Santé au travail : vers une prévention fondée sur des preuves

// Occupational health: Towards an evidence-based prevention

Pr William Dab
Conservatoire national des arts et métiers, chaire d’Hygiène et sécurité. Laboratoire Modélisation, épidémiologie, surveillance des risques sanitaires (MESuRS), Paris, France

La prévention des risques professionnels ne peut pas seulement consister en l’application de règles, de normes et de procédures. Pour savoir où on veut aller, il faut savoir d’où on part. Aucune gestion rationnelle des risques sanitaires au travail n’est envisageable sans leur mesure. Comme le dit l’adage, « on ne peut gérer que ce que l’on mesure » et « on ne croit que ce que l’on voit ».

Ceci est d’autant plus important qu’un arrêt de la Cour de cassation daté de 2002 a rappelé qu’il existe une obligation de sécurité : « en vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l’employeur est tenu envers celui-ci d’une obligation de sécurité de résultat ; le manquement à cette obligation a le caractère d’une faute inexcusable, lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver ».

Une manière de lire cette jurisprudence est de souligner que non seulement « nul n’est censé ignorer la loi », mais aussi que nul n’est censé ignorer la science. Car tout est dans le « aurait dû ». Dès lors qu’une connaissance est établie (dans le cas d’espèce, il s’agissait des risques de l’amiante), l’employeur doit en tenir compte. Le Juge a ainsi créé un lien entre l’obligation générale de sécurité et l’état des connaissances scientifiques.

Depuis une vingtaine d’années, dans tous les domaines de la médecine et de la santé, on promeut des pratiques qui soient « evidence-based », c’est-à-dire fondées sur des preuves scientifiques. Or ce mouvement se développe moins vite dans le secteur de la santé au travail que dans les autres secteurs de la santé. Qu’il s’agisse de l’identification des dangers, de l’établissement des relations dose-effet ou dose- réponse, de l’estimation des expositions professionnelles ou du choix des outils de prévention, il est nécessaire de classer les niveaux de preuves disponibles avant de prendre des décisions et de passer à l’action. Ajoutons qu’en bonne logique il convient de vérifier que les résultats obtenus par cette action sont conformes aux objectifs attendus. Force est de constater que cela est rarement fait dans les entreprises et que l’intuition et l’expérience sont le plus souvent à l’origine des choix d’évaluation et de gestion des risques.

Si la réalité de la santé au travail n’est pas celle d’une prévention fondée sur des preuves, c’est notamment que les risques professionnels sont en grande partie invisibles. Du fait du caractère multifactoriel des pathologies, de la dilution des risques au sein de millions d’entreprises, de la longue latence entre les expositions et les maladies, de la difficulté d’estimer l’historique des expositions, du niveau faible des risques relatifs – en particulier parce que les fortes expositions sont heureusement devenues plus rares – les risques sont indétectables au niveau individuel. Il ne faut pas s’étonner que les médecins du travail ne les détectent pas. Seule une analyse populationnelle permet de les identifier et de les mesurer.

C’est dire l’intérêt des trois articles publiés dans ce numéro du BEH à partir des travaux menés par Santé publique France. Deux de ces articles sont issus de la cohorte Coset-MSA. Le premier (I. Khireddine-Medouni et coll.) pour analyser la symptomatologie dépressive en relation avec les facteurs professionnels psychosociaux. Le deuxième pour estimer la prévalence des manifestations respiratoires (L. Bénézet et coll.). Le troisième article relate un croisement entre les matrices emplois-expositions et les données du recensement de la population pour permettre d’estimer le nombre de femmes en âge de procréer exposées à différents solvants (R. Lagarrigue et coll.).

Les enseignements à tirer de ces résultats sont nombreux. Au plan méthodologique, il y en a trois principaux. D’abord, le modèle de cohorte est celui qu’il faut promouvoir en raison des biais des études transversales. Ensuite, les matrices emplois-expositions sont à généraliser car elles permettent à un coût raisonnable de surveiller l’évolution des expositions des travailleurs. Enfin, l’utilisation de questionnaires standardisés permet une comparaison avec les autres études disponibles, ce qui renforce le niveau de preuve. Ceci est assez évident pour des épidémiologistes, mais en pratique, dans les entreprises ou dans les services de santé au travail, ces outils ne sont quasiment pas mis en oeuvre. Les travaux de Santé publique France prennent ici une valeur de modèle.

Au plan de la prévention des risques professionnels, plusieurs résultats sont marquants. Tout d’abord, la forte prévalence des symptômes dépressifs et le lien qu’ils ont avec le niveau de stress perçu dans le monde agricole. Ensuite, le fait que les salariés agricoles ont des prévalences d’asthme plus élevées que les non-salariés. Enfin, plus d’1 million de travailleuses en âge de procréer sont exposées à des solvants oxygénés, un résultat inquiétant et méconnu jusqu’à présent.

Certes il ne suffit pas d’évaluer des risques professionnels pour savoir comment les prévenir sur le terrain. L’épidémiologie, en particulier la surveillance épidémiologique, donne un signal d’action nécessaire en amont et, en aval elle indique les résultats obtenus. Elle ne dit pas et ne peut pas dire ce qu’il convient de faire en prévention primaire ou secondaire. Entre l’amont et l’aval il faut que les acteurs, dans les entreprises et dans les services de santé au travail, se saisissent de ces données pour identifier les priorités, mobiliser les outils techniques, organisationnels ou humains et choisir une stratégie d’intervention.

Ceci suppose pour commencer qu’ils aient les compétences nécessaires pour comprendre la portée de ces résultats et les traduire en actions. Ce qui n’est pas évident dans un pays qui n’a pas d’école de santé au travail. Mais ceci est une autre histoire qui sort du cadre de Santé publique France.

Citer cet article

Dab W. Éditorial. Santé au travail : vers une prévention fondée sur des preuves. Bull Epidémiol Hebd. 2019;(7):120-1. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2019/7/2019_7_0.html