Contexte et perceptions sociales du don de sang chez des donneurs trouvés positifs pour le VIH en France*

// Context and social perceptions of blood donation in donors found positive for human immunodeficiency virus in France

Josiane Pillonel1 (josiane.pillonel@santepubliquefrance.fr), Alice Duquesnoy1, Bruno Danic2, Aurélie Santos3, Christophe Martinaud4, Geneviève Woimant2, Syria Laperche3, Pierre Tiberghien2, Marie Jauffret-Roustide1,5, pour le comité de pilotage de l’étude**
1 Santé publique France, Saint-Maurice, France
2 Établissement français du sang, Saint-Denis, France
3 Institut national de la transfusion sanguine, Paris, France
4 Centre de transfusion sanguine des armées, Clamart, France
5 Cermes3 (Inserm U988/CNRS UMR8211/EHESS/Université Paris Descartes), Paris, France


* Ce texte est une adaptation de l’article initialement publié en anglais sous la référence suivante : Duquesnoy A, Danic B, Santos A, Martinaud C, Woimant G, Laperche S, et al; for the Steering Committee. Context and social perceptions of blood donation in donors found positive for human immunodeficiency virus in France. Transfusion. 2017;57(9):2240-47.
** Membres du comité de pilotage : Frédéric Bigey, François Charpentier, Brun Danic, Rachi Djoudi, Marie Jauffret-Roustide, Syria Laperche, Caroline Lefort, Christophe Martinaud, Corine Nicoué, Bertrand Pelletier, Josiane Pillonel, Elodie Pouchol, Aurélie Santos.
Soumis le 11.08.2017 // Date of submission: 08.11.2017
Mots-clés : VIH | donneurs de sang | Non-compliance | Critères de sélection | Enquête qualitative
Keywords: HIV | Blood donors | Non-compliance | Selection criteria | Qualitative survey

Résumé

Contexte –

En France, les informations recueillies lors des consultations post-don montrent qu’une majorité de donneurs de sang infectés par le VIH auraient dû être ajournés, car ne répondant pas aux critères de sélection. Afin de maintenir un niveau de sécurité transfusionnelle optimal, il était important de mieux comprendre les raisons pour lesquelles l’étape de sélection n’avait pas permis d’écarter ces donneurs, notamment les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes (HSH).

Matériel et méthodes –

Des entretiens individuels semi-directifs ont été réalisés avec 32 donneurs de sang trouvés VIH positifs entre mi-2011 et 2014, dans l’objectif de recueillir des informations sur leur expérience et leurs motivations pour le don du sang, leur compréhension des critères de sélection, leur gestion du risque sexuel et leur opinion sur le processus de sélection des donneurs. Les entretiens ont été analysés dans une logique inductive.

Résultats –

Plus de 50% (17/32) des participants à l’étude n’étaient pas compliants aux critères de sélection des donneurs de sang. Parmi les principales raisons de non-déclaration des facteurs de risque dans le questionnaire ou lors de l’entretien pré-don figuraient la crainte de la stigmatisation, la surveillance du statut VIH, l’attachement symbolique au don de sang et le contexte du don (confidentialité, type de collecte…). Par ailleurs, l’évaluation des comportements sexuels à risque n’était pas toujours bien appréhendée par les donneurs eux-mêmes. Enfin, la notion de « fenêtre silencieuse » et les arguments épidémiologiques sur lesquels se basent les critères de sélection des donneurs étaient mal compris. La majorité des participants à l’étude étaient opposés à l’ajournement permanent des HSH.

Conclusion –

Cette étude a montré la nécessité d’une meilleure communication sur la fenêtre silencieuse et sur les fondements épidémiologiques sur lesquels reposent les critères de sélection des donneurs de sang pour améliorer leur compliance. Ces résultats ont déjà permis l’amélioration du questionnaire pré-don, dans le contexte de la révision des critères de sélection des donneurs intervenue en 2016.

Abstract

Background –

In France, information collected during post-donation interviews showed that a majority of HIV infected donors were not eligible to donate as per donor selection criteria. In the interest of blood safety, this study aimed to explore the mechanisms of non-compliance with blood donor selection criteria, notably the permanent deferral of men who have sex with men (MSM).

Material and methods –

Semi-structured individual interviews were conducted with 32 blood donors found positive for HIV between mid-2011 and 2014. Topics such as the experience and motivations for donating blood, understanding of selection criteria, sexual risk management, and opinions on donor selection were discussed. Transcripts were analyzed inductively.

Results –

More than 50% (17/32) of study participants were non-compliant with donor selection criteria. Reasons for non-disclosure of risk factors in the pre-donation questionnaire or the pre-donation interview included stigma, test-seeking motivations, symbolic attachment to blood donation and context of donation (confidentiality, type of blood collection…). Donors lacked self-reflexivity in their assessment of risky sexual behavior. Finally, the “window period” and the underlying epidemiological arguments for donor selection criteria were poorly understood. Nearly all participants disapproved of the permanent ban on blood donations from MSM.

Conclusion –

This study demonstrated the need for more communication on the epidemiological basis for donor selection criteria and on the window period to facilitate donor compliance. These findings have already advanced improvements to pre-donation documents, in a larger context of 2016 donor selection criteria revision.

Introduction

La sécurité transfusionnelle infectieuse repose essentiellement sur les deux étapes que sont la sélection des donneurs de sang en amont du don et les tests biologiques effectués sur chaque don. La sélection des donneurs permet d’ajourner du don les personnes présentant des facteurs de risque pour des infections transmissibles par le sang. Elle est assurée par un questionnaire pré-don (QPD) et un entretien pré-don (EPD) avec un membre du personnel médical, qui permettent d’identifier les risques infectieux sexuels et ceux liés au voyage, à l’usage de drogues ou aux actes médicaux. Les tests biologiques réalisés sur chaque don de sang permettent d’écarter les dons infectés par le VIH, le VHC, le VHB, l’HTLV et la syphilis, hormis dans une situation où le don est effectué dans la phase de mutité biologique, appelée « fenêtre silencieuse », qui se situe juste après la contamination. Ainsi, la compréhension des critères de sélection et de la fenêtre silencieuse est cruciale pour que les donneurs réalisent l’importance de déclarer leurs éventuelles expositions à risque.

Chaque année, environ 1,7 million de personnes font un don de sang en France, soit 3,9% de la population générale âgée de 18 à 70 ans. La moitié d’entre elles sont des hommes et 20% sont des nouveaux donneurs. La prévalence du VIH (0,54 pour 10 000 nouveaux donneurs) est environ 70 fois plus faible qu’en population générale (38 pour 10 000), et l’incidence du VIH est 17 fois plus faible (1,01 pour 100 000 donneurs-années vs 17 pour 100 000 personnes-années) 1,2. Ces différences sont principalement dues à la sélection des donneurs de sang et à l’auto-exclusion du don de sang des personnes qui connaissent leur séropositivité VIH.

Malgré l’efficacité de la sélection des donneurs de sang, les investigations menées par l’Établissement français du sang (EFS) et le Centre de transfusion sanguine des armées (CTSA) lors des consultations post-don montrent qu’une majorité des donneurs découverts séropositifs pour le VIH auraient pu être ajournés lors de l’EPD, car ils ne répondaient pas aux critères de sélection. Parmi ces donneurs, plus de la moitié avait déjà donné auparavant (donneurs connus). De plus, malgré l’ajournement permanent des HSH du don de sang (critère en vigueur au moment de l’étude et jusqu’en juin 2016 en France), près de la moitié des donneurs trouvés séropositifs (44% sur la période 2011-2015) étaient des HSH 3. Par conséquent, il est apparu important de comprendre pourquoi les donneurs dépistés séropositifs pour le VIH lors d’un don de sang n’avaient pas été ajournés lors du processus de sélection.

Pour répondre à cette question, une étude qualitative a été réalisée dans l’objectif i) d’explorer les connaissances et les motivations des personnes séropositives qui donnent leur sang, ii) d’analyser les mécanismes de la non-compliance (1) aux critères de sélection des donneurs de sang, iii) d’évaluer la compréhension de ces critères, notamment concernant l’ajournement permanent des HSH, iv) d’émettre des recommandations sur le processus de sélection des donneurs pour améliorer la compliance et in fine la sécurité transfusionnelle.

Cette étude a été réalisée dans un contexte de révision des critères de sélection des donneurs de sang, qui reposaient sur un arrêté du 12 janvier 2009 4 et dont le critère le plus controversé était l’ajournement permanent des HSH du don de sang.

Méthodes

Les participants à l’étude ont été recrutés parmi les personnes ayant donné leur sang en France métropolitaine auprès de l’EFS ou du CTSA, et dépistés positifs pour le VIH lors d’un don effectué entre mi-2011 et 2014. Au cours de cette période de trois ans et demi, plus de 10 millions de dons ont été collectés, parmi lesquels 91 ont été trouvés VIH positifs.

Les entretiens semi-directifs ont été menés entre novembre 2014 et août 2015 par la même enquêtrice dans 22 villes en France métropolitaine. Le guide d’entretien contenait plusieurs thématiques parmi lesquelles le rapport personnel au don de sang, les circonstances du dernier don, le ressenti du donneur sur le questionnaire et l’entretien pré-don, l’identité et l’activité sexuelle (nombre de partenaires, genre du/des partenaires), les pratiques à risque et la gestion du risque sexuel (utilisation du préservatif, test de dépistage du VIH…), la connaissance des critères de sélection et la compréhension de la fenêtre silencieuse. Le guide d’entretien et le protocole d’étude ont été approuvés par le Comité consultatif sur le traitement de l’information en matière de recherche dans le domaine de la santé (CCTIRS – avis n° 13.711) et par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil – décision n° DR 2014-159).

Les retranscriptions ont été importées dans un logiciel d’analyse qualitative (NVivo 10) et analysées par une méthode inductive 5. Les extraits des entretiens ont été numérotés afin de préserver l’anonymat des participants.

Résultats

Parmi les 91 donneurs de sang éligibles à l’étude, 75 ont été contactés par téléphone. Quarante étaient volontaires pour participer, parmi lesquels 8 n’ont pas été interrogés, l’objectif de 30 participants ayant été atteint. Les 35 donneurs restants étaient injoignables (n=6) ou ont refusé (n=16) ou n’ont pas répondu (n=13).

Les participants et les non-participants à l’étude étaient comparables en termes de type de donneurs (nouveau/connu), de sexe, d’âge, d’origine géographique, de zone de résidence et de mode probable de contamination (tableau). Toutes les femmes qui ont participé à l’étude (n=10) ont indiqué avoir été contaminées lors de rapports sexuels avec des hommes : deux étaient multipartenaires, deux avaient un partenaire originaire d’Afrique subsaharienne, deux un partenaire séropositif, une avait un partenaire bisexuel et, pour trois d’entre elles, le risque du partenaire n’était pas connu. Parmi les 22 hommes, 13 ont indiqué avoir été contaminés lors de rapports sexuels entre hommes, et 2 d’entre eux se sont déclarés bisexuels. Sept hommes ont déclaré avoir été contaminés lors de rapports sexuels avec des femmes : 1 était multipartenaire, 1 avait une partenaire originaire d’Afrique subsaharienne, 4 une partenaire séropositive et, pour 1, le risque de la partenaire n’a pas été identifié. Enfin, 2 hommes travaillant dans le milieu médical ont avancé une contamination possible par un accident d’exposition au sang.

Tableau : Comparaison des caractéristiques des participants à l’étude et des non-participants parmi les donneurs de sang dépistés VIH positifs entre mi-2011 et 2014 en France métropolitaine
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Les entretiens ont permis de constater que 17 participants (53%) étaient non-compliants aux critères de sélection. Quatre (sur 7) étaient des nouveaux donneurs (57%) et 13 (sur 24) des donneurs connus (54%). Pour 5 donneurs connus, le don antérieur au don dépisté VIH positif remontait à plus de trois ans ; pour 3 autres, il se situait entre un et trois ans, et pour les 5 derniers, l’infection était très récente puisque ce don remontait à moins d’un an, augmentant le risque qu’il se situe dans la fenêtre silencieuse. Quatorze donneurs ne présentaient pas de motif d’ajournement au moment du don : tous avaient des facteurs de risque anciens et ne connaissaient pas le statut sérologique de leur partenaire. Dans un seul cas, l’entretien n’a pas permis de déterminer si le donneur était ou non compliant.

Le contexte de la collecte de sang

Les entretiens ont mis en exergue une insuffisance ou un manque d’efficacité de la communication sur les critères de sélection auprès des candidats au don. Deux documents clefs fournissent des informations sur la sélection des donneurs de sang et sont distribués aux candidats préalablement au don : le document d’information pré-don et le QPD. Alors que tous les participants à notre étude se souvenaient avoir rempli le QPD, nombreux étaient ceux disant ne pas avoir eu le document d’information pré-don. En outre, certaines informations importantes qui figurent dans le QPD, comme par exemple le fait de ne pas utiliser le don de sang pour se faire dépister, ne sont pas toujours lues par les donneurs. « On passe aux questions direct ! Je pense que tout le monde machinalement l’ouvre et répond au questionnaire… Parce que, quand vous passez l’inscription, on vous dit “surtout n’oubliez pas de remplir le questionnaire”. Donc heu… on remplit le questionnaire. La lecture après… » (interview 22).

Certains donneurs réguliers ont exprimé leur agacement envers le QPD du fait de sa longueur et de sa redondance. Plusieurs ont déclaré qu’ils ne le lisaient plus et cochaient de manière automatique « non » à toutes les questions et certains ont proposé un questionnaire simplifié pour les donneurs connus. Les donneurs nouveaux ou occasionnels ont affirmé lire et répondre au questionnaire plus attentivement. Par ailleurs, une préférence pour l’EPD a été évoquée par certains participants, qui ont apprécié le dialogue avec le personnel médical et indiqué se sentir plus à même d’évoquer des pratiques à risque à l’oral plutôt que sur papier. « Parce que je pense que c’est plus difficile de mentir à une personne que sur un bout de papier. Et une fois qu’on a menti sur papier et qu’après on passe devant la personne, on va moins se… enfin c’est difficile aussi de revenir en arrière et de dire “non j’aurais peut-être pas dû remplir ça” » (interview 4).

Les entretiens ont montré qu’il y avait des lacunes dans la connaissance ou la compréhension des critères de sélection. Une majorité de participants ne connaissait pas la logique épidémiologique qui sous-tend les critères de sélection et justifie l’ajournement des candidats au don qui présentent des facteurs de risque, même s’ils sont séronégatifs pour le VIH. Dans ce cas, l’ajournement pouvait être source de frustration pour des donneurs qui se sentaient en bonne santé. Seuls 6 participants avaient compris la notion de fenêtre silencieuse, dont 5 lors de l’entretien post-don ou d’un dépistage VIH en laboratoire. Aucun donneur n’avait compris le lien entre la fenêtre silencieuse, le questionnement sur les pratiques sexuelles récentes dans le QPD et l’ajournement temporaire après une exposition à risque. Plusieurs donneurs ont suggéré que l’EPD pourrait commencer par une définition de la fenêtre silencieuse, afin que tous comprennent le bien-fondé des questions sur leur activité sexuelle.

Tous les participants ont évoqué des difficultés liées à l’organisation de la collecte de sang, notamment la perception d’un défaut de confidentialité lors de l’EPD et du QPD. Ils considèrent que les collectes de sang en site fixe se déroulent dans des conditions plus confidentielles que les collectes mobiles, ce qui peut faciliter la libre expression des candidats au don. Si la plupart des donneurs ont simplement été gênés par des conditions de confidentialité non optimales, 4 donneurs ont plus spécifiquement déclaré que le manque de confidentialité les avait empêchés de communiquer, lors de l’EPD, certaines informations qui les auraient exclus du don. Ils avaient donné lors de collectes mobiles organisées dans des petites villes, en entreprise ou à l’armée, lieux où l’anonymat et l’intimité sont difficiles à assurer du fait de la présence de collègues ou de proches. « Mais là, je pense que j’ai menti, oui. Mais je vais vous dire pourquoi, par contre. Autant dans les villages, il y a une proximité et c’est très bien, mais autant il y a des choses, on ne les dira pas » (interview 32). De plus, 3 donneuses ont déclaré qu’elles s’étaient senties jugées par le médecin lors de l’EPD et ont exprimé leur gêne de discuter de sexualité avec lui.

La dimension individuelle du don de sang

La plupart des participants ont montré un fort engagement dans le don de sang lié à une sensibilisation personnelle et professionnelle : 15 donneurs avaient des proches donneurs de sang et 7 un métier relié au médical. Pour au moins 8 donneurs très réguliers, le don de sang procurait une rétribution symbolique forte sous la forme du sentiment positif de se sentir utile. De plus, le contact avec le personnel médical était une source de satisfaction. « Enfin moi personnellement pour moi, oui sentir qu’on est utile. […] Ça ne prenait pas beaucoup de temps, les infirmières à chaque fois étaient super-gentilles, généralement, j’allais avec des amis différents à chaque fois, donc, c’était un bon moment quoi ! » (interview 9). Cependant, lorsque le don de sang constitue un geste symbolique fort, dont on tire un bénéfice personnel, la compliance peut être perçue comme secondaire. Ainsi, certains donneurs ont dit qu’ils n’avaient pas donné certaines informations lors de l’EPD par peur d’être ajournés. « Si j’avais dit la vérité je pense que je ne serais pas passé à l’étape d’après ! » (interview 6).

Les participants ont tous évoqué, en première intention, leurs motivations altruistes, telles que « sauver des vies », « contribuer », « aider », « faire une bonne action » ; d’autres ont évoqué des motivations sociales telles que « devoir civique », « engagement familial ». Cependant, plus de la moitié d’entre eux (18/32) ont déclaré que le don de sang leur permettait également de surveiller leur statut VIH. « Ils ont mon sang, je ne vais pas faire une prise de sang en plus pour savoir si le sang que je leur ai donné est potable parce que, eux-mêmes, ils le font le truc [test] » (interview 7).

Grâce à des questions sur le mode probable de contamination, nous avons pu analyser la manière dont ces donneurs évaluaient leurs prises de risque par rapport au VIH. Certains les banalisaient, prétendant qu’elles étaient inévitables. Ceci revient à percevoir le VIH comme une fatalité (une simple question de probabilité), entièrement dissociée du comportement à risque qui en est à l’origine. D’autres se sentaient protégés face au VIH. « Moi je pensais que c’était pour les autres, mais pas pour moi. Comme on dit, c’est chez les autres et pas chez nous » (interview 18).

Certains donneurs évaluaient leur niveau de risque par rapport à une construction personnelle et imaginaire de ce qu’est une personne ou un groupe « à risque ». De tels groupes – à la fois stigmatisés et perçus comme stigmatisés – sont construits selon un mode de vie, un âge ou de vagues pressentiments et non sur des comportements sexuels. Par exemple, une donneuse a été surprise d’apprendre sa séropositivité, alors qu’elle avait tout fait pour maintenir un mode de vie qu’elle percevait comme sain. « Moi, je sais que je suis clean, je fume pas, je bois pas, je me drogue pas, encore moins, donc voilà je vous dis je fais du sport, je mange beaucoup de légumes, de fruits, pas trop gras, je fais attention à ce que je mange, je savais que j’avais un corps sain ! C’est pour ça que ça m’a d’autant plus fait mal, parce que je fais attention à moi » (interview 18).

Le don de sang et les HSH

Au cours des entretiens, 13 hommes ont déclaré avoir eu des rapports sexuels avec des hommes. Certains, qui se définissaient comme homosexuels, disaient qu’ils n’étaient pas à l’aise pour révéler leur orientation sexuelle dans certains contextes sociaux. Ces 13 donneurs ont dit qu’ils n’en avaient pas informé le médecin de collecte, soit parce que le lieu n’était pas suffisamment confidentiel, soit à cause de leur attachement symbolique au don de sang ; leur désir de donner, ajouté à l’ignorance de leur séropositivité, a primé sur la compliance. En revanche, dans notre étude, aucun HSH n’a déclaré avoir donné son sang en acte de protestation contre le critère d’ajournement des HSH. Enfin, la moitié des participants à l’étude, dont certains HSH, ont précisé qu’ils ne savaient pas qu’un rapport sexuel entre hommes ne permettait pas le don de sang.

Pour autant, une large majorité des participants (27/32) a affirmé rejeter l’ajournement permanent des HSH au don de sang. Sur les 5 qui ne l’ont pas désapprouvé (2 femmes et 3 hommes), 1 seul était un HSH identifié comme bisexuel. D’un point de vue moral et social, ils rejetaient l’association entre « HSH » ou « gay » et le « VIH ». D’un point de vue pragmatique, ils ne comprenaient pas le lien entre HSH et sécurité transfusionnelle. La plupart rejetait la logique réductrice du critère, basée sur des stéréotypes et des généralisations du « comportement sexuel homosexuel ». La désapprobation d’un ajournement d’un an était identique à celle de l’ajournement permanent. En outre, un donneur a évoqué l’impact psychologique d’une telle mesure, perçue comme une exclusion stigmatisante et injustifiée. « Ça fait peur. Une personne qui commence à comprendre qu’il est homosexuel, qui vient faire un don du sang, on lui explique que peut-être t’es homosexuel, t’as pas le droit à donner ton sang. On a l’impression quand même qu’on va être forcément malade à un moment parce qu’on est homosexuel. Donc ça fait peur » (interview 24).

Les participants ne comprenaient pas la justification d’un critère de sélection différent pour les HSH. La pertinence de la mesure pour la garantie de la sécurité transfusionnelle ne leur paraissait pas évidente du fait que la fenêtre silencieuse est la même pour tous. Certains ont exprimé le souhait d’un critère basé sur le comportement sexuel, identique pour tous les donneurs, quelle que soit l’orientation sexuelle, de ne pas « mettre tout le monde dans le même panier » (interview 14).

Discussion

Cette étude, portant sur des donneurs dépistés positifs pour le VIH à l’occasion d’un don de sang, a montré que plus de la moitié des participants n’avaient pas été compliants aux critères de sélection des donneurs de sang. Les raisons de la non-déclaration des facteurs de risque dans le QPD ou pendant l’EPD sont notamment la stigmatisation des personnes LGBT (lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres), la surveillance du statut VIH, l’attachement symbolique au don de sang, la méconnaissance ou l’incompréhension des critères de sélection et le sentiment d’absence de confidentialité lors du don. L’ensemble de ces processus sont apparus au fil des entretiens comme très intriqués, certains pouvant servir de justifications inconscientes à d’autres. Ainsi, bien que l’altruisme soit une motivation initiale forte, la recherche d’un test VIH apparaît comme une motivation secondaire chez certains donneurs de sang réguliers. Cette étude a également montré un manque d’auto-évaluation des donneurs vis-à-vis de leurs comportements sexuels à risque. Un autre constat important est la méconnaissance de la fenêtre silencieuse et du raisonnement épidémiologique sur lequel reposent les critères de sélection des donneurs. Enfin, la majorité des participants à l’étude étaient opposés à l’ajournement permanent des HSH.

Bien que ce type d’étude qualitative présente une limite importante liée au biais de désirabilité sociale, en lien avec la difficulté à évoquer des comportements socialement stigmatisés, plusieurs de ces résultats sont cohérents avec ceux d’études précédentes, qu’elles soient qualitatives ou exclusivement quantitatives.

L’étude de Grenfell et coll. a également identifié une compréhension limitée de la notion de fenêtre silencieuse et du raisonnement épidémiologique sur lequel reposent les critères de sélection des donneurs, avec notamment le questionnement sur le bien-fondé d’une différence des critères de sélection entre les HSH et les hétérosexuels 6. Cette situation provoque, chez les candidats au don, un rejet de la logique qui produit des « catégories à risque » et devient un facteur important de non-compliance. Comme dans l’étude de Hughes aux États-Unis, certains donneurs de notre étude ont demandé que le niveau de risque soit évalué en fonction du comportement sexuel au sein de la population HSH, afin que les HSH ayant un faible risque d’infection par le VIH puissent donner leur sang et ainsi « sauver des vies »7.

La stigmatisation des personnes LGBT, qui peut les conduire à une non-déclaration des facteurs de risque amenant notamment les hommes à sous-déclarer leurs relations sexuelles avec d’autres hommes, est un autre facteur probable de non-compliance comme évoqué dans l’article de Chiavetta et coll. 8.

L’étude de Vahidnia et coll. a montré qu’« aider quelqu’un dans le besoin » est la motivation la plus importante des donneurs, motivation altruiste qui apparaît aussi très nettement dans notre étude 9. Ainsi, cet engagement fort dans le don du sang peut conduire certains donneurs à ne pas révéler leurs facteurs de risque par crainte d’être exclus d’une pratique sociale à laquelle ils sont symboliquement très attachés : la compliance est alors perçue comme secondaire.

À l’instar de nos observations, de nombreuses études ont rapporté que la surveillance du statut VIH est également un facteur de non-compliance, notamment chez les donneurs de sang réguliers 8,10,11,12,13. Deux études quantitatives, réalisées en France par Lefrère et coll. en 1992 et 1996 chez des donneurs de sang séropositifs pour le VIH, ont montré qu’environ la moitié d’entre eux avaient donné leur sang à des fins de dépistage 10,11. Malgré la mise en place des campagnes d’information élargies et d’un dispositif de dépistage anonyme et gratuit, cette proportion est similaire à celle observée, 20 ans plus tard, dans notre étude.

Enfin, certains auteurs ont également observé qu’un facteur non négligeable de non-compliance réside dans l’environnement du don du sang, qui ne garantit pas toujours une confidentialité optimale 6,8.

L’opinion relative à l’ajournement permanent des HSH varie selon les études en fonction de la méthodologie utilisée (qualitative ou quantitative) et de la population étudiée. Certaines études mettent en évidence la volonté d’un ajournement d’une durée plus courte, ou basé sur des pratiques à haut risque d’infection 7, d’autres montrent qu’un ajournement d’un an pourrait être plus acceptable qu’un ajournement permanent pour une partie de donneurs 6,14. Une étude menée auprès d’un échantillon de donneurs séropositifs américains indique que 90% des personnes interrogées ne pensent pas que les critères de sélection soient injustes 9. Dans notre étude, les participants rejetaient tout autant l’ajournement d’un an que l’ajournement permanent.

Notre étude a été réalisée dans un contexte de révision des critères de sélection des donneurs de sang, notamment celui concernant l’ajournement permanent des HSH. En effet, en 2015, le ministère de la Santé a organisé une large consultation de l’ensemble des parties prenantes (agences sanitaires, associations LGBT, associations de patients, associations de donneurs et instances de défense des droits) pour modifier ce critère. Cette consultation a abouti, en juillet 2016, à une réduction de l’ajournement permanent à un délai de 12 mois. Basé sur des analyses de risque chez les donneurs de sang en France et sur les données de pays ayant mis en place un ajournement de 12 mois qui ne montraient aucun risque supplémentaire, l’arrêté du 5 avril 2016 autorise les dons de sang aux hommes qui se sont abstenus de rapports sexuels avec d’autres hommes dans les 12 derniers mois 15.

Les enseignements de notre étude ont pu ainsi directement bénéficier à l’élaboration des nouveaux critères et à leur mise en œuvre. Elle a notamment montré la nécessité de mieux informer les candidats au don sur les critères d’ajournement et sur leur fondement épidémiologique, ainsi que sur la notion cruciale de « fenêtre silencieuse » et sa pertinence vis-à-vis de la compliance. Ainsi, le QPD a été revu afin d’être mieux compris par les candidats au don, et la notion de fenêtre silencieuse a été clairement explicitée. Par ailleurs, une case-réponse « Je ne sais pas » a été ajoutée à chaque question pour encourager les donneurs à indiquer leurs doutes éventuels sur les réponses à apporter et faciliter le dialogue lors de l’EPD. De plus, la formation du personnel en charge de l’EPD a été renforcée. Enfin, la logique épidémiologique a prévalu avec l’harmonisation des durées d’ajournement en fonction du risque, la faisant passer à 12 mois pour tous les contacts sexuels à haut risque d’infection par le VIH : candidat au don ou partenaire HSH (pour les femmes), candidat ou partenaire ayant eu un rapport sexuel en échange d’argent ou de drogue, partenaire usager de drogues injectables, partenaire séropositif.

Les critères de sélection sont amenés à évoluer au fur et à mesure que les données de surveillance de la population des donneurs de sang seront produites et que des évaluations de risque spécifiques seront réalisées. Dans le prolongement de cette étude, une enquête quantitative à grande échelle chez les donneurs de sang va débuter en France fin 2017 afin d’évaluer l’impact de la modification des critères de sélection des donneurs et des efforts de communication sur la compliance.

Remerciements

Aux personnes qui ont aidé à contacter les donneurs et ont accueilli Aurélie Santos pour la réalisation des entretiens, et en particulier : Chantal Adjou, Catherine Argaud, Françoise Aussant, Florence Chenus, Marine Chueca, Carole Constant, Jacques Courchelle, Anne Dero, Anne-Marie Dombey, Lydia Dumazert, Mohamed El Rakaawi, Alain Guillard, Pascale Lambert, Catherine Lazaygues, Brigitte Pesle, Maryse Plazza, Hélène Savini, Philippe Suprin, Sandrine Van Laer, Michèle Villemur, Agnès Welschbillig, Christiane Zubeldia.
Nous remercions très chaleureusement Yves Charpak : il est l’un des instigateurs de cette étude et a joué un rôle important dans sa mise en œuvre.

Références

1 Santé publique France. Dossier thématique donneurs de sang. Analyses de risque des agents transmissibles par le sang. [Internet]. http://invs.santepubliquefrance.fr/Dossiers-thematiques/Maladies-infectieuses/VIH-sida-IST/Donneurs-de-sang/Analyses-de-risque-des-agents-transmissibles-par-le-sang
2 Le Vu S, Le Strat Y, Barin F, Pillonel J, Cazein F, Bousquet V, et al. Population-based HIV-1 incidence in France, 2003-08: A modelling analysis. Lancet Infect Dis. 2010;10(10):682-7.
3 Tiberghien P, Pillonel J, Toujas F, Vallet B. Changes in France’s deferral of blood donation by men who have sex with men. N Engl J Med. 2017;376(15):1485-6.
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Citer cet article

Pillonel J, Duquesnoy A, Danic B, Santos A, Martinaud C, Woimant G, et al. Contexte et perceptions sociales du don de sang chez des donneurs trouvés positifs pour le VIH en France. Bull Epidémiol Hebd. 2017;(29-30):623-9. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2017/29-30/2017_29-30_5.html

(1) La compliance se définit par l’adhésion à une mesure de santé publique et à son respect.