L’empreinte des attentats du 13 novembre 2015 sur la société française

// The imprint of 13 November 2015 terrorist attacks on French society

Sandra Hoibian1 (hoibian@credoc.fr), Lucie Brice Mansencal1, Charlotte Millot1, Gérôme Truc2, Groupe 13-Novembre, Francis Eustache3, Denis Peschanski4
1 Crédoc, Paris, France
2 CNRS, Institut de sciences sociales du politique (UMR7220), Nanterre, France
3 Inserm, U1077 – Université de Caen Normandie, UMR-S1077, Caen ; École pratique des hautes études ; Université de PSL, Paris, France
4 CNRS – UMR8209, Université Paris I Panthéon Sorbonne – EHESS ; Université de PSL, Paris, France
Cette étude est partie intégrante du Programme 13-Novembre, financé par le Programme investissements d’avenir via l’Agence nationale de la recherche. Pour plus d’informations : www.memoire13novembre.fr.
Soumis le 31.05.2018 // Date of submission: 05.31.2018
Version mise à jour le 11 janvier 2019. Remplace la version publiée le 13 novembre 2018.

Mots-clés : Attentats | 13 novembre 2015 | Impact sociétal | Mémoire collective | Cohésion sociale
Keywords: Terrorist attacks | 13 November | 2015 | Societal impact | Collective memory | Social cohesion

Résumé

Dans le cadre du Programme 13-Novembre, piloté par le CNRS, l’Inserm et heSam Université, et comportant 31 partenaires, une série de 11 questions sur les attentats du 13 novembre 2015 a été insérée, sept mois après les faits, dans l’enquête Conditions de vie et aspirations des Français du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc). Ce dispositif interroge un échantillon représentatif de la population française deux fois par an depuis quarante ans. L’interrogation portant sur ces événements fera l’objet d’un suivi dans la durée (deux ans après la première enquête, puis cinq et dix ans après), afin d’apporter des éléments de contexte sur le processus de mémorialisation des attentats du 13 novembre dans la société française. Elle contribue ainsi au programme de recherche transdisciplinaire 13-Novembre, qui étudie la construction et l’évolution de la mémoire de ces attentats en pensant l’articulation entre mémoire individuelle et mémoire collective.

L’étude atteste d’une très forte empreinte des attentats du 13 novembre dans la société française, sept mois après leur survenue. Ces attaques terroristes arrivent en tête des attentats jugés les plus marquants depuis l’an 2000. L’impact de ces attaques est également tangible au travers de leur empreinte mémorielle en termes de précision des souvenirs associés à l’événement, à la fois personnels (souvenirs-flash) et factuels (lieux frappés). Les moins de 40 ans semblent avoir été particulièrement touchés en raison d’une certaine identification aux cibles des attaques et de l’ampleur de leur couverture médiatique, dans une forme d’écho au 11 septembre 2001 qui a constitué un marqueur générationnel pour les adolescents et les jeunes de l’époque. Dans la société française dans son ensemble, les attentats du 13 novembre ont eu différents retentissements, parmi lesquels ressortent un climat de peur, un accroissement des préoccupations sécuritaires et des inquiétudes relatives à la cohésion sociale.

Abstract

As part of the 13-November research program, directed by the CNRS, the INSERM and heSam University, and involving 31 partners, a questionnaire of eleven questions about the attacks of 13 November 2015 was administrated, seven months after the events, into permanent survey “Living conditions and Aspirations of the French” of the Centre for Study and Observation of Conditions of Life (Credoc). This survey is based on a representative sample of the French population, who has been surveyed twice a year for forty years. The questioning about the tragic events of 13 November will be followed in the future (two years after the first investigation, five years later, and ten years later). It is aimed to bring elements of context on the memorialization process of the attacks of 13 November in the French society. As such, it is conceived as a contribution to the 13-November research program, which studies the construction and evolution of the memory of these terrorist attacks by thinking the articulation between individual memory and collective memory.

The study shows a very strong impact of the attacks in French society, seven months after their occurrence. The French population thinks that the 13 November attacks represent the most significant terrorist attacks since 2000. The impact is also tangible in terms of memory imprint, with a strong precision of memory associated to the event, such as personal memory (flash-bulb memory) as well as factual memory (places where the event took place).

People under 40 years seem to have been particularly affected due to a certain closeness and identification to the targets of the attacks, possibly in relation with the media exposure and a form of echo to the shock of 11 September, which has been established as a generational memory marker for the teenagers and young people at this time. The 13 November attacks have had various consequences on the French society, including a climate of fear, an increase in importance of the security questions, and concerns regarding the social cohesion.

Introduction

Dans la soirée du 13 novembre 2015, des attentats ont été perpétrés en région parisienne, revendiqués par l'organisation terroriste Daech dite État islamique. Ils ont frappé les abords du Stade de France à Saint-Denis, durant un match amical de football France-Allemagne auquel assistait le Président de la République, plusieurs rues des 10e et 11e arrondissements, où des terrasses de cafés et de restaurants ont été mitraillées, et la salle de spectacle du Bataclan à Paris, où des individus armés ont ouvert le feu sur les spectateurs d’un concert de rock. Le bilan officiel annoncé le 16 novembre 2015 faisait état de 129 morts et de centaines de blessés.

Les travaux menés par le Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Crédoc) s’intègrent au programme de recherche transdisciplinaire 13-Novembre (voir le « Focus » de D. Pechanski et coll. dans ce même numéro) 1. L’étude du Crédoc vise à donner des indications sur l’impact des attentats du 13 novembre dans la population française d’un point de vue mémoriel mais aussi plus global, afin d’enrichir l’analyse des données récoltées dans les autres composantes de ce programme.

Population et méthodes

Une série de 11 questions sur les attentats du 13 novembre 2015 a été insérée, sept mois après les faits, dans la vague de juin 2016 de l’enquête Conditions de vie et aspirations des Français du Crédoc, réalisée en face à face auprès d’un échantillon de 2 010 personnes représentatif de la population âgée de 18 ans et plus, sélectionné selon la méthode des quotas. Ces quotas – région, taille d’agglomération, âge-sexe, professions-catégories sociales (PCS) – ont été calculés d’après le dernier recensement général de population, actualisé grâce à l’enquête Emploi et au bilan démographique 2009 de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), et suivent un échantillonnage à deux niveaux : 1/ répartition des enquêtés entre les Zeat (zones d’étude et d’aménagement du territoire) ; 2/ à l'intérieur de chaque Zeat, répartition des enquêtés entre les tailles d'agglomérations et les différents critères sociodémographiques : sexe, âge, PCS et type de logement (individuel/collectif). Un redressement a été effectué pour assurer la représentativité par rapport à la population nationale de 18 ans et plus.

Cette enquête est multithématique, avec un tronc commun de questions suivies depuis 1978 sur de nombreuses dimensions : équipement, lien social, loisirs, logement, moral économique et anticipations face à l’avenir, inquiétudes ressenties, etc. Son questionnaire dure en moyenne 45 minutes. Le questionnaire du tronc commun de l’enquête est consultable sur le réseau Quetelet (http://quetelet.progedo.fr). L’intérêt de ce dispositif pour le programme 13-Novembre est multiple : au niveau du recueil des données, il atténue, sans les supprimer complètement, des effets de désirabilité sociale qui auraient pu émerger si l’enquête avait été focalisée toute entière sur les attentats. En termes d’analyse, il permet de replacer les attitudes et comportements des Français dans une perspective de long terme, certains indicateurs étant suivis depuis près de 40 ans. Il permet également de relier les opinions et comportements par rapport aux attentats du 13 novembre au système de valeurs de l’interviewé et à ses attitudes dans d’autres domaines (regard sur les institutions, situation économique, confiance en autrui, etc.). Les différentes dimensions abordées dans l’étude ayant vocation à être suivies dans le temps, en phase avec l’avancée du programme 13-Novembre, les indicateurs de ces enquêtes seront suivis deux ans après la première enquête (juin 2016), puis cinq ans après, puis dix ans après.

Cette méthodologie présente des limites propres à toutes les enquêtes d’opinion en population générale. Les réponses obtenues sont sensibles à la formulation des questions. C’est pourquoi ces formulations (rappelées ci-après au-dessus de chaque graphique) ont ici fait l’objet d’une réflexion poussée, impliquant des chercheurs des différentes disciplines mobilisées par le projet 13-Novembre. Il est également possible que, compte tenu du caractère déclaratif des réponses, il existe des biais de désirabilité sociale dans les questions sur la mémoire flash.

Résultats et discussion

Une empreinte forte dans la société française

En juin 2016, un quart des Français estiment avoir un lien personnel avec une victime ou un témoin des attentats du 13 novembre, ou bien avec l’un des lieux attaqués : 7% connaissent personnellement une victime ou un témoin direct, 3% fréquentent régulièrement les lieux des attentats parce qu’ils y habitent ou s’y rendent pour leur travail ou leurs loisirs, et 16% déclarent connaître ces lieux, les avoir déjà fréquentés par le passé, ou connaître des personnes qui résident dans ces quartiers. Étant donné la nature de l’essentiel des cibles des terroristes (lieux de sortie dans le centre de Paris), cette proximité avec les événements apparaît d’autant plus forte que l’individu interrogé est jeune, diplômé et/ou de catégorie aisée. Les répondants ayant une proximité avec les évènements (groupes 1 et 2 tels que définis au tableau 1) atteignent 16% chez les diplômés du supérieur et 17% chez les moins de 25 ans et les 25-39 ans. Ils sont enfin 24% chez les habitants de l’agglomération parisienne et 41% chez ceux de Paris intra-muros.

Tableau 1 : Caractéristiques de la population enquêtée selon la proximité avec les personnes ou les lieux des attentats du 13 novembre 2015
Agrandir l'image

Parmi les personnes interrogées, 77% se sont révélées capables d’indiquer à la fois de manière spontanée et avec exactitude au moins l’un des lieux attaqués, en citant des noms très précis tels que « le Petit Cambodge », « le Stade de Saint-Denis », « le Bataclan ». On sait que les lieux frappés ont une importance particulière dans le processus de réaction sociale à un attentat et la trace qu’ils laissent ensuite dans les mémoires 2. Ils sont susceptibles d’acquérir une forte dimension symbolique et de devenir des lieux de pèlerinage où des gens viennent à la fois rendre hommage aux victimes et voir par eux-mêmes les traces de ce qu’ils ont vécu par médias interposés – a fortiori lorsqu’il y a une destruction matérielle, comme ce fut le cas pour Ground Zero à New York, l’ancien site des tours jumelles, après les attentats du 11 septembre 2001 3. Et, de la même manière que le souvenir du double attentat contre le World Trade Center polarise la mémoire des attentats du 11 septembre 4, il apparaît déjà que, dans le cas du 13 novembre, le Bataclan tend à éclipser les autres sites des attaques dans la mémoire des Français, avec 71% de citations. Le Stade de France et les « terrasses de cafés, bars, restaurants » sont moins cités : respectivement par 45% et 37% de la population (figure 1).

Figure 1 : Représentation sous forme d’un nuage de mots des réponses à la question : « Pouvez-vous citer précisément les différents endroits où ont eu lieu les attentats du 13 novembre 2015 ? »
Agrandir l'image

Sept mois après les attaques, les trois quarts de la population expriment le besoin de continuer à parler et entendre parler de ces attentats. Ce résultat confirme une tendance déjà relevée par Fourquet et Mergier 5 : en décembre 2015, 94% des Français disaient avoir parlé des attentats du 13 novembre avec leurs proches dans les jours précédant l’enquête, score jamais atteint par un événement en réponse à cette question depuis 2007. L’étude du Crédoc établit qu’en juin 2016, 62% des Français estiment « qu’on nous parle suffisamment des attentats du 13 novembre », 13% « qu’on n’en parle pas assez » et seulement 25% « qu’on en parle trop ». La lecture des opinions et profils des personnes exprimant de la sorte une certaine distance par rapport à l’événement témoigne en creux de son caractère central. Ces personnes donnent plusieurs signes de difficulté, voire de rupture, avec la société : elles se déclarent un peu plus souvent comme faisant partie des « défavorisés », 22% signalent un mauvais état de santé par rapport aux personnes de leur âge (vs 15% chez celles qui estiment qu’on parle « suffisamment » de l’évènement), ont peu accès aux loisirs (par exemple 45% d’entre elles ne vont jamais au cinéma vs 30%), 43% n’ont pas pu partir en vacances au cours de l’année vs 35%) ; elles expriment aussi une forme de méfiance généralisée (par exemple 31% déclarent n’avoir pas confiance dans les administrations vs 20%) et appellent un peu plus souvent de leur vœux un changement radical de la société française. En termes sociodémographiques, on y retrouve plus souvent des non-diplômés (19% vs 14%).

Une mémoire-flash chez la quasi-totalité des répondants

Il est fréquent, lorsqu’un événement marquant survient, que l’on garde précisément en mémoire le souvenir des circonstances dans lesquelles on a appris la nouvelle : c’est ce qu’on appelle un flash bulb memory, ou souvenir-flash en français. Brown et Kulik ont été les premiers à théoriser ce phénomène en 1977 6, en constatant que l’assassinat du président américain John Kennedy avait suscité d’importants souvenirs-flash au sein de la population américaine. Dans le cas des attentats du 13 novembre, il apparaît que fin juin 2016, la quasi-totalité des personnes interrogées déclarent se souvenir des circonstances dans lesquelles elles ont appris la nouvelle des attentats, c’est-à-dire à la fois le moment exact, le vecteur de l’information (médias, personnes de l’entourage, réseaux sociaux, etc.), ainsi que l’identité de la première personne à qui elles ont parlé de l’événement. Seules 3% des personnes interrogées ont oublié un de ces éléments.

Dans leur étude des flash bulb memories associée aux attentats du 11 septembre 2001, Andrew et coll. constataient que la fidélité des souvenirs-flash des personnes n’est pas corrélée avec leurs caractéristiques sociodémographiques 7. Il en va de même dans la présente enquête où aucune sous-population ne se distingue d’une autre par l’oubli de ces circonstances. Les 70 ans et plus ont à peine un peu plus souvent que les autres oublié comment et quand ils ont été informés, et avec qui ils en ont parlé en premier (8% de cette classe d’âge), ce qui reste néanmoins marginal. D’après Christianson 8, les souvenirs-flash sont susceptibles d’être oubliés au même titre que tout autre souvenir à caractère autobiographique. Il est acquis que les capacités mnésiques des personnes les plus âgées sont dans l’ensemble moins élevées que celles des plus jeunes. D’autres travaux ont montré que les personnes âgées seraient moins susceptibles de développer des souvenirs-flash sur des événements récents 9.

L’impact mémoriel des événements a-t-il été exacerbé par leur traitement médiatique ? En juin 2016, 8 Français sur 10 déclarent en effet avoir pris connaissance des attentats « le jour même », soit pendant que les événements se déroulaient. L’interruption brutale des programmes à la télévision, les éditions spéciales sur plusieurs chaînes et l’intervention du président de la République en direct, la mise en ligne de lives sur les sites des journaux d’information, l’activité élevée et l’activation du Safety Check sur les réseaux sociaux ont, à l’évidence, joué un rôle important dans la réception et la perception de l’événement. Au-delà de leur rôle comme vecteurs d’information et d’interprétation des événements, les médias peuvent, dans leur traitement d’actes terroristes, en amplifier la charge émotionnelle et traumatique, se retrouvant ainsi en quelque sorte pris au piège du « spectacle » terroriste 10,11. « Les attentats ont initié la crise, les médias semblent l’avoir pérennisée », écrit ainsi A. Lamy à propos des attentats du 11 septembre 2001 12. S’agissant des attentats du 13 novembre, les proportions de Français en ayant appris la nouvelle à la fois le soir même (83%) et par les médias traditionnels (81% par le biais de la télévision, de la radio ou des sites d’information) sont si élevées qu’il s’avère quasiment impossible de faire la part de l’impact sociétal de l’événement « en soi » de celui de son traitement médiatique.

Un marqueur de la mémoire collective

Sept mois après les faits, 80% des Français citent les attentats du 13 novembre 2015 comme l’un des actes terroristes les ayant le plus marqués depuis l’an 2000. Ils arrivent en tête des réponses données, loin devant les attentats de Charlie Hebdo de janvier 2015 et ceux du 11 septembre 2001, cités respectivement par 59% et 53% des répondants (figure 2).

Figure 2 : Répartition (en %) des réponses à la question « Pouvez-vous citer les actes terroristes commis dans le monde ou en France qui vous ont le plus marqué depuis l'an 2000 ? »
Agrandir l'image

Cet impact déborde largement le cercle des individus concernés personnellement par les attentats du 13 novembre, puisque 74% de la population française ne connaissait ni victime ni témoin et ne fréquentait jamais les lieux touchés. Ces personnes n’en citent pas moins ces attentats parmi ceux les ayant le plus marqués, et ce quels que soient les groupes sociaux, les classes d’âge et les niveaux de revenus (tableau 2).

Tableau 2 : Caractéristiques des personnes citant les attentats du 13 novembre 2015 en première ou deuxième réponse à la question « Pouvez-vous citer les actes terroristes commis dans le monde ou en France qui vous ont le plus marqué depuis l’an 2000 ? »
Agrandir l'image

Les attaques de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes sont, à l’époque, également encore très présentes dans les esprits. Les attentats du 11 septembre 2001, à la fois plus éloignés dans le temps et dans l’espace, font également figure de marqueur mémoriel collectif très fort quinze ans après les faits, en particulier chez les 25-39 ans qui avaient entre 10 et 24 ans à l’époque. Au-delà d’un sentiment de proximité et d’identification aux victimes plus fort chez eux, il est probable que les 25-39 ans aient été particulièrement ébranlés par les attentats du 13 novembre, dans une forme d’écho aux événements du 11 septembre 2001 vécus au cours de leur adolescence et de leur entrée dans l’âge adulte et dont ils se disent toujours fortement marqués. Les 25-39 ans citent en effet plus souvent en première réponse le 11 septembre 2001 comme acte terroriste les ayant le plus marqués depuis l’an 2000 (42% vs 24% des 70 ans et plus). Il est vraisemblable que les événements du 13 novembre 2015 constitueront à l’avenir un marqueur mémoriel pour les adolescents et jeunes adultes d’aujourd’hui, qui manifestent un sentiment de peur exacerbé par rapport à toutes les autres classes d’âge (figure 3 et § infra). Et ce devant d’autres conséquences : 51% des 18-24 ans évoquent dans les conséquences des mesures de sécurité renforcées, 31% des menaces sur les libertés individuelles, 31% une société plus divisée, 9% un engagement plus fort des citoyens, 8% une plus grande cohésion sociale et 3% aucune conséquence ; 1% n’ont pas su répondre.

Figure 3 : Répartition (en %) selon l’âge de la réponse « Un sentiment de peur » à la question : « Quelles sont, selon vous, les deux principales conséquences des attentats du 13 novembre 2015 ? » (en première ou deuxième réponse)
Agrandir l'image

Un Français sur cinq ne mentionne pas les attentats du 13 novembre parmi ceux les ayant le plus marqués et, en particulier, 25% des personnes à bas revenus vs seulement 16% des hauts revenus. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées ici : éloignement géographique, distance sociale vis-à-vis des victimes de ces attentats ou faible adhésion aux valeurs qu’ils ont mises en jeu. Il est probable aussi que les craintes sécuritaires liées au quotidien et les préoccupations financières plus fortes chez les bas revenus aient contribué à reléguer à un second plan chez eux l’impact des attentats. De manière générale, ces personnes évoquent d’ailleurs un moins grand nombre d’attentats les ayant marqués : 27% d’entre elles en mentionnent quatre ou plus, vs 34% pour l’ensemble des Français.

Un rapport particulier des jeunes aux attentats

Ainsi que l’a montré Joshua Woods 13, les attentats du 11 septembre 2001 ont fait naître aux États-Unis une peur du terrorisme sans précédent : au cours de la décennie qui a suivi, plus de la moitié des Américains se disaient convaincus, à chaque fois qu’on les interrogeait à ce sujet, qu’un nouvel acte terroriste était imminent aux États-Unis et déclaraient, dans une proportion à peine moindre, avoir peur d’en être eux-mêmes victimes. Bien qu’il soit trop tôt pour dire si les attentats du 13 novembre 2015 auront le même effet en France, il apparaît déjà dans notre étude que, lorsqu’on demande aux Français quelles sont selon eux les deux principales conséquences de ces attentats, la réponse qui revient le plus souvent est le sentiment de peur (57%) (figure 4).

Figure 4 : Répartition (en %) des réponses à la question : « Quelles sont, selon vous, les deux principales conséquences des attentats du 13 novembre 2015 ? » (question fermée avec deux choix possibles)
Agrandir l'image

Il est important de noter que cette réponse domine particulièrement chez les plus jeunes : elle culmine à 65% chez les 18-24 ans et 63% chez les 25-39 ans, tandis qu’elle ne dépasse pas 55% chez les répondants âgés de 40 ans et plus. Ces résultats sont cohérents avec des données récentes. Les données de l’enquête Conditions de vie et aspirations des Français montrent que, jusqu’au début des années 2000, les 70 ans et plus se disaient plus inquiets que les 18-24 ans vis-à-vis des risques d’agression dans la rue. En 2005, probablement suite aux émeutes dans les banlieues, la situation a commencé à s’inverser, et en 2015 et 2016 les jeunes étaient respectivement de 11 et 14 points de plus inquiets que leurs aînés. Ce constat d’un rapport particulier des jeunes aux attentats du 13 novembre est par ailleurs confirmé par une autre étude réalisée début 2016 auprès des jeunes Français de 18 à 30 ans 14. Selon cette étude, 89% des 18-30 ans estimaient que les attentats du 13 novembre avaient eu une conséquence pour eux sur le plan personnel. Et là encore, c’est d’un sentiment de peur dont ils témoignaient prioritairement : à la question « Qu’est-ce que les attentats du 13 novembre 2015 en région parisienne ont changé pour vous ? », 58% des 18-30 ans choisissaient la réponse « Vous vous sentez moins en sécurité » et 50% « Vous vous méfiez de certains groupes de personnes », ces deux premières réponses choisies parmi une liste intégrant comme autres propositions : « Vous vous sentez plus solidaire avec les autres », « Vous ressentez plus de patriotisme », « Vous pensez que vos libertés sont réduites », « Vous vous êtes engagés pour une cause ou envisagez de le faire », « Autres changements perçus ».

Des préoccupations en matière de sécurité et de cohésion sociale

L’évolution vers une société plus sécuritaire, déjà repérée par Fourquet et Mergier 5, est le deuxième thème qui ressort de l’étude du Crédoc. Lorsque l’on demande aux Français quelles ont été selon eux les deux principales conséquences des attentats, 46 % d’entre eux citent en effet le renforcement des mesures de sécurité et 4 sur 10 une menace sur les libertés individuelles. L’instauration de l’état d’urgence dès le 14 novembre a en effet permis aux autorités administratives de prendre des mesures telles que les assignations à résidence, la fermeture de certains lieux publics, l'interdiction de manifester et l’autorisation des perquisitions de jour et de nuit. Le caractère exceptionnel et largement médiatisé de cet état d’urgence a probablement constitué en lui-même un autre marqueur de l’importance de l’événement pour la population. Les précédents actes terroristes perpétrés en France n’avaient pas déclenché une réaction aussi forte de la part de la puissance publique, qu’il s’agisse des tueries dans l’école Ozar Hatorah à Toulouse, dans la rédaction de Charlie Hebdo ou dans l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes.

Les préoccupations autour de la violence et de l’insécurité – suivies dans l’enquête Conditions de vie et aspirations des Français depuis 40 ans – apparaissent aujourd’hui moins fortes dans la société française qu’au tournant des années 2001-2002, période où se conjuguaient les attentats du 11 septembre et une campagne présidentielle centrée sur les questions de sécurité au quotidien. Elles sont toutefois fréquentes (35% en 2016 vs 49% en 2001-2002) et arrivent devant les préoccupations liées au chômage, dans une période pourtant toujours marquée par la crise économique et un taux de demandeurs d’emplois très élevé.

Enfin, une troisième conséquence importante des attentats du 13 novembre, citée par un tiers des Français, est l’aggravation des divisions au sein de la société. La peur des tensions mettant à mal la cohésion sociale les préoccupe de longue date. Ces tensions sont perçues tout à la fois comme une conséquence des attentats et comme sa principale cause, dans une forme de cercle vicieux. La mise en avant de tensions sociales s’inscrit dans la lignée d’inquiétudes prononcées et répétées des Français à l’égard de la cohésion de leur pays, fortement associée à l’imaginaire d’une République intégratrice, voire assimilatrice. Bien avant le 13 novembre 2015, les Français dressaient déjà régulièrement le portrait d’un pays en proie aux dissensions internes, à des tensions entre riches et pauvres, entre « groupes ethniques » « religieux » ou « culturels » selon les notions convoquées dans les enquêtes, s’appuyant sur des formulations diverses 15,16,17. Les attentats sont ainsi venus raviver et amplifier des craintes présentes de longue date (figure 5).

Figure 5 : Répartition (en %) des réponses à la question : « Quelles sont, selon vous, les deux principales causes des attentats du 13 novembre 2015 ? En premier ? En second ? » (question fermée avec deux choix possibles)
Agrandir l'image

Là encore les jeunes se distinguent, en déclarant davantage que les autres voir dans les dissensions internes à la société française (tensions culturelles ou religieuses) l’une des deux causes principales des attentats : ils sont 56% à le penser vs 43% en moyenne dans l’ensemble de la population. Comme le montrent d’autres travaux 18, les nouvelles générations sont particulièrement sensibles aux discriminations et valorisent la diversité, que celle-ci concerne la culture, la religion ou l’orientation sexuelle, diversité qu’elles perçoivent davantage comme une richesse que comme un frein au vivre ensemble. Chez les plus âgés, le lien entre tensions religieuses et culturelles et attentats est donc probablement à lire différemment de celui observé chez les jeunes, en liaison avec des problématiques identitaires (figure 6).

Figure 6 : Réponses (en %) selon l’âge à la question : « Quelle opinion se rapproche le plus de la vôtre ? »
Agrandir l'image

Conclusion

Dans le prolongement de précédentes études ayant déjà cherché à cerner les effets des attentats du 13 novembre sur l’opinion publique et la société françaises 5,19,20, celle conduite par le Crédoc dans le cadre du programme 13-Novembre montre que ces attentats, sept mois après avoir eu lieu, ont fortement marqué de leur empreinte la population française. Ceci se mesure d’abord au fait que les Français placent cet événement en tête des attaques terroristes les ayant le plus marqués depuis l’an 2000. Cette empreinte est également manifeste sur le plan mémoriel, au travers de la précision des souvenirs associés à ces attentats, à la fois personnels (souvenirs-flash) et factuels (lieux frappés). Là se situe le premier apport de cette étude par rapport aux précédentes : préciser la nature de l’impact des attentats du 13 novembre dans la société française sur le plan mémoriel. Le second réside dans la mise en évidence d’un rapport spécifique des jeunes à cet événement. Les 18-39 ans se distinguent en effet souvent du reste de la population dans leurs réponses aux questions posées, notamment en ce qui concerne leur perception des principales conséquences de ces attentats (ils sont plus nombreux que les autres à citer un sentiment de peur) ou de leurs causes (ils sont plus nombreux à les attribuer à des dissensions internes à la société française). Il est vraisemblable qu’on puisse y voir la conséquence à la fois d’un sentiment d’identification aux victimes des attentats du 13 novembre plus intense chez eux, et de l’ampleur du traitement médiatique de cette attaque terroriste, dans une forme d’écho au 11 septembre 2001 aux États-Unis, qui a constitué pour les adolescents et jeunes de l’époque un marqueur générationnel.

Remerciements

Avec nos remerciements aux personnes ayant collaboré à la réflexion sur cette étude et en particulier : Carine Klein-Peschanski (CNRS), Jacqueline Eidelman, Séverine Dessajean et Olivier Martin (Cerlis), Jörg Muller et Régis Bigot (Crédoc), et l’ensemble du Groupe 13-Novembre (www.memoire13novembre.fr).

Références

1 Eustache F, Peschanski D. 13-Novembre : un vaste programme de recherche transdisciplinaire sur la construction de la mémoire. Med Sci. 2017;33(3):211-2.
2 Truc G. Sidérations, une sociologie des attentats. Paris: PUF; 2016. 354 p.
3 Truc G. Venir à Ground Zero, se souvenir du 11-Septembre. EspacesTemps.net, Travaux, 28.04.2015. [Internet]. https://www.espacestemps.net/articles/venir-a-ground-zero-se-souvenir-du-11-septembre/
4 Hirst W, Phelps EA, Meksin R, Vaidya CJ, Johnson MK, Mitchell KJ, et al. A ten-year follow-up of a study of memory for the attack of September 11, 2001: Flashbulb memories and memories for flashbulb events. J Exp Psychol Gen. 2015;144(3):604-23.
5 Fourquet J, Mergier A. 2015, année terroriste. Paris: Fondation Jean Jaurès. 2016. 160 p.
6 Brown R, Kulik J. Flashbulb memories. Cognition 5. 1977;(1):73-99.
7 Conway AR, Skitka LJ, Hemmerich JA, Kershaw TC. Flashbulb memory for 11 September 2001. Appl Cognit Psychol. 2009;23(5):605-23.
8 Christianson SA. Emotional stress and eyewitness memory: A critical review. Psychol Bull. 1992;112(2):284-309.
9 Cohen G, Conway MA, Maylor EA. Flashbulb memories in older adults. Psychol Aging. 1994;9(3):454-63.
10 Wolton D, Wievorka M. Terrorisme à la Une. Média, terrorisme et démocratie. Paris: Gallimard; 1987. 260 p.
11 Dayan D. La terreur spectacle. Terrorisme et télévision. Louvain-la-Neuve (Belgique): De Boeck Supérieur éditeur; 2006. 320 p.
12 Lamy A. Les spécificités du traitement médiatique dans l’urgence. L’exemple des attentats du 11 septembre 2001. Communication & Organisation. 2006;(29):108-22.
13 Woods J. Freaking out: A decade of living with terrorism. Washington DC: Potomac Books, 2012. 192 p.
14 Aldeghi I, Guisse N, Hoibian S, Jauneau Cottet P, Maes C. Baromètre DJEPVA sur la jeunesse 2016. Collection des Rapports n°R332. Paris: Credoc;2016. 140 p. https://www.credoc.fr/publications/barometre-djepva-sur-la-jeunesse-2016
15 Hoibian S. Les Français en quête de lien social. Baromètre de la cohésion sociale 2013. Collection des Rapports n°R292. Paris Credoc;2013. 105 p. https://www.credoc.fr/publications/les-francais-en-quete-de-lien-social-barometre-de-la-cohesion-sociale-2013
16 Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail. Enquête européenne sur la qualité de vie 2012. European Quality of Life Survey (EQLS) 2012. Eurofound, 2012. [Internet]. https://www.eurofound.europa.eu/fr/surveys/european-quality-of-life-surveys/european-quality-of-life-survey-2012
17 Commission européenne, Direction de l’Emploi, des Affaires sociales et de l’Inclusion. Special Eurobarometer 408: Social climate. TNS Opinion & Social. 2013. 160 p. http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/ebs/ebs_408_en.pdf
18 Hoibian S. Le modèle social à l’épreuve de la crise. Baromètre de la cohésion sociale 2014. Collection des Rapports n°R312. Paris: Crédoc; 2014. 77 p. https://www.credoc.fr/publications/le-modele-social-a-l-epreuve-de-la-crise-barometre-de-la-cohesion-sociale-2014
19 Tiberj V. Une France moins xénophobe ? Collège de France. La Vie des Idées. 2017. [Internet]. http://www.laviedesidees.fr/Une-France-moins-xenophobe.html
20 Bianquis G, Castell L. Les attentats nous terrorisent-ils ? L’impact des attentats du 13 novembre 2015 sur l’opinion publique. Drees: Les Dossiers de la Drees n°24. 2018. 43 p. https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/etudes-et-statistiques/publications/les-dossiers-de-la-drees/article/les-attentats-nous-terrorisent-ils-l-impact-des-attentats-du-13-novembre-2015

Citer cet article

Hoibian S, Brice Mansencal L, Millot C, Truc G, Groupe 13-Novembre, Eustache F, et al. L’empreinte des attentats du 13 novembre 2015 sur la société française. Bull Epidémiol Hebd. 2018;(38-39):772-81. http://invs.santepublique
france.fr/beh/2018/38-39/2018_38-39_5.html