Alimentation et risques pour la santé des personnes migrantes en situation de précarité : une enquête multicentrique dans sept Centres d’accueil, de soins et d’orientation de Médecins du Monde France, 2014

// Health and nutrition risks for migrants living in precarious conditions: A multicenter survey in seven health and social care centers of Médecins du Monde France, 2014

Marielle Chappuis, Estelle Thomas, Émilie Durand, Sophie Laurence (sophie.laurence@medecinsdumonde.net)
Médecins du Monde, Direction des opérations France, Paris, France
Soumis le 31.01.2017 // Date of submission: 01.31.2017
Mots-clés : Insécurité alimentaire | Précarité | Santé | Migrant | Inégalités sociales de santé
Keywords: Food insecurity | Precariousness | Health | Migrant | Social health inequalities

Résumé

Introduction –

Les programmes de Médecins du Monde (MdM) accueillent des personnes précaires en difficulté d’accès aux soins et aux droits à la santé. Il s’agit en grande majorité des ressortissants étrangers (primo-arrivants comme résidents). Les équipes constatent depuis peu une augmentation du nombre de patients ayant une alimentation insuffisante et déstructurée, mais aussi des demandes d’aide alimentaire.

Matériel et méthodes –

Une enquête a été menée auprès des populations rencontrées dans sept Centres d’accueil, de soins et d’orientation (Caso) de MdM en France afin de documenter leur accès à l’alimentation, leurs pratiques alimentaires et leur état de santé en fonction de leur statut socioéconomique. Un questionnaire a été proposé à toute personne se présentant dans ces centres, en amont de la consultation médicale où étaient recueillies les mesures anthropométriques et les pathologies. Trois cent quarante-six personnes ont été incluses dans l’enquête, dont 335 ressortissants étrangers.

Résultats –

Plus de 78,5% des personnes enquêtées appartenaient à un foyer vivant en situation d’insécurité alimentaire pour raisons financières. En moyenne, les personnes déclaraient dépenser 2,5 € par personne et par jour pour se nourrir. Le nombre moyen de repas pris au cours des 24 heures précédant l’enquête était de 2,2, et 45,9% ont déclaré n’avoir pas mangé une journée entière au moins une fois au cours du mois. Les personnes rencontrées connaissaient peu les dispositifs d’aide : seules 42% avaient eu recours au moins une fois à des structures d’aide alimentaire le mois précédant l’enquête. Concernant leur état nutritionnel, 2,6% étaient en situation de maigreur, 34,1% en surpoids et 18,7% obèses.

Discussion-conclusion –

Les résultats de cette enquête révèlent tout l’intérêt de développer des prises en charge et des circuits d’alimentation accessibles et favorables à la santé de telles populations. Il convient également d’adapter des actions de prévention et de promotion de la santé pour toucher les plus précaires et les migrants, et d’agir sur les déterminants sous-jacents de la malnutrition (accès au logement, aide financière, conditions de séjour…).

Abstract

Introduction –

Médecins du Monde (MdM) programs care for people with difficulty to access to care and health rights. Most of the people taken care of are foreigners (first arrivals, but also residents). MdM teams have recently observed an increase in the number of patients with inadequate diet and requesting for food aid.

Materials and methods –

A survey was conducted in seven Health and Social Care Centers (CASO) in France to document access to food, dietary practices, and health of people according to their socio-economic status. A questionnaire was proposed to any person visiting the centre, before the medical exam, which recorded anthropometric measurements and diseases. Three hundred and forty-six persons were included in the survey, including 335 foreign migrants.

Results –

More than 78.5% of the households surveyed were food insecure for financial reasons. On average, people reported spending 2.5 € per person per day for food. The average number of meals taken over the last 24 hours before the survey was 2.2. And 45.9% of them reported that they had not eaten a whole day at least once during the previous month. People surveyed were not aware of any assistance mechanism: only 42% had used food aid structures at least once during the month preceding the survey. Regarding the nutritional status, 2.6% were undernourished, 34.1% were overweight, and 18.7% were obese.

Discussion and conclusion –

The results of this survey demonstrate the value of developing accessible and health-friendly services of health and nutrition for these populations. It is also necessary to adapt prevention and promotion health actions to reach migrants as well as the most vulnerable populations. It is also important to act on the underlying determinants of malnutrition (access to housing, financial aid, living conditions, etc.)

Introduction

En 2008, on estimait que 5,3 millions de personnes étaient immigrées en France, soit 8,4% de la population totale 1, auxquelles il faut ajouter 300 000 à 400 000 étrangers vivant sur le territoire en situation irrégulière 2.

Malgré le peu d’études épidémiologiques réalisées auprès des populations migrantes en situation de précarité, certains travaux montrent que la population immigrée présente, en général, un état de santé et un recours aux soins différents de ceux de la population autochtone en raison de plusieurs phénomènes (barrière linguistique, culturelle, conditions de vie dans le pays d’accueil…) 3. Cumulant précarité sociale et vulnérabilité liée à la migration ou à l’exil, ces migrants apparaissent particulièrement fragiles 4. Leurs conditions de vie constituent également un vrai défi à l’adoption d’une alimentation suffisante, saine et équilibrée, et ont des répercussions possibles sur leur état de santé (carences, amaigrissement, obésité, diabète…).

Depuis trente ans, Médecins du Monde (MdM) intervient en France auprès des populations en situation de grande précarité et/ou d’exclusion avec des programmes d’accès aux droits et aux soins : les Centres d’accueil, de soins et d’orientation (Caso) et les programmes d’« aller vers » (1). Plus de 98% des personnes accueillies dans les Caso sont des migrants étrangers en situation de précarité. Des conditions de vie défavorables à la santé (expositions aux pathologies épidémiques, difficultés d’observance des traitements…) et la complexité des démarches à leur arrivée en France (accès aux droits, au logement…) sont constamment observées dans ces programmes. Qu’en est-il de l’alimentation et de ses conséquences sur ces personnes ?

Depuis plusieurs années, les équipes de MdM constatent une augmentation des demandes d’aide alimentaire de la part des personnes reçues dans les Caso. L’association a mené une enquête pour documenter l’accès à l’alimentation, les pratiques alimentaires et l’état de santé des personnes accueillies dans ses programmes en fonction de leur statut socioéconomique.

Population et méthode

L’enquête a été réalisée du 14 avril au 12 mai 2014 dans les sept Caso présentant les files actives les plus importantes (Bordeaux, Lyon, Marseille, Nice, Paris, Saint-Denis et Strasbourg). Sur cette période, chaque Caso a participé à l’étude pendant une semaine complète, au cours de laquelle un questionnaire a été proposé de manière systématique à tous les patients venant à la consultation médicale. Les informations sur l’alimentation et l’état de santé ont été recueillies pour chaque individu, et les données sur le revenu disponible ont été collectées pour le foyer. Pour plus de précisions sur la méthode, se référer à l’article de S. Laurence et coll. 5.

Les questionnaires étaient disponibles en anglais, roumain, albanais et bulgare. Le recours à un interprète professionnel par téléphone était également possible.

Les objectifs de l’enquête étaient présentés à l’aide d’une notice traduite en neuf langues. Après obtention du consentement oral, le questionnaire était administré aux participants, avant ou après la consultation médicale, dans un espace dédié.

Le questionnaire portait sur les caractéristiques sociodémographiques, l’accès à l’alimentation (barrières financières, recours à l’aide alimentaire…), les pratiques alimentaires des dernières 24 heures (nombre de repas consommés, composition des repas…) et certains aspects de l’état de santé déclaré des personnes (perte de poids de manière imprévue – en dehors d’un régime – au cours des deux dernières semaines et pathologies chroniques déclarées).

Le statut d’insécurité alimentaire pour raisons financières était déterminé, d’une part, à l’aide du Food Sufficiency Indicator (USA FSI) développé aux États-Unis dans les années 1970 et largement utilisé dans les enquêtes en population générale depuis et, d’autre part, à l’aide de l’évaluation des dépenses consacrées à l’alimentation au cours des dernières 24 heures 6.

La saisie des questionnaires a été effectuée sur Epidata et l’analyse des données à l’aide du logiciel SPSS (version 21.0.0.0). Les comparaisons des variables ont été testées à l’aide du test du Chi2 de Pearson pour les variables qualitatives et à l’aide du test non-paramétrique de Kruskall et Wallis ou de l’analyse de variance pour les variables quantitatives.

Résultats

Au total, 529 personnes ont été sollicitées pour participer à l’enquête ; parmi elles, 346 ont accepté, soit un taux de participation de 65,4%. Les personnes ayant refusé de participer ont évoqué principalement un manque d’intérêt ou de temps, ou encore la peur de perdre leur tour dans la file d’attente pour la consultation médicale, motif initial de leur venue. Dans 5% des cas, l’entretien s’est déroulé avec l’aide d’un interprète professionnel et, dans 34,6% des cas, une tierce personne assistait à l’entretien et pouvait jouer le rôle d’interprète en cas de besoin.

Les résultats qui suivent portent uniquement sur les personnes étrangères ayant participé à l’enquête, soit 335 personnes. Les pratiques alimentaires et les mesures anthropométriques ont été étudiées seulement chez les adultes.

Caractéristiques sociodémographiques

Parmi les ressortissants étrangers, 63,6% étaient des hommes. La moyenne d’âge s’élevait à 35,3 ans. La plupart étaient originaires d’Afrique subsaharienne, du Maghreb et d’Europe. Plus de 27% étaient arrivés en France depuis moins de 3 mois et 40,6% depuis 3 à 12 mois. Près de 7 sur 10 étaient en situation irrégulière au regard du séjour et 6,3% étaient demandeurs d’asile au jour de l’enquête (tableau 1).

Seuls 10,4% des ressortissants étrangers disposaient d’une couverture maladie en France au moment de l’enquête ; 18,2% des personnes interrogées étaient sans domicile fixe, 63,6% hébergées par un organisme ou de la famille, 13,4% occupaient un logement sans bail ou un terrain sans droit et 4,8% disposaient d’un logement personnel. Enfin, moins d’un tiers des personnes de 16 ans ou plus ont déclaré travailler.

Tableau 1 : Caractéristiques sociodémographiques des ressortissants étrangers (n=335) enquêtés dans sept Centres d’accueil, de soins et d’orientation de Médecins du Monde France, 2014
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Les pratiques alimentaires des personnes adultes enquêtées

Le nombre moyen de repas pris la veille était de 2,16 (min=0 ; max=5 ; écart-type=0,7). Parmi les personnes ayant déclaré au moins un repas, le repas principal était composé d’un plat unique dans la moitié des cas (52,3%).

Plus de 4 personnes sur 10 ont déclaré ne pas avoir mangé pendant une journée entière au moins une fois au cours du mois précédant l’enquête. Pour près d’un tiers de l’échantillon, cette absence de repas pendant toute une journée est survenue au moins une fois par semaine.

Les personnes les plus jeunes, celles en situation irrégulière ou en demande d’asile et celles vivant à la rue, en bidonville ou en squat ont indiqué, plus fréquemment que les personnes hébergées, une absence de repas pendant une journée entière (tableau 2).

Enfin, les personnes ayant déclaré ne pas avoir mangé au moins pendant une journée entière ont eu davantage recours à l’aide alimentaire ou au glanage que les autres.

Parmi les adultes, 89,7% ont déclaré avoir consommé des céréales la veille de l’enquête, 70,3% des aliments du groupe viande-poisson-œufs, 66,2% des fruits et légumes et 57,6% des produits laitiers (tableau 3).

Tableau 2 : Caractéristiques associées à l’absence de repas au moins une journée entière au cours du mois précédent parmi les ressortissants étrangers de plus de 18 ans (analyses univariées). Enquête dans sept Centres d’accueil, de soins et d’orientation de Médecins du Monde France, 2014
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Tableau 3 : Consommations d’aliments déclarées la veille parmi les ressortissants étrangers de plus de 18 ans. Enquête dans sept Centres d’accueil, de soins et d’orientation de Médecins du Monde France, 2014
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Insécurité alimentaire pour raisons financières et accès à l’aide alimentaire

Les personnes interrogées ont indiqué dépenser en moyenne 2,5 € par personne et par jour pour se nourrir. Cette somme se réduisait à moins de 2 € pour les foyers vivant à la rue ou en campement. Les primo-arrivants consacraient significativement moins d’argent pour manger que les personnes résidant en France depuis plus de trois mois (1,6 € vs 2,8 € /j/personne, p=0,02).

Les dépenses moyennes déclarées par jour étaient significativement associées au nombre de repas pris la veille, à une moindre qualité des repas, à une absence de repas des journées entières plus fréquente et à un recours au glanage plus fréquent.

Les principaux problèmes évoqués pour un accès à l’alimentation étaient le manque d’argent (78,2% des cas) et l’absence de cuisine ou d’équipement pour cuisiner (31,9%).

Selon le Food Sufficiency Indicator, 78,5% des foyers enquêtés étaient en situation d’insécurité alimentaire pour raisons financières, dont près de la totalité des foyers à la rue, en campement ou en squat.

Un peu plus d’un tiers des foyers (33,4%) ont déclaré avoir bénéficié d’un repas gratuit distribué par une structure d’aide alimentaire au moins une fois au cours du mois précédent, 19,4% de colis alimentaires et 2,1% d’un accès à une épicerie sociale. Au total, 42,1% des foyers ont eu accès à une aide alimentaire au cours du mois précédant l’enquête.

Parmi les 266 personnes n’ayant pas bénéficié d’aide alimentaire, 61,7% ne connaissaient pas ce type de dispositif.

État de santé et perte de poids de manière imprévue

Au total, 33,7% des personnes interrogées ont indiqué souffrir d’une pathologie chronique connue, principalement l’hypertension artérielle (9%) et le diabète (5%) ; 38% ont déclaré un état de santé bucco-dentaire mauvais à très mauvais, avec 21,4% de l’échantillon ayant plus de 4 dents absentes.

Plus d’un tiers (36,2%) des adultes ont expliqué avoir perdu du poids de manière imprévue au cours des deux semaines précédant l’enquête. Les primo-arrivants déclaraient significativement plus fréquemment une perte de poids. Celle-ci était significativement associée au nombre moyen de repas pris la veille et à l’absence de repas au moins une fois au cours du mois (tableau 4).

Parmi les personnes enquêtées, 2,6% étaient en situation de maigreur (indice de masse corporelle : IMC<18,5), 34,1% en surpoids (25≤IMC<30) et 18,7% obèses (IMC≥30). Les femmes étaient significativement plus souvent obèses que les hommes : 30,9% vs 12,1% (tableau 5).

Tableau 4 : Caractéristiques associées à une perte de poids imprévue au cours des 15 derniers jours parmi les ressortissants étrangers de plus de 18 ans (analyses univariées)*. Enquête dans sept Centres d’accueil, de soins et d’orientation de Médecins du Monde France, 2014
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Tableau 5 : Indice de masse corporelle (IMC) des ressortissants étrangers de 18 ans ou plus. Enquête dans sept Centres d’accueil, de soins et d’orientation de Médecins du Monde France, 2014
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Discussion

Des pratiques alimentaires très inadaptées

Alors que le Programme national nutrition santé (PNNS) 2011-2015 présente l’amélioration de l’état nutritionnel de la population comme « un enjeu majeur pour les politiques de santé publique menées en France » et que des mesures spécifiques ciblent les populations en situation précaire 7, nous faisons ici le constat d’un écart particulièrement important entre ces recommandations et la réalité de l’alimentation des personnes précaires migrantes enquêtées dans les Caso.

Le nombre de repas quotidiens s’élevait en moyenne à 2,2 (se composant pour la moitié des personnes d’un plat unique), contre 2,7 pour les répondants de l’enquête Abena 2011-2012 8 (lesquels étaient bénéficiaires d’une aide alimentaire : distributions de repas, de paniers et accès aux épiceries sociales) et 3,9 pour la population générale française 9. Les personnes précaires migrantes rencontrées dans les programmes MdM se caractérisaient par un nombre de repas quotidiens inférieur à celui relevé dans d’autres enquêtes menées auprès de populations considérées comme précaires et bénéficiaires de l’aide alimentaire.

Près de la moitié des personnes ont déclaré ne pas avoir mangé au moins une journée entière au cours du mois et, dans plus de 6 cas sur 10, elles indiquaient avoir pris moins de 3 repas la veille. Ce chiffre reste bien supérieur aux résultats de l’enquête Abena, qui montrait que près de 40% des usagers de l’aide alimentaire déclaraient moins que les 3 prises alimentaires journalières recommandées par le PNNS. L’étude révèle que la perte de poids imprévue est associée à une absence de repas au moins une fois au cours du mois précédant l’enquête et au nombre de repas pris la veille. Seules 2 personnes sur 3 enquêtées avaient consommé une portion de fruits ou légumes et un peu plus de la moitié un produit laitier la veille, alors que le PNNS recommande chez une population adulte cinq fruits et légumes par jour et trois, voire quatre produits laitiers par jour.

Du point de vue quantitatif comme qualitatif, les consommations des personnes étrangères enquêtées étaient nettement insuffisantes et ne pouvaient garantir un état de santé satisfaisant au regard des recommandations nationales.

Un cumul de facteurs de vulnérabilité

La première barrière évoquée pour l’accès à l’alimentation était financière pour 78,2% de l’échantillon, et plus les personnes avaient des ressources limitées, plus la situation alimentaire se dégradait. En effet, l’alimentation reste une variable d’ajustement dans les budgets des plus précaires face à d’autres postes de dépenses incompressibles (logement, énergie, eau) 10. La part des foyers en situation d’insécurité alimentaire pour raisons financières était six fois supérieure à la moyenne nationale 11, qui est de 12,2% des adultes. Comparés au reste de la population, les participants à l’étude se trouvaient donc dans des conditions d’extrême fragilité.

Plus des 2/3 de l’échantillon (69,7%) ont déclaré dépenser moins de 3,5 € par jour et par personne, somme en deçà de laquelle des risques pour la santé sont décrits 11, concernant non seulement l’obésité, mais aussi la plupart des pathologies chroniques, telles que les maladies cardiovasculaires, certains cancers, l’hypertension et le diabète.

Il existe une corrélation entre l’insécurité alimentaire pour raisons financières et la situation face au logement ainsi que le statut administratif. La population sans logement ou en logement précaire a les dépenses alimentaires les plus faibles pour se nourrir (moins de 2 € / personne et par jour).

L’absence de repas est plus fréquente chez les personnes en situation irrégulière ou en demande d’asile et chez celles vivant à la rue, en bidonville ou en squat, par rapport à celles qui sont hébergées. La totalité des personnes vivant en logement précaire (rue, squat ou campement) sont en situation d’insécurité alimentaire.

Au-delà des ressources financières insuffisantes pour se procurer de la nourriture, ces personnes, de par la précarité des logements, sont aussi celles qui ne disposent généralement pas d’emplacement ni d’équipement nécessaires pour cuisiner (problème mentionné par 1/3 des personnes interrogées).

Les enjeux sur la santé des personnes

Force est de constater que l’insécurité alimentaire et les apports insuffisants jouent un rôle sur le statut nutritionnel des personnes. Ainsi, nous avons pu observer qu’un pourcentage important de personnes avaient rapporté une perte de poids récente de manière imprévue et/ou étaient en situation de maigreur, l’une des conséquences physiques de la sous-alimentation. La perte de poids de manière imprévue la plus importante a été observée chez les primo-arrivants et les personnes vivant dans la rue ou en campement.

Selon nos résultats, les problèmes de surpoids ou d’obésité touchaient près de la moitié des adultes enquêtés (45,7%), soit une fréquence deux fois supérieure à celle observée dans la population générale française 12. L’obésité, qui concernait 18,7% des adultes, était particulièrement élevée chez les femmes (31,6%). Différentes études portant sur les modes de vie des populations précaires révèlent, outre la sédentarité, des pratiques alimentaires considérées comme des « facteurs » de surpoids. Les plus souvent cités sont l’absence de petit déjeuner équilibré, la présence d’aliments sucrés consommés en dehors des repas ainsi qu’une certaine « déstructuration » des pratiques alimentaires 13.

Concernant les pathologies chroniques, nous constatons, d’après les déclarations des personnes interrogées, que presque un tiers d’entre elles présentaient une pathologie chronique (obésité, diabète, dyslipidémies…), pathologies pouvant être en lien avec une alimentation défavorable. Il convient toutefois de noter que, cette enquête se déroulant au décours d’une visite médicale, ce chiffre peut être surestimé par rapport à une enquête en population générale. Une augmentation de la prévalence de plusieurs pathologies liées à la nutrition parmi les bénéficiaires de l’aide alimentaire a également été retrouvée dans les enquêtes Abena (obésité chez les femmes, hypertension artérielle chez les hommes...) 8.

Enfin, la mauvaise santé bucco-dentaire des patients résulte à la fois d’une difficulté d’accès aux soins et d’une mauvaise alimentation (exposition inadéquate au fluor, exposition aux acides de certains aliments et de certaines boissons). Elle est également une conséquence d’une mauvaise hygiène bucco-dentaire (difficultés d’accès à l’eau et à des moyens disponibles pour le brossage des dents). En outre, l’absence de dents peut être très handicapante, en particulier pour les personnes qui ne sont pas en mesure de cuisiner ni même choisir la nourriture qu’elles peuvent consommer. Rappelons que 38% des personnes enquêtées considéraient avoir un mauvais ou très mauvais état de santé bucco-dentaire et que pour 2 personnes sur 5, au moins 4 dents étaient absentes. Sur cette question, les personnes à la rue, en squat ou bidonvilles sont les plus vulnérables.

Une crise de l’accueil des personnes migrantes et des dispositifs inadaptés

Les pratiques observées en matière d’alimentation sont défavorables à une bonne santé. Elles peuvent être à l’origine d’amaigrissement, mais aussi d’obésité chez ces personnes. Celles reçues dans le cadre des programmes MdM étant en situation de précarité, elles devraient toutes pouvoir bénéficier de dispositifs d’aide accessibles aux personnes sans ressource financière et/ou hébergement. Or, on constate que seuls 42% des foyers ont eu recours au moins une fois à l’aide alimentaire au cours du mois précédant l’enquête, et que 61% des personnes qui n’en ont pas bénéficié ne connaissaient pas ce type de dispositif. Ce résultat met en évidence une sous-utilisation et une méconnaissance importante de ces structures par une population particulièrement concernée.

Pour les primo-arrivants, on peut avancer l’hypothèse que leurs difficultés tiennent à un manque d’information sur les ressources existantes.

Quand elle est utilisée, cette aide, essentielle à la survie, reste souvent insuffisante et/ou trop ponctuelle pour couvrir la totalité des besoins alimentaires. Le recours à l’achat pour compléter les besoins alimentaires du foyer est nécessaire mais difficile, compte tenu des ressources très faibles. Rappelons que, si la moyenne des dépenses pour la nourriture s’élevait à 2,5 €/ jour et par personne dans notre échantillon, elle était de 1,6 €/ jour et par personne pour les primo-arrivants.

Forces et limites de l’enquête

Une limite de l’étude réside dans le fait qu’elle repose sur un questionnaire administré en face à face, impliquant un risque de sous ou sur-déclaration pour certaines questions. On peut notamment envisager un risque de sous-déclaration des quantités consommées ou des dépenses effectives, liée à un biais de mémoire.

Parmi les forces de cette enquête : des questionnaires tous administrés par un même enquêteur, la possibilité de recourir à l’interprétariat professionnel par téléphone et des questionnaires traduits dans les langues d’origine des patients permettant une meilleure qualité de réponse, même si cela n'a pas augmenté la participation (pour des raisons de disponibilité des patients essentiellement).

Conclusion

Les personnes migrantes enquêtées au sein des Caso rencontrent donc de grandes difficultés à accéder à une alimentation saine, équilibrée et en quantité suffisante du fait de leur situation financière et sociale. Les contraintes budgétaires et les conditions de logement auxquelles elles doivent faire face les orientent bien souvent vers une alimentation défavorable à leur santé (réduction des prises alimentaires, alimentation déséquilibrée...). Par conséquent, elles sont davantage à risque de développer des pathologies liées à une mauvaise nutrition, telles que le diabète, l’obésité, les maladies cardiovasculaires...

Pour prévenir la dégradation de l’état de santé et casser cette spirale défavorable (alimentation insuffisante et déséquilibrée, amaigrissement ou/puis surpoids et, à terme, possible développement de pathologies chroniques), il est important de mener des actions de dépistage des pathologies chroniques et aiguës en lien avec l’alimentation. Il est aussi, et surtout, nécessaire de travailler sur les déterminants sociaux tels que l’accès au logement et l’accès aux droits à une couverture maladie, ainsi que développer l’accès à une aide alimentaire diversifiée et adaptée aux besoins de ces personnes migrantes et en situation de précarité.

Remerciements

Nous remercions l’ensemble des équipes bénévoles et salariées ayant contribué à faciliter la mise en œuvre et le déroulement de cette enquête, ainsi que toutes les personnes accueillies dans les programmes de MdM qui ont bien voulu participer et à l’enquête.

Références

1 Institut national de la statistique et des études économiques. Tableau de l’économie française. Édition 2012. https://www.insee.fr/fr/statistiques/1372680
2 Triandafyllidou A (coord.). CLANDESTINO project. Final report. Bruxelles: Commission européenne; 2009. 190 p. http://clandestino.eliamep.gr/wp-content/uploads/2010/03/clandestino-final-report_-november-20091.pdf
3 Berchet C, Jusot F. État de santé et recours aux soins des immigrés en France : une revue de la littérature. Bull Epidémiol Hebd. 2012;(2-3-4):17-21. http://opac.invs.sante.fr/doc_num.php?explnum_id=7829
4 Stanojevich A, Veïsse A. Repères sur la santé des migrants. La Santé de l’Homme. 2007;(392):21-4. http://inpes.santepubliquefrance.fr/SLH/sommaires/392.asp
5 Laurence S, Durand E, Thomas E, Chappuis M, Corty JF. Food insecurity and health status in deprived populations, 2014: A multicentre survey in seven of the social and medical healthcare centres (CASOs) run by Doctors of the World, France. Public Health. 2017;143:97-102.
6 Radimer KL, Measurement of household food security in the USA and other industrialised countries, Public Health Nutr. 2002;5(6A):859-64.
7 Ministère des Solidarités et de la Santé. Programme national nutrition santé 2011-2015. http://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/PNNS_2011-2015.pdf
8 Grange D, Castetbon K, Guibert G, Vernay M, Escalon H, Delannoy A, et al. Alimentation et état nutritionnel des bénéficiaires de l’aide alimentaire. Étude Abena 2011-2012 et évolutions depuis 2004-2005. ORS, InVS, Inpes; 2013. 184 p. http://opac.invs.sante.fr/index.php?lvl=notice_display&id=11401
9 Math T, Francou A, Colin J, Hebel P. Comparaison des modèles alimentaires français et états-uniens. Cahier de Recherche Crédoc. 2011;(283). 96 p. http://www.credoc.fr/pdf/Rech/C283.pdf
10 Birlouez E. L’insécurité alimentaire en France. Pour. 2009;(202-203):73-8. https://www.cairn.info/revue-pour-2009-3-page-73.htm
11 Darmon N, Bocquier A, Vieux F, Cavailet F. L’insécurité alimentaire pour raisons financières en France. ONPES, Les travaux de l’Observatoire. Paris: Institut national de la recherche agronomique; 2009. 25 p. http://www.alimenterre.org/sites/www.cfsi.asso.fr/files/675_rapport_final_inra.pdf
12 Institut national de la santé et de la recherche médicale, Kantar Health, Roche. Enquête épidémiologique nationale sur le surpoids et l’obésité 2012. Paris: Inserm; 2012. 60 p.
13 Darmon N, Khlat M. An overview of the health status of migrants in France, in relation to their dietary practices. Public Health Nutr. 2001;4(2):163-72.

Citer cet article

Chappuis M, Thomas E, Durand E, Laurence S. Alimentation et risques pour la santé des personnes migrantes en situation de précarité : une enquête multicentrique dans sept Centres d’accueil, de soins et d’orientation de Médecins du Monde France, 2014. Bull Epidémiol Hebd. 2017;(19-20):415-22. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2017/19-20/2017_19-20_6.html