La surveillance syndromique en Europe : le projet européen Triple-S
// Syndromic surveillance in Europe: the European Triple-S project
Résumé
Au début des années 2000, la surveillance syndromique s’est développée en Europe en réponse à l’émergence de phénomènes sanitaires pour lesquels les systèmes existants n’étaient pas ou peu adaptés. Dans l’objectif final d’améliorer la capacité à détecter et suivre l’impact de ces évènements sur la santé publique humaine et animale à l’échelle européenne, le projet européen Triple-S (Syndromic Surveillance Survey, Assessment towards guidelines for Europe) cofinancé par l’Agence exécutive pour la santé et les consommateurs de l’Union européenne et réunissant 24 organismes provenant de 13 pays, a démarré en 2010 pour une période de trois ans. Cet article en présente les principaux résultats.
À partir d’une définition commune de la surveillance syndromique élaborée avec les partenaires du projet, deux inventaires ont permis d’identifier 33 systèmes dans 15 pays en santé humaine, et 27 systèmes en santé animale répartis dans 12 pays. Huit visites sur sites ont permis d’approfondir la connaissance des principales caractéristiques de certains systèmes. À partir des connaissances acquises et de l’expérience des partenaires du projet, des guides pratiques pour aider les pays européens à développer ou améliorer leur propre système de surveillance syndromique ont été produits.
À l’issue des trois années du projet, une stratégie d’organisation des acteurs nationaux et européens a été proposée pour assurer une analyse commune des résultats des systèmes de surveillance syndromique européens. Cette stratégie dessine les contours des étapes futures de coopération européenne dans ce domaine.
Abstract
A European project which aims to increase the European capacity for real-time surveillance and monitoring of the health burden of expected and unexpected health-related events, was launched in September 2010 for a 3-year period, under the name Triple-S (Syndromic Surveillance Survey, Assessment toward Guidelines for Europe). The project, co-financed by the European commission through the Executive Agency for Health and Consumers, involves 24 organizations from 13 countries. This paper presents its main results.
Based on a common definition of syndromic surveillance (SyS) determined with all partners of the project, two inventories have identified 33 systems in 15 countries regarding human health and 27 systems in 12 European countries in animal health. Eight country visits were also completed allowing an in-depth understanding the main characteristics of some systems. Based on the inventory, country visits and experts advice, the project has developed scientific guidelines that aim at providing scientific and technical guidance for the development and implementation of SyS systems for both human and animal health.
Finally, at the end of the three-year project, a strategy for centralizing and comparing findings from SyS systems operated by different Member States at a European level was proposed. Such a strategy is a frame for future collaboration in Europe.
Introduction
En santé publique, les systèmes traditionnels de surveillance ont maintes fois prouvé leur valeur dans le contrôle et la prévention des épidémies. Cependant, notre environnement complexe est en permanente évolution et crée de nouveaux risques émergents, qu’ils soient d’origine infectieuse (syndrome respiratoire aigu sévère (Sras) ou coronavirus en santé humaine, fièvre catarrhale ovine en santé animale…) ou environnementale. Afin de détecter précocement et/ou suivre l’évolution de phénomènes sanitaires connus ou émergents, l'utilisation de la surveillance traditionnelle seule présente certaines limites : la sensibilité des dispositifs de déclaration obligatoire est souvent limitée, ces dispositifs ne couvrent pas toutes les maladies ou situations émergentes et ils manquent de réactivité dans l’identification et le suivi des impacts sur la population.
En France, l’essor de la surveillance syndromique (ou « surveillance non spécifique ») a démarré en 2004 avec le système SurSaUD® (Surveillance sanitaire des urgences et des décès), développé en réponse à l’expérience de la canicule d’août 2003 1. En 2004 a été également mis en œuvre le système syndromique Aster (Alerte et surveillance en temps réel) pour la surveillance sanitaire des forces armées en opération 2. Plus récemment, des systèmes de surveillance syndromique en santé animale ont vu le jour avec des objectifs et méthodologies similaires 3.
En Europe, la surveillance syndromique se développe progressivement depuis le début des années 2000 4. Reposant sur une grande diversité de sources de données, ces systèmes sont utilisés dans le domaine des maladies infectieuses ou en lien avec l’environnement, pour la surveillance de phénomènes connus, inattendus ou malveillants ainsi que pour l’évaluation de l’impact de tels phénomènes. Parallèlement, la surveillance syndromique s’est également développée dans le domaine de la santé animale, avec des problématiques et objectifs de surveillance similaires à ceux des systèmes en santé humaine. Accroître la capacité des différents pays européens à développer des systèmes de surveillance réactifs est devenu une nécessité pour faire face aux menaces sanitaires transfrontalières et répondre à la demande croissante d’une information réactive des autorités sanitaires.
C’est dans ce contexte qu’en 2010, un réseau d’experts s’est constitué autour du projet « Triple-S » (Syndromic Surveillance Survey, Assessment towards Guidelines for Europe ; http://www.syndromicsurveillance.eu) pour développer une approche commune de la surveillance syndromique tant pour la santé humaine que pour la santé animale. Ce projet (numéro de contrat GA 2009.11.12) a été cofinancé par l’Agence exécutive de santé publique de la Commission européenne. Vingt-quatre organisations provenant de 13 pays, coordonnées par l’Institut de veille sanitaire (InVS), se sont ainsi engagées à :
- développer un réseau d’experts en surveillance syndromique et favoriser le partage de connaissances entre les pays européens. Cet échange porte sur les aspects pratiques de mise en œuvre d’un système et sur des problématiques d’analyse des données en cas d’évènements sanitaires transfrontaliers ;
- faire connaître les systèmes de surveillance syndromique existant en Europe, en santé humaine et animale ;
- produire un guide pour que les pays européens puissent développer leur propre système de surveillance syndromique ;
- proposer une stratégie d’organisation pour permettre une comparabilité des résultats issus de la surveillance syndromique à l’échelle européenne.
Le projet Triple-S s’est consacré aux activités de surveillance syndromique fondée sur la morbidité en santé humaine, la surveillance de la mortalité étant couverte par le projet européen EuroMomo, décrit ailleurs dans ce même numéro 5. En santé animale, le projet Triple-S s’est intéressé à la fois à la morbidité et la mortalité. Cet article en présente les principaux résultats.
Amélioration de la connaissance des activités de surveillance syndromique en Europe
La première réalisation du consortium a été de poser une définition commune de la surveillance syndromique, établie avec l’ensemble des experts réunis dans le cadre de ce projet. La surveillance syndromique a ainsi été définie comme « la collecte de données permettant la construction, l’analyse, l’interprétation et la communication d’indicateurs épidémiologiques dans un temps réel ou proche du réel, dans un objectif d’identification précoce et de suivi de l’impact (ou de l’absence d’impact) de menaces potentielles sur la santé humaine et la santé animale, nécessitant une action de santé publique. La surveillance syndromique n’est pas fondée sur des diagnostics confirmés à partir de données de laboratoire, mais est basée sur des signes cliniques, des symptômes non spécifiques ou des mesures proxy de l’état de santé, telles que l’absentéisme, les ventes de médicaments, qui constituent un diagnostic prévisionnel (ou « syndrome ») 6 ». Sur cette base, deux inventaires, l’un pour les systèmes en santé humaine, l’autre en santé animale, ont été réalisés selon une démarche similaire. Le périmètre géographique de ces inventaires ne s’est pas limité aux pays partenaires du projet, mais à l’ensemble des pays de l’Europe.
Après une revue de la littérature scientifique et de la littérature grise en Europe depuis les années 2000, un questionnaire a été adressé aux ministères des États-membres et instituts de santé publique humaine et animale, aux réseaux d’experts de l’ECDC (Centre européen de prévention et de contrôle des maladies) et de l’EFSA (Autorité européenne de sécurité des aliments). Il a permis d’identifier les systèmes existants et de recueillir des informations sur : 1) leur organisation générale ; 2) les données collectées et leurs modalités d’analyse ; 3) les activités de communication et de rétro-information des résultats auprès des différents acteurs ; 4) la mise en œuvre d’une démarche d’évaluation.
En santé humaine, 33 systèmes de surveillance syndromique ont été identifiés dans 15 pays 7. En santé animale, 27 systèmes ont été identifiés dans 12 pays 8. Alors que 22 des 33 systèmes identifiés en santé humaine sont actuellement opérationnels, les systèmes déployés dans le domaine vétérinaire sont moins nombreux et à un stade de développement plus précoce (12 systèmes en activité parmi les 27 identifiés). Les systèmes non opérationnels identifiés correspondent soit à des systèmes mis en œuvre sur une période limitée, dans le cadre d’évènements exceptionnels (Jeux olympiques à Athènes en 2004, par exemple), ou sont en cours de développement. Les systèmes développés dans ces deux domaines poursuivent les mêmes objectifs de surveillance et de détection précoce. Si certains systèmes s’appuient sur des données d’activité de soins, tels que les passages dans les services d’urgences, les consultations chez des médecins généralistes, les cliniques vétérinaires, d’autres font appel à des informations indirectes sur l’état de santé de la population, telles que l’absentéisme, la consommation de médicaments ou des requêtes sur des sites Internet spécialisés (tableau).
Développement d’un réseau d’experts et partage de connaissances grâce à des visites sur sites
L’une des principales caractéristiques des systèmes de surveillance syndromique réside dans la multitude des sources de données utilisées. Chacune d’elles ayant ses forces et faiblesses pour une utilisation en surveillance, une bonne connaissance de ces sources est le préalable indispensable pour garantir une analyse adaptée permettant l’interprétation d’une situation sanitaire dans la population.
L’originalité du projet Triple-S a résidé, en partie, dans l’organisation de huit visites sur sites de systèmes européens, effectuées par des groupes de 6 à 10 participants. Ces derniers étaient majoritairement des épidémiologistes et statisticiens impliqués dans des systèmes de surveillance syndromique européens opérationnels ou en cours de développement. Bien qu’organisés dans le cadre du projet Triple-S, les groupes ont accueilli des participants de pays non partenaires du projet (Norvège, Turquie, Slovénie). Ces échanges ont permis de favoriser le partage de connaissances de ces systèmes européens en santé humaine et animale, caractérisés par une grande diversité dans les objectifs, les sources de données, les outils et les méthodes d’analyse statistique.
Ces visites ont montré l’importance de l’implication de tous les acteurs d’un système (fournisseurs de données, épidémiologistes, statisticiens, décideurs…) pour obtenir des systèmes réactifs et performants et la nécessité d’un travail rapproché entre spécialistes de la surveillance et fournisseurs de données (service d’urgences, centre de réception d’appels téléphoniques, centre de régulation des ambulances…) pour une meilleure compréhension de l’évolution des indicateurs épidémiologiques construits pour la surveillance sanitaire. Elles ont également permis de dégager les forces et faiblesses des systèmes explorés et d’élaborer des recommandations pour aider les pays « visiteurs » à développer ou améliorer leurs propres systèmes de surveillance syndromique, qu’ils soient déjà opérationnels ou en cours de développement.
La visite des systèmes français SurSaUD® et Aster s’est déroulée en septembre 2011. Après une présentation générale de ces deux systèmes, l’équipe d’experts européens a rencontré les médecins de la structure des urgences de l’Hôpital Cochin (AP-HP) et de l’Association SOS Médecins de Paris. En parallèle, une rencontre des experts des systèmes de surveillance syndromique vétérinaires a été organisée par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Elle a permis un échange sur les synergies possibles entre santé humaine et santé animale, avec un atelier commun à ces deux domaines.
Cette synergie s’inscrit dans une approche globale pour la surveillance en santé publique, nommée « One World-One Health », initiée en 2004 dans l’objectif de renforcer les liens entre les domaines de la santé humaine, de la santé vétérinaire et de l’environnement 9. En effet, renforcer ces liens ne peut qu’améliorer la capacité de détecter précocement les (ré)émergences de maladies dans le monde actuel. À ce jour, sept systèmes vétérinaires en Europe collaborent avec des instituts de santé publique humaine 7.
Production de guides pour l’élaboration d’un système de surveillance syndromique
En s’appuyant sur l’expérience propre des équipes d’experts et des informations collectées au travers des inventaires et des huit visites sur sites, un guide a été élaboré rappelant les caractéristiques de la surveillance syndromique (définition, objectifs), sa complémentarité avec la surveillance spécifique et les principales actions à mener pour le développement d’un tel système. Ces principales actions sont accompagnées de recommandations pratiques et d’exemples concrets pour les quatre grandes étapes de mise en œuvre d’un tel système : 1) la collecte et la gestion des données en routine ; 2) l’analyse des données ; 3) la communication et la rétro-information des résultats ; 4) l’évaluation du système (figure). Ce guide s’adresse aux pays ou régions qui souhaitent développer ou améliorer leurs systèmes de surveillance en utilisant les sources de données disponibles localement 10. Il a également la particularité de s’appliquer à la fois à la santé humaine et à la santé animale, en fournissant des recommandations et exemples issus de ces deux domaines.
En complément, un second document a été élaboré pour aider les gestionnaires de dispositifs de surveillance syndromique à identifier la ou les source(s) de données les plus adaptées pour construire leurs systèmes. Ce guide détaille les principales caractéristiques, forces et faiblesses des différentes sources de données utilisables pour élaborer un système de surveillance syndromique 11. Établi à partir de la littérature scientifique et des visites de sites, il vise à orienter le choix des sources de données les plus appropriées pour répondre aux objectifs du système de surveillance.
Stratégie pour une analyse commune et harmonisée à l’échelle européenne : trois modèles distincts
Si le développement de la surveillance syndromique a montré une valeur ajoutée pour la surveillance en santé publique dans les différents pays européens au cours des dernières années, il est maintenant nécessaire d’envisager une approche commune permettant de disposer d’informations centralisées et comparées à l’échelle européenne. En effet, en complément à la surveillance spécifique, la surveillance syndromique contribue à une analyse rapide d’une situation sanitaire pouvant impacter plusieurs pays et peut aider à la prise de décisions concertées pour réduire les risques sanitaires des populations concernées. Une stratégie d’organisation pour une surveillance syndromique à l’échelle européenne a été proposée par les partenaires du projet Triple-S 12.
Cette stratégie décrit et analyse trois modèles possibles d’organisation, visant à centraliser et comparer les analyses de situation produites par les systèmes de surveillance implantés dans les pays, afin d’en obtenir une vision globale européenne.
Le modèle le plus simple respecte l’organisation actuelle des systèmes au sein des États-membres, qui se chargent de mettre en œuvre, exploiter et analyser librement leurs données pour leurs besoins nationaux. Les États-membres peuvent recevoir dans ce modèle l’appui d’experts européens pour la mise en œuvre de leur système.
Le second modèle s’appuie sur un recueil centralisé et homogénéisé des résultats fournis par les États-membres (sous forme de bulletins épidémiologiques, par exemple) afin d’en produire une synthèse européenne.
Le modèle le plus complexe propose un recueil des données centralisé au niveau européen avec des définitions et méthodes communes pour une analyse et une interprétation homogène d’une situation sanitaire. C’est ce troisième modèle qui est mis en place par le projet européen EuroMomo pour la surveillance de la mortalité 5.
Ces trois modèles reposent sur l’organisation d’un groupe de coordination européen, en charge d’assurer le lien entre les États-membres et les institutions européennes, d’organiser l’appui des États-membres pour la mise en œuvre de leur système et de centraliser les résultats et/ou données fournis par les systèmes locaux ou nationaux afin d’en produire une synthèse européenne.
Trois autres acteurs majeurs interviennent dans les modèles : les États-membres, les institutions européennes telles que l’ECDC ou l’EFSA, et les réseaux et systèmes d’information européens de surveillance sanitaire tels qu’EuroMomo. Le document de référence 12 présente les rôles respectifs, aux niveaux national et européen, de ces différents acteurs.
Conclusion
La France occupe depuis plusieurs années une place centrale et reconnue dans la surveillance syndromique au niveau européen. Une grande part du succès du projet Triple-S a reposé sur la forte implication des partenaires dans un processus de partage et d’échanges de valeurs communes autour de la surveillance syndromique. La présentation d’une stratégie à l’échelle européenne, dernier résultat du projet, dessine les contours des étapes futures de coopération européenne dans ce domaine.
Remerciements
Les auteurs tiennent à remercier tout particulièrement Loïc Josseran, initiateur du projet, la Commission européenne pour son soutien financier, Jurgita Kaminskaite en charge du projet à la Commission européenne, ainsi que l’ensemble des partenaires et membres du Comité consultatif (International Society for Disease Surveillance, European Centre for Disease Prevention and Control, Organisation mondiale de la santé, Direction générale de la santé et des consommateurs - Commission européenne) pour leur forte implication dans les différentes activités du projet.