgéné : Lisa Cahour, Laurène Delabre, Stéphane Ducamp, Loïc Garras, Thomas Henry.

Résumé

Cette étude s’intéresse à l’exposition professionnelle aux solvants oxygénés, pétroliers et chlorés dans une population vulnérable de travailleurs, les femmes en âge de procréer définies par la classe d’âge 15-44 ans. Cette exposition est déclinée selon l’âge, la catégorie socioprofessionnelle et le statut des travailleuses (salariées ou non-salariées). Les expositions ont été évaluées par les matrices emplois-expositions du programme Matgéné. Les données de population issues du recensement de 2013 ont été croisées avec les matrices pour estimer les prévalences d’exposition ainsi que la part des femmes exposées à ces solvants.

Les solvants les plus fréquemment utilisés en milieu professionnel en 2013 par les femmes en âge de procréer sont les solvants oxygénés (15,0% de ces travailleuses), devant les solvants pétroliers (1,0%) et les solvants chlorés (0,1%). Les plus jeunes (15-29 ans) sont plus exposées que leurs aînées aux solvants oxygénés. À l’inverse, les plus âgées (35-44 ans) sont plus exposées aux solvants pétroliers et chlorés. Les non-salariées sont plus exposées aux trois familles de solvants que les salariées.

Cette étude est la première à présenter l’exposition professionnelle à trois grandes familles de solvants pour l’ensemble des travailleuses en âge de procréer en France, quels que soient leur statut et leur activité professionnelle. Une analyse plus fine de ces prévalences, notamment par secteur d’activité, permettrait d’orienter et cibler au mieux les actions de prévention à mettre en place pour les femmes en âge de procréer en activité professionnelle.

Abstract

This study concerns occupational exposure to oxygenated, petroleum-based and chlorinated solvents in a vulnerable working population: the women of childbearing age (WCA), aged 15 to 44. This exposure is presented by age, occupation and worker status (employed or self-employed). The exposures are assessed by job-exposure matrices from the Matgéné programme. The population data, extracted from the 2013 French census, were linked to matrices in order to estimate the occupational exposure prevalences and the proportion of WCA exposed to solvents.

The most frequently used solvents in occupational environment in 2013 by WCA are oxygenated solvents (15.0% of WCA workforce), then petroleum-based solvents (1.0%), and chlorinated solvents (0.1%). Younger women of childbearing age (15-29 years) are more exposed to oxygenated solvents than their elders. Conversely, the oldest WCA (35-44 years) are more exposed to petroleum-based and chlorinated solvents. Self-employed women are more exposed to the three categories of solvents than women employees.

This study is the first to present occupational exposure to three major families of solvents for all women of childbearing age workforce in France regardless of their worker status or occupation. A more precise analysis of these results, especially by industry, would provide guidance for preventive measures for women of childbearing age at work.

Introduction

Les solvants constituent une large gamme de produits capables de dissoudre, extraire ou diluer d’autres produits sans les dénaturer. Ils sont ainsi utilisés dans de nombreux domaines d’activité professionnelle (formulation de peintures, colles, etc., intermédiaire de synthèse) mais ils sont aussi très répandus dans des produits à usage domestique. En France, un panorama de l’utilisation de ces produits montrait que 548 000 tonnes de solvants avaient été consommées sur l’année 2004 1. Parmi ces solvants, certains sont classés cancérogènes par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) et/ou comme CMR (cancérogène, mutagène, reprotoxique) d’après la classification européenne 2.

L’évaluation de l’exposition professionnelle peut être réalisée selon différentes méthodes, dont l’utilisation de matrices emplois-expositions (MEE), outils particulièrement adaptés à la caractérisation de l’exposition pour de larges populations 3. Les matrices sont souvent construites par expertise et permettent de documenter l’exposition pour l’ensemble des emplois d’une population, qu’ils soient actuels ou historiques ; il s’agit d’une méthode d’évaluation indirecte des expositions, à l’inverse des méthodes de mesurage direct réalisées au poste de travail. Dans ce cadre, Santé publique France a mis en place et coordonne un programme de développement de MEE permettant de produire des indicateurs d’exposition professionnelle à diverses nuisances pour l’ensemble de la population 4. Un volet de ce programme a permis d’évaluer les expositions professionnelles à trois grandes familles de solvants : les solvants pétroliers, chlorés et oxygénés 5,6,7.

La population des femmes est une population peu documentée pour l’exposition professionnelle aux produits chimiques. En France, l’enquête Sumer, menée auprès de travailleurs salariés, permet cependant de disposer de données d’exposition professionnelle régulièrement mises à jour sur cette sous-population (les travailleuses indépendantes n’étant cependant pas prises en compte dans cette étude) 8. Pourtant, les femmes constituent une population vulnérable à certains moments de la vie, notamment la période liée à la procréation. Ainsi, l’exposition professionnelle à des nuisances chimiques de femmes enceintes ou en âge de procréer peut avoir des répercussions sur les enfants nés ou à naître 9,10,11.

Aussi, il est apparu nécessaire de s’intéresser à cette population des femmes en âge de procréer, définie par les femmes âgées entre 15 et 44 ans qui représentaient en France, en 2013, 58% des femmes au travail et 28% de l’ensemble des travailleurs, et à son exposition aux trois familles de solvants. L’objectif de ce travail était d’estimer la proportion de femmes en âge de procréer en France exposée à des solvants pétroliers, oxygénés et chlorés et de décrire cette population selon sa classe d’âge et sa catégorie socioprofessionnelle (CSP).

Méthode

Les MEE du programme Matgéné sont construites a priori, par expertise, à partir de données collectées par recherche bibliographique et contacts avec des organismes professionnels et industriels permettant de documenter les différentes situations d’exposition professionnelle ; elles sont exhaustives et spécifiques de la population des travailleurs en France 4. Elles visent à documenter l’exposition pour de larges populations, à hiérarchiser les emplois les uns par rapport aux autres et à identifier ceux présentant les risques les plus élevés. L’ensemble des emplois occupés en France est défini selon les nomenclatures d’emploi nationales, la PCS (Professions et catégories socioprofessionnelles) 12 pour la profession, et la NAF (Nomenclature d’activités française) 13 pour le secteur d’activité. Les MEE fournissent, pour chaque emploi (couple PCS-NAF) et chaque solvant, des indices d’exposition (probabilité, intensité, fréquence ou niveau d’exposition) déclinés par période d’exposition prenant en compte les changements de réglementation, de procédés d’utilisation ou de niveau d’exposition. Les MEE utilisées décrivent l’exposition pour 17 solvants ou familles de solvants pour des périodes différentes (entre 1950 et 2012 pour les solvants oxygénés 5, entre 1947 et 2005 pour les solvants pétroliers 6, entre 1950 et 2007 pour les solvants chlorés 7). Il s’agit, pour les solvants oxygénés, des alcools, des cétones-esters, de l’éthylène glycol, de l’éther éthylique, du tétrahydrofurane (THF) et de l’exposition à au moins l’un de ces solvants oxygénés. Pour les solvants pétroliers, les produits étudiés sont les white-spirits et autres coupes légères aromatiques (WS), les gazoles, fiouls et kérosène (GFK), l’essence carburant, le benzène, les essences spéciales et autres solvants pétroliers aliphatiques (ES) et l’exposition à au moins l’un de ces carburants ou solvants pétroliers. Enfin, les solvants chlorés considérés sont le trichloroéthylène, le chlorure de méthylène, le perchloroéthylène, le chloroforme et l’exposition à au moins l’un de ces solvants chlorés.

Les données de population utilisées sont les données professionnelles du recensement national de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) de 2013, qui intègre les données des recensements annuels de 2011 à 2015, et qui sont codées selon les nomenclatures nationales en vigueur. Afin de pouvoir croiser les MEE avec le recensement, les emplois du recensement (exprimés par des couples PCS2003 – NAF2008) ont été transcodés dans le même système de nomenclature que celui des MEE (PCS1994 – NAF2000). Afin d’étudier les femmes en âge de procréer en activité professionnelle, la population d’étude a été restreinte aux femmes âgées entre 15 et 44 ans ayant un emploi en France, soit 7 427 228 travailleuses. Le croisement des MEE avec le recensement a permis d’estimer des prévalences d’exposition professionnelle à ces solvants en 2013 ainsi que la part des femmes en âge de procréer exposées, déclinées par âge, CSP, statut des travailleuses (salariées/non-salariées). Ces prévalences ont été calculées en faisant la moyenne des probabilités d’exposition fournies par la MEE, en prenant en compte les centres des classes d’exposition 5,6,7. Les statut-ratios de prévalence (SR) ont également été calculés en faisant le rapport de la proportion d’exposées chez les non-salariées sur la proportion d’exposées chez les salariées, afin de pouvoir comparer les prévalences d’exposition en s’affranchissant des différences d’effectifs selon les sous-populations étudiées.

Résultats

Les expositions professionnelles des femmes en âge de procréer en France en 2013 sont présentées pour chaque solvant (tableau 1). Parmi les solvants étudiés, ces femmes sont plus communément exposées aux solvants oxygénés (149,7‰ soit 1 111 945 travailleuses exposées). Elles sont exposées dans une moindre mesure aux solvants pétroliers (9,8‰ soit 72 674 travailleuses exposées) ainsi qu’aux solvants chlorés (1,2‰ soit 8 697 travailleuses exposées). Pour chacune de ces familles, la proportion de femmes exposées diffère selon les solvants. Concernant les solvants oxygénés, l’exposition est essentiellement due aux alcools (147,5‰ d’exposées) ; il ne faut néanmoins pas négliger les expositions aux cétones-esters (25,0‰) et à l’éther éthylique (21,5‰), plus importantes que l’exposition à l’éthylène glycol ou au THF, pour lesquels les proportions des femmes exposées sont nettement inférieures à 1‰. Pour les solvants pétroliers, l’ensemble des expositions par solvant est inférieur à 10‰. On retrouve une utilisation principalement des WS (5,6‰) et des GFK (3,2‰) devant les ES (1,5‰), l’essence carburant (1,1‰) et le benzène (0,8‰). Les expositions aux solvants chlorés sont encore plus faibles, car inférieures à 1‰. Les deux solvants chlorés principalement utilisés sont le chlorure de méthylène et le perchloroéthylène (0,5‰ chacun) devant le chloroforme (0,3‰) et le trichloroéthylène (0,2‰).

Tableau 1 : Proportion de femmes en âge de procréer (15-44 ans) professionnellement exposées à trois familles de solvants selon leur classe d’âge, France, 2013
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Les parts des femmes en âge de procréer exposées sont présentées par classe d’âge et par solvant dans le tableau 1. Le nombre de travailleuses est très variable selon les classes d’âge et il augmente avec la classe d’âge, avec 168 250 femmes actives occupées de 15 à 19 ans contre 1 797 398 femmes de 40 à 44 ans. Les femmes les plus jeunes (15 à 29 ans) sont plus exposées que leurs aînées (30 à 44 ans) aux solvants oxygénés, les proportions de femmes en âge de procréer exposées allant de 199,3‰ pour les plus jeunes (15-19 ans) à 149,3‰ (40-44 ans). Cette exposition plus importante des classes les plus jeunes est d’autant plus visible pour les cétones-esters (figure 1a), pour lesquels la proportion de femmes exposées est divisée par 8 entre les 15-19 ans (133,0‰ d’exposées) et les 40-44 ans (16,5‰). Pour les solvants pétroliers, on observe une évolution de l’exposition selon les classes d’âge en forme de U, avec les 25-34 ans globalement moins exposées (8,8‰) alors que les 15-19 ans et les 40-44 ans le sont davantage (respectivement 11,9‰ et 11,4‰). Un schéma similaire est retrouvé dans le cas des WS (figure 1b), avec une proportion d’exposées inférieure à 10‰ mais une légère surexposition des 40-44 ans (6,6‰) et des 15-19 ans (7,6‰) par rapport aux 25-29 ans (5,4‰). Pour les solvants chlorés, la part des femmes exposées augmente avec l’âge (0,9‰ pour les 20-24 ans à 1,4‰ pour les 40-44 ans).

Figure 1 : Proportion des femmes en âge de procréer exposées aux cétones-esters (a) et aux white-spirits (b) par classes d’âge, France, 2013
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La répartition des femmes en âge de procréer exposées selon leur CSP est présentée pour chacune des familles de solvants (figure 2). Ces femmes se répartissent dans 19 à 24 CSP (sur 31) selon la famille de solvants. Plus des trois quarts de ces femmes exposées à au moins un solvant oxygéné sont concentrées dans trois CSP : les employées civiles et agents de la fonction publique (41% des exposées, qui occupent des professions d’aides-soignantes, d’agents de service hospitalier ou d’autres services publics), les professions intermédiaires de la santé et du travail social (21%, qui occupent des professions d’infirmières, sages-femmes) et les personnels des services directs aux particuliers (19%, qui occupent des professions de coiffeuses, esthéticiennes, femmes de ménage ou employées de l’hôtellerie). Pour les carburants et solvants pétroliers, près de la moitié des femmes en âge de procréer exposées font partie des trois professions suivantes : conductrices de véhicules (20%), ouvrières qualifiées de type industriel (13%) et de type artisanal (13%). De même, près de la moitié des femmes en âge de procréer exposées à un solvant chloré sont concentrées dans trois professions : les ouvrières non qualifiées de type artisanal (17%) et de type industriel (17%) ainsi que les professions intermédiaires de la santé et du travail social (15%).

Figure 2 : Répartition des femmes en âge de procréer exposées à trois familles de solvants selon leur profession, France, 2013
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La part des femmes en âge de procréer exposées selon le statut du travailleur est présentée pour chacun des solvants (tableau 2). L’exposition à des solvants oxygénés est près de 2 fois plus importante chez les non-salariées que chez les salariées (SROxygénés=1,8), avec des différences d’exposition pouvant être importantes selon le statut, même si elles concernent de faibles proportions d’exposées (SRÉthylène gylcol=12,0). D’autres différences peuvent être plus faibles (SRAlcools=1,7) mais concernent, à l’inverse, des parts importantes de femmes exposées (140,9‰ exposées chez les salariées vs 243,0‰ chez les non-salariées). Pour les solvants pétroliers, la proportion de femmes exposées chez les non-salariées est au moins 2 fois plus importante que chez les salariées (SRPétroliers=2,5). Au sein de cette famille, les SR varient selon le solvant de 2,0 pour les essences spéciales à 4,5 pour le benzène. Concernant les solvants chlorés, le SR suggère une légère surexposition des non-salariées par rapport aux salariées (SRChlorés=1,4), malgré des proportions d’exposées très faibles dans les deux sous-populations. Les deux solvants dont l’exposition est plus importante chez les non-salariées sont le trichloroéthylène et le perchloroéthylène (SRTrichloroéthylène=1,2 ; SRPerchloroéthylène=2,2). À l’inverse, deux solvants sont concernés par une surexposition des salariées par rapport aux non-salariées (SRChlorure de méthylène=0,5 ; SRChloroforme<0,1).

Tableau 2 : Proportion de femmes en âge de procréer exposées et Statut-Ratio pour trois familles de solvants, France, 2013
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Discussion

Les résultats présentés dans cette étude sont les premiers permettant de décrire l’exposition à trois familles de solvants pour l’ensemble des femmes en âge de procréer au travail en France pour l’année 2013. Ces résultats montrent que ces femmes sont plus exposées aux solvants oxygénés qu’aux solvants pétroliers et chlorés. Plus précisément, les trois solvants contribuant le plus à leur exposition sont tous des oxygénés : les alcools, les cétones-esters et l’éther éthylique. Les prévalences d’exposition peuvent paraître faibles pour certains solvants, mais l’effectif de femmes exposées associé n’est pas négligeable puisque la population étudiée est l’ensemble des travailleuses de la population française (une prévalence d’exposition de 1,2‰ à au moins un solvant chloré représente 8 697 femmes).

Comparaison avec d’autres données d’exposition professionnelle des femmes en âge de procréer

Il existe peu de données concernant les expositions professionnelles des femmes en âge de procréer. On dispose essentiellement de données collectées grâce à la constitution de cohortes de femmes enceintes qui documentent leurs expositions professionnelles. Ainsi, la cohorte française PELAGIE montre que 29% des femmes enceintes recrutées entre 2002 et 2006 sont régulièrement exposées professionnellement à des solvants, à partir d’une évaluation réalisée par une MEE étrangère et un auto-questionnaire 9. Le croisement des MEE solvants Matgéné avec cette cohorte a également permis de documenter l’exposition professionnelle aux trois familles de solvants de notre étude : 23% sont exposées aux solvants oxygénés, 10,7% aux solvants pétroliers et 3,6% aux solvants chlorés 14. Ces prévalences d’exposition sont supérieures à celles estimées dans notre étude du fait d’une représentation différente des groupes professionnels dans ces deux populations (les professions exposées sont essentiellement des chimistes et des biologistes dans l’étude PELAGIE, emplois peu représentés dans notre population). On observe cependant la même hiérarchie des taux de prévalence d’exposition par famille de solvants que celle relevée dans notre étude. L’analyse par Santé publique France des données de l’enquête Sumer 2009-2010 a permis de documenter l’exposition professionnelle à différents cancérogènes respiratoires pour des travailleurs salariés et de faire un focus sur les femmes en âge de procréer. Ainsi, il a été estimé qu’un peu moins de 400 000 d’entre elles (âge <45 ans) étaient exposées professionnellement à un cancérogène, soit 15% de la population exposée 15 et que les femmes les plus jeunes étaient un peu plus exposées aux agents chimiques cancérogènes de l’appareil respiratoire (3,1% d’entre elles chez les moins de 25 ans, 2,4% chez les 30-34 ans, moins de 1,8% dans les autres tranches d’âge) 16. L’analyse par classe d’âge dans notre étude montre également une exposition plus fréquente aux cétones-esters (solvants oxygénés) pour les femmes les plus jeunes. L’étude des professions retrouvées dans cette catégorie d’âge nous informe qu’il s’agit essentiellement des personnels de la coiffure et de l’esthétique, qui représentent 30% des jeunes femmes de 15-19 ans en activité en 2013.

Cette exploitation des données Sumer montre que 40% des femmes exposées à un cancérogène respiratoire travaillent comme infirmières, sages-femmes ou aides-soignantes et que les autres professions les plus représentées sont les coiffeuses et les esthéticiennes, et les personnels des transports. Ces professions sont également celles observées dans notre population pour les expositions aux solvants.

Les prévalences montrent que ces femmes en âge de procréer sont exposées très différemment selon les familles de solvants, avec des emplois de service pour les solvants oxygénés, des emplois de l’industrie pour les solvants pétroliers et des emplois mixtes pour les solvants chlorés. De la même façon, les solvants oxygénés concernent les femmes les plus jeunes, notamment pour l’exposition aux cétones-esters, alors que les solvants pétroliers sont plus fréquemment retrouvés dans les classes d’âge les plus élevées.

Dans la littérature, la comparaison de l’exposition professionnelle à des nuisances chimiques selon le statut du travailleur est rarement étudiée, souvent par manque de données disponibles. En effet, les travailleurs indépendants ne sont pas suivis par la médecine du travail. Ils ne sont donc pas concernés par les enquêtes mises en place pour les travailleurs salariés et font l’objet d’études spécifiques, ce qui ne rend pas possible la comparaison de ces deux sous-populations.

Aspects méthodologiques

Le recensement de 2013 est basé sur un échantillonnage de cinq ans et comprend les populations de 2011 à 2015. Les différences de versions de nomenclatures d’emplois utilisées pour la construction des matrices et le codage du recensement ont nécessité une étape de transcodage, réalisé à l’aide de tables de passage avec taux de répartition fournies par l’Insee, ce qui permet de limiter les biais. Enfin, l’exhaustivité du recensement permet de travailler sur l’ensemble des femmes en âge de procréer travaillant en 2013, alors que cette population est rarement représentée dans les études en santé-travail portant sur des expositions chimiques.

Dans cette étude, sont considérées comme femmes en âge de procréer les femmes âgées de moins de 45 ans, d’une part pour pouvoir comparer avec des données déjà publiées pour cette population 15 et, d’autre part, parce que le taux de fécondité au-delà de cet âge a été considéré faible (0,8% en 2013 pour les femmes de 40 à 50 ans) alors qu’il est plus élevé pour les femmes les plus jeunes (3% pour les femmes de moins de 25 ans) 17.

Les MEE utilisées permettent de documenter les expositions professionnelles pour les trois familles de solvants étudiées pour des périodes différentes. L’évaluation de l’exposition pour la dernière période de chaque matrice a été prolongée jusqu’en 2013 du fait de l’absence de modification de réglementation française ou européenne impactant la probabilité d’exposition aux solvants étudiés sur cette période. Des évolutions réglementaires ont eu lieu pour le toluène et le perchloroéthylène, pour lesquels les valeurs limites d’exposition professionnelle ont été abaissées en 2012 ; cependant, ces modifications ont avant tout joué sur le niveau d’exposition, qui n’a pas été pris en compte dans cette étude. Des réglementations importantes relatives à l’utilisation du perchloroéthylène et du trichloroéthylène ont également été adoptées pour une mise en œuvre postérieure à 2013 et n’ont donc pas été prises en compte dans cette évaluation. Les MEE permettent de quantifier le nombre de travailleurs exposés pour une large population sans biais de classement différentiel, car elles ne tiennent pas compte du statut, du sexe ou de l’âge des travailleurs dans l’évaluation de l’exposition. Toutefois, elles ne permettent pas de rendre compte de la variabilité d’exposition pour un même emploi, la probabilité d’exposition étant la même pour toutes les professions rattachées à un même intitulé. De plus, elles considèrent uniquement l’exposition spécifiquement réalisée dans un cadre professionnel et n’évaluent donc pas les expositions extraprofessionnelles liées aux activités domestiques ou de loisirs (ex : utilisation de peintures solvantées ou de décapants).

Pour estimer les prévalences d’exposition à partir de MEE, l’hypothèse a été faite de prendre les centres des classes de la probabilité d’exposition fournie par la MEE. Par exemple, pour une probabilité comprise entre 10% et 50%, la valeur de 30% a été retenue. Les résultats présentés dans cet article sont donc soumis à une incertitude liée à cette hypothèse, mais restent fiables pour classer les emplois exposés les uns par rapport aux autres.

Les solvants pris en compte dans cette étude ne sont pas exhaustifs, ils représentent trois grandes familles classiquement utilisées en industrie. Cependant, pour la famille des solvants oxygénés, la matrice Matgéné ne prend pas en compte la sous-famille des éthers de glycol, connus pour leur caractère reprotoxique, mais qui ne représentait que 4% de l’ensemble des solvants utilisés en France en 2004 1. Cet état des lieux de la consommation des solvants montre que les trois familles étudiées représentent 84% des solvants consommés en 2004. Les MEE solvants de Matgéné couvrent donc une très large part des solvants utilisés en France. Depuis 2004, aucune autre donnée publiée ne permet de disposer de chiffres de consommation pour l’ensemble des solvants en France.

Conclusion – perspectives

Le croisement des MEE avec le recensement permet d’obtenir une évaluation des expositions à un temps t, ici l’année 2013, pour l’ensemble des femmes en âge de procréer. En travaillant sur plusieurs recensements, il est possible de suivre l’évolution au cours du temps de ces expositions 18. Il est également envisageable de mener une évaluation plus fine des expositions en utilisant, au-delà de la probabilité, les deux autres indices proposés par la MEE, à savoir l’intensité et la fréquence d’exposition.

Cette étude réalisée sur l’ensemble des femmes en âge de procréer au travail en France en 2013 permet de décrire l’exposition à trois familles de solvants pour cette population. L’analyse de ces résultats par âge, CSP ou encore statut permet d’identifier des sous-groupes de travailleuses particulièrement exposées. C’est le cas notamment des femmes non-salariées pour lesquelles des mesures de prévention devraient être proposées, puisque cette population n’entre pas dans le suivi par la médecine du travail disponible pour les travailleuses de statut salarié. Il conviendrait également d’analyser plus finement l’exposition aux cétones-esters des femmes en âge de procréer les plus jeunes.

Références

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Citer cet article

Lagarrigue R, Houot M, Groupe Matgéné, El Yamani M, Pilorget C. Expositions professionnelles aux solvants oxygénés, pétroliers et chlorés des femmes en âge de procréer en France en 2013. Résultats du programme Matgéné. Bull Epidémiol Hebd. 2019;(7):137-43. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2019/7/
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