Évolution du discours public en matière de consommation d’alcool en France

// Evolution of the public policy statement on alcohol consumption in France

Pierre Ducimetiere1, Pierre Arwidson2
1 Directeur de recherche honoraire, Inserm, France
2 Santé publique France, Saint-Maurice, France
Soumis le 22.02.2019 // Date of submission: 02.22.2019
Mots clés : Alcool | consommation | Risque | Mortalité | Recommandations | Repères.
Keywords: Alcohol | Consumption | Risk | Mortality | Guidelines | Benchmarks

L’avis du groupe d’experts (1) réuni par Santé publique France et l’Institut national du cancer à la suite d’une saisine des autorités de santé a été rendu public en mai 2017 1. Comme l’indique son titre, il s’agissait de proposer les éléments d’un renouvellement nécessaire du discours public afin de tenir compte d’une part des changements de consommation et de réglementation, et d’autre part de connaissance des risques de santé associés à cette consommation.

Prévention collective

Un ensemble de 10 recommandations a été formulé qui, toutes, permettent d’esquisser des pistes possibles d’amélioration de la prévention. La plupart d’entre elles insistent sur l’importance de la responsabilité publique en matière de prévention, tout particulièrement en ce qui concerne les moyens mis à sa disposition dans notre pays, dérisoires en comparaison des investissements réalisés, directement ou indirectement, par les acteurs économiques. C’est ainsi que neuf recommandations proposent des évolutions en matière réglementaire (étiquetage, vente aux mineurs…) et en matière fiscale (harmonisation de la taxation…), l’affectation de ressources spécifiques à la prévention, à son évaluation et à la recherche ; elles concernent également la publicité en direction des jeunes (Internet…).

Prévention individuelle et réduction des risques

La première recommandation émise par le groupe d’experts est, quant à elle, de nature différente puisqu’elle vise à favoriser une approche individualisée de la prévention. Partant d’un double constat – absence de tout seuil de consommation en dessous duquel il n’y aurait aucun risque pour le consommateur (ou pour les autres) et nécessité d’un arbitrage propre à chaque consommateur entre le degré de son acceptation du risque et le degré de satisfaction que cette prise de risque lui procure – il revient alors aux pouvoirs publics de fournir à chacun les outils de connaissance nécessaires pour effectuer cet arbitrage, et plus spécifiquement de proposer un niveau de consommation « repère » associé à un risque faible. C’est autour de ce repère de consommation que chaque individu est en mesure d’ajuster son propre comportement.

Les dimensions des risques causés par la consommation d’alcool

Si ce schéma conceptuel de réduction des risques semble satisfaisant sur un plan théorique, son caractère simpliste apparaît rapidement, compte tenu de la complexité des situations à risque.

Trois dimensions du risque pour l’ensemble de la population ont été distinguées dans le rapport et un repère de consommation à bas risque a été proposé pour chacune d’entre elles.

Ces dimensions sont :

un niveau de consommation moyen au cours de la vie, exprimé par exemple en nombre de verres « standards » (contenant 10 g d’alcool) consommés dans une semaine, quantitativement associé au développement de pathologies le plus souvent chroniques, comme les cancers ;

une consommation élevée certains jours de la semaine (« alcoolisations ponctuelles importantes » ou API) responsable de risques à court terme souvent graves (accidents…) ;

une consommation permanente non contrôlée pouvant conduire à des risques d’addiction avec des conséquences psychologiques et sociales importantes.

Bien entendu, la situation de sujets présentant des risques particuliers a été également été prise en compte, c’est tout particulièrement le cas des femmes enceintes pour lesquelles le seul repère recommandé est l’abstention de toute consommation d’alcool.

Le choix des repères

Le choix des repères de consommation à bas risque correspondant à chaque dimension a fait l’objet d’un consensus des experts du groupe : 10 verres standards par semaine, deux verres au plus le même jour, au moins un jour sans consommation dans la semaine. La distribution de la population française en fonction de ces trois repères, selon les données du Baromètre de Santé publique France 2017, est analysée dans l’article de R. Andler et coll. dans le présent numéro du BEH 2.

Le repère de consommation de 10 verres par semaine a été établi à partir d’une simulation quantitative du risque de décès « attribuable » à la consommation d’alcool au cours de la vie des individus. Cette simulation permet explicitement de relier un niveau de consommation à la proportion de décès causés par cette consommation 3.

La simulation proposée par J. Rehm et K. Shield pour la population française 3

Relativement simple dans son principe, sa mise en œuvre exige une puissance de calcul importante. Elle fait appel à un grand nombre de données empiriques issues de la littérature épidémiologique internationale (risques relatifs de décès...) et de bases de données françaises (statistique annuelle des causes de décès, Baromètre de Santé publique France…).

Le principe est de simuler l’évolution de la population française âgée de 18 ans jusqu’au décès de chacun de ses membres (jusqu’à l’âge de 75 ans), en supposant que ceux qui consomment de l’alcool en consomment une même quantité fixée par jour. Chaque année d’âge, la probabilité de décès pour une cause donnée est obtenue à partir de la statistique nationale et la probabilité pour que ce décès soit « dû » à la consommation d’alcool de l’individu est calculée en tenant compte du risque relatif (par rapport aux non-buveurs) associé à ce niveau de consommation. La sommation de ces probabilités pour l’ensemble des causes de décès permet alors l’estimation de la proportion de sujets dont la mort (avant 75 ans) peut être attribuée à leur consommation d’alcool. Remarquons que cette simulation suppose connue la proportion de sujets non-buveurs dans la population (obtenue à partir du Baromètre de Santé publique France). Elle ne fait pas intervenir la connaissance précise de la distribution du niveau de consommation dans la population, connaissance qui fait encore l’objet de débats entre experts.

La simulation a été effectuée séparément pour les hommes et les femmes, montrant que la proportion de décès attribuables à l’alcool augmente avec le niveau de consommation plus rapidement chez la femme que chez l’homme. Les auteurs estiment que dans le cas d’une exposition liée à un comportement individuel, un décès supplémentaire dû à l’exposition compris entre un décès sur 1 000 et un décès sur 100 peut être considéré comme un risque faible. Les résultats des simulations indiquent alors que l’ordre de grandeur d’un repère de consommation pourrait être fixé à un verre standard par jour chez les femmes et deux verres standards par jour chez les hommes. Dans la mesure où un repère de consommation unique pour la population devait être retenu par les pouvoirs publics, la proposition d’un repère de consommation simple à retenir de 10 verres standards par semaine représente un compromis dont l’appropriation par la population permettrait de donner un sens concret à l’expression « consommer avec modération » aujourd’hui banalisée.

Le futur de la prévention

Le rapport du groupe d’experts explore diverses possibilités d’évolution du discours public concernant la consommation d’alcool en France, en les replaçant systématiquement dans un contexte international. Au-delà des arbitrages politiques préalables à toute prise de décision dans un domaine socioéconomique aussi important, la nécessité d’instaurer des mesures de prévention qui recueillent l’adhésion de la population est un élément essentiel de leur succès… Il s’agit là d’un champ d’expérimentation « sociale » qui restera peu développé en France tant qu’il ne recevra pas un soutien accru de la part des pouvoirs publics.

Références

1 Santé publique France, Institut national du cancer. Avis d’experts relatif à l’évolution du discours public en matière de consommation d’alcool en France. Saint-Maurice: Santé publique France; 2017. 149 p. https://www.sante
publiquefrance.fr/Actualites/Avis-d-experts-relatif-a-l-evolution-du-discours-public-en-matiere-de-consommation-d-alcool-en-France-organise-par-Sante-publique-France-et-l-Inca
2 Andler R, Richard JB, Cogordan C, Deschamps V, Escalon H, Nguyen-Thanh V, et le groupe Baromètre de Santé publique France 2017. Nouveau repère de consommation d’alcool et usage : résultats du Baromètre de Santé publique France 2017. Bull Epidémiol Hebd. 2019;(10-11):180-7. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2019/10-11/
2019_10-11_2.html
3 Shield KD, Gmel G, Mäkelä P, Probst C, Room R, Rehm J. Life-time risk of mortality due to different levels of alcohol consumption in seven European countries: Implications for low-risk drinking guidelines. Addiction. 2017;112(9):1535-1544.

Citer cet article

Ducimetiere P, Arwidson P. Focus. Évolution du discours public en matière de consommation d’alcool en France. Bull Epidémiol Hebd. 2019;(10-11):178-9. http://invs.santepublique france.fr/beh/2019/10-11/2019_10-11_1.html

(1) Composition du groupe d’experts : Cathie Boehm, Pierre Ducimetiere (Président), Catherine Feart-Couret, Geneviève Gagneux, Jean-François Jusot, Philippe Nabukpo, Jacques Yguel, Marie Zins, avec le soutien scientifique de Raphaëlle Ancelin, Pierre Arwidson, Chloé Cogordan, Antoine Deutsch, Corinne Le Goaster, Marion Torres.