La dépression, du mal-être à la maladie

// Depression, from unease to disease

Astrid Chevance1 & Raphaël Gaillard2
1 Équipe METHODS, Centre de recherche épidémiologie et statistique Sorbonne Paris, Hôtel-Dieu, Paris, France
2 Université Paris-Descartes ; Hôpital Sainte-Anne, Paris, France

La polysémie des mots est un des pièges du langage qui brouille la compréhension du réel et majore le risque de malentendu. C’est ce à quoi l’on assiste avec le mot « dépression », en tension entre un usage courant, familier et un usage savant, biomédical. « Être déprimé » est employé trivialement par qui veut exprimer un manque d’allant, une baisse de moral, se traduisant par un sentiment de mal-être. Dans cet usage, le terme se réfère à un état transitoire, indiquant une réactivité normale de l’individu à son contexte de vie et qui a peu en commun avec la nosographie psychiatrique. Dans son usage médical, en effet, le mot « dépression » définit une catégorie diagnostique assez stable d’une classification à une autre (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), Classification internationale des maladies). Récemment, le terme d’« épisode dépressif caractérisé » (EDC) a supplanté celui de « dépression » dans les sciences biomédicales et la pratique clinique. Renommer une maladie lorsque le précédent terme a été détourné en dehors de son usage médical permet de réaffirmer sa réalité, face au risque de banalisation, de dilution, voire de remise en question de l’existence du trouble – c’est une tentation dangereuse, lorsqu’on ne sait plus de quoi l’on parle, de conclure à son inexistence.

La dépression-maladie (EDC) est donc décrite dans le DSM par un faisceau de symptômes dont l’humeur (tristesse, perte de plaisir ou anhédonie) n’est qu’une dimension aux côtés de fonctions instinctuelles (sommeil, appétit et libido) et de fonctions cognitives et motrices fortement altérées. Par ailleurs, pour que le syndrome soit lu comme pathologique, il faut que soient objectivées une souffrance clinique et/ou une altération des fonctionnements professionnels, familiaux et sociaux de la personne. Dans le continuum entre normal et pathologique, la ligne de partage est posée lorsqu’il y a souffrance (et non mal-être transitoire) et impossibilité de continuer à vivre, au sens de Canguilhem : « Tout ce qui est compatible avec la vie est la santé ; tout ce qui est incompatible avec la durée de la vie et fait souffrir est maladie ». Si nous pouvons tous expérimenter des états psychiques ou physiques proches des symptômes de la dépression dans la normalité de notre vie, tout le monde n’est pas déprimé, tout le monde n’est pas malade. Face à ce risque de confusion entre langage courant et langage médical, entre normal et pathologique, l’épidémiologie met en évidence des faits.

L’EDC, mesuré par l’Organisation mondiale de la santé, c’est, en 2015, 300 millions de personnes dans le monde, représentant 4,3% de la charge de morbidité. Depuis 2005, en France, l’EDC est un indicateur régulièrement pris en compte dans les enquêtes du Baromètre santé. Utilisant la même méthodologie pour le mesurer depuis 12 ans, le Baromètre est la seule étude européenne pouvant présenter des résultats comparables sur une durée aussi longue. Deux articles de ce numéro du BEH en présentent les résultats de 2017 pour l’EDC.

C. Léon et coll. décrivent les résultats de prévalence de l’EDC sur les 12 derniers mois en population générale, en 2017. Ce sont 9,8% des 18-75 ans qui ont été touchés, soit une augmentation de 1,8 points depuis 2010. Le trouble est plus prévalent chez les femmes (13%), avec une augmentation de 2,7 points depuis 2010, et les moins de 45 ans (11,5%). Ce sont particulièrement les 35-44 ans qui supportent l’augmentation de la prévalence (+4,4 points). La prévalence du trouble chez les étudiants a augmenté de 4 points entre 2005 et 2017. Les personnes aux plus faibles revenus sont les plus exposées, avec une augmentation de 3 points entre 2010 et 2017. En concordance avec les études internationales, ce sont donc le sexe féminin, l’inactivité professionnelle, le faible niveau de revenus, les ruptures conjugales et l’âge inférieur à 45 ans qui sont positivement liés à la survenue d’un EDC dans l’année.

Chez les actifs occupés, étudiés par V. Gigonzac et coll., la prévalence sur les 12 derniers mois est de 8,2% en 2017, avec une prévalence féminine encore deux fois plus élevée (11,4% vs 5,3%). Il est intéressant de constater que, pour les femmes, la prévalence est identique quel que soit l’âge, le secteur d’activité ou la catégorie socioprofessionnelle. En revanche pour les hommes, avoir moins de 45 ans ainsi que travailler dans certains secteurs (hébergement, restauration, finance ou assurance, arts et spectacles) est significativement associé à des prévalences plus élevées du trouble. En outre, avoir eu un EDC au cours des 12 derniers mois était positivement associé à plusieurs risques psychosociaux liés au travail, comme avoir été victime de menaces verbales, d’humiliations ou d’intimidation, avoir été frappé ou blessé physiquement ou avoir eu peur de perdre son emploi. Ce lien entre travail et trouble psychique est un chantier scientifique, social et politique encore largement sous-investi.

En regard de ces deux articles sur la dépression, C. Chan Chee et coll. décrivent le poids des troubles anxieux, dans la consommation de soins psychiatriques, avec plus d’1,3 million de personnes suivies entre 2010 et 2014. Une jeune fille de 15-19 ans sur 100 a été prise en charge pour trouble anxieux dans un établissement psychiatrique, ce qui ne manque pas d’interroger sur les trajectoires des personnes touchées aussi jeunes par la maladie.

Dans une perspective de santé publique, les troubles dépressifs sont indéniablement un fardeau, du fait de leur forte prévalence (notamment chez les jeunes) et de leurs coûts indirects (liés aux arrêts maladie et à la désinsertion notamment) bien plus que de la consommation de soins qu’ils impliquent. Le clinicien n’oubliera pas de souligner qu’à l’échelle de la personne, le fardeau de la maladie est celui de la rupture de vie et de la souffrance, pouvant aboutir au suicide. À cela, il faut ajouter l’inquiétant désengagement de l’industrie pharmaceutique des troubles psychiques, alors que 30% des patients ne répondent pas aux antidépresseurs actuellement disponibles. Enfin, il ne faut pas négliger le fardeau de la stigmatisation des troubles psychiques, qui retarde ou empêche leur prise en charge et isole encore davantage socialement et affectivement des personnes déjà en souffrance.

Il est plus que temps de lever le malentendu pour se rendre compte que la dépression ne relève ni de l’expérience commune de vicissitudes passagères, ni même d’un éventuel malaise dans la civilisation, mais engage des vies humaines brisées, souvent très jeunes, par la maladie.

Liens d'intérêt

Raphaël Gaillard a été membre d’un board scientifique pour Janssen, Lundbeck, Roche, SOBI et Takeda. Il a été consultant ou est intervenu comme orateur pour Astra Zeneca, Boehringer-Ingelheim, Pierre Fabre, Lilly, LVMH, Lundbeck, MAPREG, Otsuka, Pileje, Sanofi, Servier et a reçu des honoraires, et il a reçu un financement pour des travaux de recherche de la part de Servier. Membre fondateur de Regstem.

Citer cet article

Chevance A, Gaillard R. Éditorial. La dépression, du mal-être à la maladie. Bull Epidémiol Hebd. 2018;(32-33):636-7. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2018/32-33/2018_32-33_0.html