Origine et fréquence des repas des personnes sans domicile en France : analyse des données de l’enquête « Sans-domicile 2012 »
// Frequency and source of meals of homeless people in France: the “2012 Homeless Survey”
Résumé
Introduction –
Chez les personnes en situation de précarité, les difficultés d’accès à l’alimentation, d’origine multiple, sont souvent concomitantes à celles d’accès au logement. En s’appuyant sur les données de l’enquête « Sans-domicile 2012 », l’objectif de ce travail était de décrire l’origine et la fréquence des repas des personnes sans domicile en France en 2012, ainsi que les facteurs associés à la fréquence de leurs repas.
Méthode –
Cette enquête a été réalisée par questionnaires administrés en face-à-face auprès d’un échantillon aléatoire de 4 419 personnes sans domicile. Les données relatives à l’alimentation sont issues d’un semainier détaillant la fréquence et les types de repas consommés, ainsi que les lieux où la personne avait mangé le matin, le midi et le soir pour tous les jours de la semaine précédant l’enquête. Des analyses, réalisées sur les données pondérées afin de tenir compte de la fréquentation des types de services, permettent de décrire les sources et la fréquence des approvisionnements alimentaires. L’association entre la fréquence des repas et les variables sociodémographiques a été analysée par régression logistique multinomiale.
Résultats –
L’analyse montre que 68,0% de la population enquêtée déclarait avoir pris 3 repas par jour tous les jours de la semaine ayant précédé l’enquête ; 20,0% déclaraient avoir consommé 2 ou 3 repas par jour selon les jours ; 10,0% déclaraient un nombre de repas variable, de 1 à 3 par jour selon les jours, tandis que 2,0% avaient connu au moins une journée entière sans manger. La majorité des repas étaient pris sur le lieu d’hébergement de la personne et/ou dans le cadre de distributions gratuites. La fréquence des repas était associée à différentes caractéristiques sociodémographiques (âge, situation familiale, niveau d’études), le type d’hébergement étant le plus fortement associé.
Conclusion –
Cette étude souligne les liens entre l’hébergement et l’origine et la fréquence des repas chez les personnes sans domicile en France et rappelle l’importance des dispositifs de prise en charge et des structures d’aide dans l’accès à l’alimentation des plus démunis.
Abstract
Introduction –
The determinants of housing instability and food insecurity are similar, so poor people accumulate both housing and food access difficulties. Based on the data of the “2012 Homeless Survey”, the aim of this work was to describe the frequency and source of meals of French homeless people in 2012, along with to the identification of factors associated with the meal frequency.
Method –
This survey was realized by face to face interviews and questionnaires among a random sample of 4,419 homeless people. Data relative to food supplies arise from a list detailing the type and meals frequency, and the places where the person had eaten in the morning, noon and evening of each day in the last week. Analyses were realized on weighted data to describe sources and frequency of food supplies. The association between meals frequency and socioeconomic factors was analysed by multinomial logistic regression.
Results –
The analysis shows that 68.0% of the investigated population declared to have eaten 3 meals per day every day of the week preceding the survey; 20.0% declared to have consumed 2 or 3 meals per day from day to day; 10.0% a variable number of meals from 1 to 3 per day, whereas 2.0% declared at least a whole day without eating. The majority of the meals were taken on the people’s place of residence and/or in food assistance services. The meals frequency was associated with various socioeconomic factors (age, family status, education level), among which the type of housing was the most strongly associated.
Conclusion –
This study underlines the links between housing and food supplies among homeless people in France and highlights the importance of assistance programs for the food access of the most deprived individuals.
Introduction
L’alimentation est un déterminant de la santé important, puisqu’une alimentation adéquate s’accompagne d’un bon état nutritionnel, ce qui influe sur l’état de santé en réduisant notamment les risques de maladies chroniques 1. Or, les consommations alimentaires sont variables au sein de la population selon lescaractéristiques sociodémographiques, culturelles et économiques des individus. Les populations précaires sont ainsi particulièrement à risque de se trouver en situation d’insécurité alimentaire, reconnue pour être défavorable à la santé 2,3,4.
Les difficultés d’accès à l’alimentation sont d’origine multiple (conditions de vie, niveau d’études, situation familiale…) et sont souvent concomitantes à celles d’accès au logement. Plusieurs études nord-américaines ont ainsi décrit les apports nutritionnels, le statut pondéral et la santé des personnes sans domicile 5,6,7, mais seuls quelques travaux récents portent spécifiquement sur leur accès à l’alimentation. Ces travaux décrivent notamment les différents moyens d’acquisition des denrées alimentaires (aide alimentaire, distribution de repas, colis, bons, mendicité, vols…), les facteurs associés à ces différents accès (facteurs sociodémographiques, conditions de vie, environnement, expérience et ancienneté de la vie dans la rue) et la répartition des apports nutritionnels selon les sources d’approvisionnement alimentaire 8,9,10. Par ailleurs, l’accès à l’alimentation pourrait dépendre du type d’hébergement des personnes sans domicile (hébergement collectif, foyer, hôtel, squat…), celui-ci conditionnant notamment l’accès à l’information, aux structures d’aide ou les possibilités de stockage et de préparation des denrées alimentaires 9.
En France, les données disponibles relatives à l’alimentation et à la nutrition des personnes sans domicile sont issues d’enquêtes menées auprès de populations en situation de précarité. L’enquête Abena, réalisée en 2004-2005 11 puis en 2011-2012 12,13 sur l’alimentation et l’état nutritionnel des bénéficiaires de l’aide alimentaire, ne portait pas exclusivement sur des personnes sans logement. L’étude Enfams (S. Vandentorren et coll. dans ce même numéro), réalisée en 2013 14,15, a porté quant à elle uniquement sur les familles avec enfants hébergées dans la région francilienne. Enfin, l’étude menée en 2014 par Médecins du Monde 16 s’est adressée spécifiquement aux personnes prises en charge dans sept Centres d’accueil de soins et d’orientation de Médecins du Monde, quelle que soit leur situation par rapport au logement.
En 2001, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) a réalisé la première enquête nationale européenne sur un échantillon représentatif de personnes sans domicile 17. A été considérée comme « sans-domicile », dans le cadre de cette enquête, toute personne dormant dans un lieu non prévu pour l’habitation (espace public ou hébergement de fortune) ou étant prise en charge par un organisme fournissant un hébergement gratuit ou à faible participation, incluant les chambres ou dortoirs dans les structures d’hébergement collectif, les chambres d’hôtel, les places en foyers ou les logements mis à disposition par des associations, des collectivités locales ou des communautés, à l’exclusion des hébergements du dispositif national d’accueil (centres d’accueil pour demandeurs d’asile et centres provisoires d’hébergement). L’objectif était de décrire les conditions de vie et les difficultés d’accès au logement des individus enquêtés. Cette enquête a été reconduite par l’Insee et l’Institut national d’études démographiques (Ined) au cours de l’hiver 2012-2013 18, et élargie à un public non francophone, ainsi qu’aux distributions de petits déjeuners, haltes de nuit et services mis en oeuvre dans le cadre du Plan Grand froid.
L’enquête Sans-domicile 2012 (SD2012) a consisté en plusieurs étapes de collecte de données, auprès des personnes francophones, d’une part, et auprès des personnes non francophones, d’autre part. Pour les personnes francophones, des entretiens en face-à-face ou la remise de questionnaires auto-administrés en cas de refus de cet entretien, ont été mis en oeuvre. Pour les personnes sans domicile non francophones, les données ont été collectées via les questionnaires auto-administrés disponibles en 14 langues.
Cet article décrit l’origine et la fréquence des repas des personnes sans domicile en France en 2012, ainsi que les facteurs associés à la fréquence des repas, à partir des données recueillies auprès des personnes francophones lors des entretiens en face-à-face de l’enquête SD2012. Les données collectées via les questionnaires auto-administrés ne sont pas présentées ici.
Méthode
Échantillon
L’enquête SD2012 a porté sur des personnes âgées de 18 ans et plus, vivant dans une agglomération de plus de 20 000 habitants et ayant fréquenté, au moins une fois pendant la période de l’enquête, un service d’hébergement, une halte de nuit ou un point de distribution de repas ou de petits déjeuners (point fixe ou itinérant) 18. L’échantillon a été constitué par un tirage au sort à trois degrés : tirage au sort des agglomérations, des services et jours d’ouverture (d’après la création, en amont, d’une base des services d’aide incluant les jours d’accueil du public), puis des individus sur place le jour de l’enquête.
La collecte des données a été réalisée au moyen de questionnaires administrés en face-à-face dans le cadre d’un entretien d’une durée d’une heure auprès du public francophone (n=4 500). Les informations recueillies concernaient les caractéristiques sociodémographiques, les conditions de vie (logement, hébergement, fréquence et types de repas, approvisionnements alimentaires), les données socioéconomiques (y compris revenus, aides), les événements de vie et la santé des personnes enquêtées.
Sélection des variables
Les variables sociodémographiques retenues pour ces analyses étaient le sexe, l’âge, le lieu de naissance, la situation familiale, la situation professionnelle et le niveau d’études de la personne enquêtée. Deux variables ont par ailleurs été créées par agrégation de variables existantes. La première portait sur le type d’hébergement, basé sur le lieu d’habitation la nuit précédant l’enquête. Les personnes vivant dans un squat ou dans un logement mobile (caravane, péniche, mobil-home, baraque de chantier) et ayant déclaré avoir la possibilité de cuisiner sur place, ont été regroupées avec celles ayant un logement. La seconde variable portait sur le fait de bénéficier ou non d’une aide alimentaire en dehors des repas distribués par les services enquêtés : il s’agit d’un cumul des variables relatives aux bons alimentaires, colis, tickets restaurant, récupération de nourriture et recours aux épiceries sociales.
Les données relatives à l’alimentation émanaient d’un semainier détaillant, pour tous les jours de la semaine précédant l’interview, la fréquence des repas (un « repas » étant entendu au sens large, incluant la consommation de sandwichs, les collations et les repas cuisinés) et les lieux où la personne avait mangé le matin, le midi et le soir (exemple : repas pris à un point de distribution gratuite, à domicile, chez un tiers, lors d’une maraude etc.). Si la personne déclarait ne pas avoir mangé au moins une fois dans la semaine lors du déjeuner ou du dîner, des questions supplémentaires lui étaient posées quant aux raisons de l’absence de ces repas.
Analyses statistiques
Les informations permettant de connaître les caractéristiques des non-répondants (francophones ayant refusé, non-francophones) n’étaient pas encore disponibles au moment de la rédaction de l’article. Les données disponibles concernaient les 4 419 individus francophones ayant réalisé l’entretien en face-à-face. Les analyses descriptives ont été réalisées sur les 4 335 individus pour lesquels des semainiers étaient exploitables (98,1%) et les analyses multivariées sur les facteurs associés à la fréquence des repas, sur les 4 028 présentant des données complètes pour les variables étudiées (91,2% de l’effectif total ; figure 1).
Les analyses ont été réalisées en utilisant les pondérations fournies par l’Insee, calculées par la méthode de partage des poids, pour tenir compte de la fréquentation des structures au cours de la semaine précédant l’enquête, et par calage sur les variables suivantes : type de service (hébergement dispersé, hébergement regroupé, restauration), lieu (Paris, province) et genre (homme, femme). Les comparaisons hommes/femmes ont été effectuées par un test de Rao-Scott. L’analyse des associations entre la fréquence des repas et les variables sociodémographiques a été réalisée par une régression logistique multinomiale, avec un calcul des rapports de risques relatifs (RRR). Les variables présentant une significativité p<0,20 en analyse univariée ont été retenues pour être incluses dans le modèle multivarié. Les analyses ont été réalisées avec le logiciel Stata® V12.
Résultats
Données sociodémographiques
Sur les 4 335 personnes présentant un semainier exploitable, 1/3 était des femmes et 2/3 des hommes (tableau 1). Elles étaient majoritairement nées en France (57,9%), et pour plus des trois quart sans emploi (77,7%) et avec un niveau d’études inférieur au baccalauréat (82,7%). Les femmes étaient globalement plus jeunes et leur situation familiale différait de celle des hommes, de même que la nature de leur hébergement : les femmes étaient plus fréquemment accompagnées d’enfants et davantage hébergées en logement personnel (tableau 1). Enfin, une aide alimentaire (hors repas distribués par les services enquêtés) était perçue par la moitié de la population, sans différence entre les hommes et les femmes.
Fréquence des repas
L’analyse des semainiers a montré que 68,0% de la population enquêtée déclarait avoir pris 3 repas par jour tous les jours de la semaine (figure 2). Ils étaient 88,0% à avoir consommé au moins 2 repas par jour tous les jours et 98,0% à avoir consommé au moins 1 repas par jour. Par conséquent, 2,0% de la population avait connu au moins une journée sans manger au cours de la semaine précédant l’enquête (figure 2). Par ailleurs, 16,4% ont déclaré n’avoir jamais mangé 3 repas au cours d’une même journée dans la semaine précédente.
Lieux et origine des repas
La plupart des repas (81,4% des petits déjeuners, 63,4% des déjeuners et 77,9% des dîners) ont été pris sur le lieu de vie de la personne, que ce soit en logement individuel ou dans le cadre d’un hébergement collectif. Les repas provenant des distributions gratuites, maraudes ou « point-soupe », représentaient en moyenne 6,5% des petits déjeuners, 11,4% des déjeuners et 7,8% des dîners. Les autres sources ou lieux de consommation (repas pris chez un tiers, au travail, dans un café ou un restaurant, ou dans l’espace public hors maraude) représentaient chacun moins de 9,5% des petits déjeuners, déjeuners et dîners.
Repas manquants
Près de 1/3 de la population (32,0%) a déclaré ne pas avoir consommé au moins 1 repas au cours de la semaine précédant l’enquête. Les repas manquants concernaient davantage les petits déjeuners et déjeuners que les dîners : 9,1% des individus ont déclaré avoir manqué au moins 1 dîner dans la semaine, 19,1% au moins 1 petit déjeuner et 20,9% au moins 1 déjeuner (figure 3). Les principales raisons invoquées pour ne pas avoir mangé le midi ou le soir étaient : ne pas avoir faim (30,0% des répondants), un manque d’argent (27,8%), un manque d’information (méconnaissance des dispositifs existants) ou d’accès aux services de distribution de repas pour 5,8%. Par ailleurs, 30,0% des individus n’ont pas apporté de réponse précise à cette question.
Analyse des associations entre la fréquence des repas et les données sociodémographiques
La consommation de 3 repas par jour tous les jours de la semaine précédant l’enquête, qui est la modalité de référence de la régression logistique multinomiale, concerne 70,6% de l’échantillon retenu pour les analyses multivariées. Les deux autres modalités concernent une consommation de 2 ou 3 repas par jour, tous les jours de la semaine précédant l’enquête (18,8%) et de 0 à 3 repas par jour, selon les jours de la semaine précédant l’enquête (10,6%). Le tableau 2 présente les résultats des régressions logistiques multinomiales, uni- et multivariées. Les régressions univariées ont conduit à retirer la variable « lieu de naissance » comme variable explicative de la fréquence des repas (p>0,20).
L’analyse des RRR montre que les personnes de 18-24 ans avaient 2,5 fois plus de risque de consommer 2 ou 3 repas par jour selon les jours de la semaine, et près de 5 fois plus de risque de consommer 0 à 3 repas par jour selon les jours de la semaine, en comparaison de celles de 55 ans et plus. Les autres facteurs associés à la consommation de 2 à 3 repas par jour selon les jours de la semaine, en comparaison de 3 repas par jour tous les jours, étaient le fait de vivre seul, de ne pas travailler, d’être hébergé en chambre d’hôtel ou de vivre dans la rue (« lieux non prévus pour l’habitation »).
Les facteurs associés à la consommation de 0 à 3 repas par jour selon les jours de la semaine, en comparaison de 3 repas par jour tous les jours, en plus de l’âge précédemment évoqué, étaient le fait d’être hébergé en hôtel ou de vivre dans la rue. Ainsi, dormir dans des lieux non prévus pour l’habitation augmentait de plus de 11 fois le risque d’appartenir à cette catégorie. Enfin, un niveau d’études inférieur au collège, le fait de vivre entre adultes d’une même famille et être une femme étaient associés à un moindre risque de consommer de 0 à 3 repas par jour selon les jours de la semaine en comparaison de 3 repas par jour tous les jours. La variable relative à l’aide alimentaire, bien que significative dans l’analyse univariée, n’apparaît plus significative après ajustement dans le modèle multivarié.
Discussion
L’étude des caractéristiques sociodémographiques des personnes sans domicile en France en 2012 rend compte d’une population relativement jeune, majoritairement née en France, avec un niveau d’études inférieur au baccalauréat et en grande majorité sans emploi. La plupart des personnes sans domicile, telles que définies dans le cadre de cette enquête, étaient hébergées dans un logement personnel généralement mis à disposition par une association ou dans une structure collective, de façon différenciée selon le sexe des individus. Les femmes sans domicile, plus fréquemment accompagnées d’enfants, bénéficiaient en effet de conditions d’hébergement a priori plus stables que les hommes. Elles étaient davantage hébergées en logement personnel et étaient moins fréquemment sans abri, bénéficiant d’un hébergement en chambre d’hôtel lorsqu’elles ne disposaient pas de logement pérenne 19.
Ces données mettent en lumière les liens étroits entre hébergement et alimentation, et soulignent l’importance des dispositifs de prise en charge et des structures d’aide auprès de cette population. Plus de 90% des personnes sans domicile enquêtées avaient été hébergées, même provisoirement, la nuit précédant l’enquête 19. Cette situation influence considérablement l’accès à une alimentation régulière puisque la grande majorité des repas consommés l’étaient sur le lieu de vie de la personne, que ce soit en logement individuel ou dans le cadre d’un hébergement collectif. Les services de distribution de repas, qu’ils soient fixes ou itinérants (distribution gratuite, maraude, point-soupe…), renforçaient par ailleurs le dispositif d’accès à l’alimentation puisqu’ils représentaient le deuxième lieu de prise de repas.
Près de 9 personnes sur 10 avaient mangé au moins 2 repas par jour tous les jours la semaine précédant l’enquête. L’étude Abena réalisée en 2011-2012 sur les bénéficiaires de l’aide alimentaire rapportait des résultats similaires : 88,4% des personnes interrogées déclaraient avoir pris au moins 2 repas la veille de l’interrogatoire 13. Ces chiffres sont toutefois inférieurs à ceux relevés en population générale : selon le Baromètre Santé nutrition réalisé en 2008 par l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes), 98,9% des personnes interrogées avaient pris au moins 2 repas la veille de l’interrogatoire 20. Chez les personnes sans domicile, les repas manquants concernaient davantage les petits déjeuners, inexistants chez 10% de la population enquêtée, et les déjeuners, dont la consommation était plus fluctuante, probablement en lien avec de moindres opportunités de restauration (plusieurs services et centres d’hébergement ne dispensant pas de repas le midi). Les raisons invoquées à l’absence de déjeuner ou de dîner faisaient d’ailleurs référence, pour 1/3 des personnes, à un manque d’argent ou à un manque d’information quant aux services de distribution de repas existants. Ils étaient également 30% à déclarer ne pas avoir eu faim pour expliquer une absence de repas, ce qui peut rendre compte d’une éventuelle gêne à l’idée d’exprimer ses difficultés ou laisser supposer une forme d’adaptation contrainte à une prise irrégulière de repas.
L’analyse de l’association entre les variables sociodémographiques et la fréquence des repas consommés montre des disparités d’accès à l’alimentation, même dans cette population. Ainsi, les individus de 18 à 24 ans étaient davantage susceptibles de s’alimenter de manière irrégulière que ceux de 55 ans et plus. Cette observation reflète probablement une plus grande instabilité de leurs conditions de vie, les plus jeunes étant moins fréquemment hébergés en logement personnel en comparaison de leurs aînés. Le type d’hébergement est en effet la variable présentant l’association la plus forte avec la fréquence des repas consommés. Si le fait de vivre seul et le fait de ne pas travailler étaient liés à celui de ne consommer que 2 ou 3 repas par jour tous les jours (en comparaison de 3 repas par jour tous les jours), c’est surtout l’absence de logement qui était associée à une moindre fréquence des repas. Les personnes hébergées en hôtel ou dormant dans des lieux non prévus pour l’habitation étaient en effet plus à risque de s’alimenter de manière irrégulière, ne bénéficiant pas, comme les personnes hébergées dans les structures collectives, d’un accès sur place aux distributions de repas, en particulier des petits déjeuners et dîners.
Il apparaît que le fait de vivre entre adultes d’une même famille « protégeait » les personnes d’une trop grande irrégularité dans les prises de repas (risque de consommer de 0 à 3 repas par jour selon les jours en comparaison de 3 repas par jour tous les jours). Cette situation peut en effet permettre d’optimiser les recours aux différentes distributions alimentaires en vue d’en partager les bénéfices collectivement, contrairement à un adulte vivant seul et devant faire face seul à ses difficultés. Enfin, l’effet protecteur d’un niveau d’études inférieur au collège pourrait s’expliquer par le fait que cela concernait davantage les personnes âgées de 55 ans et plus (par ailleurs plus à même de bénéficier de conditions de logement et d’accès à l’alimentation plus stables), mais l’ajustement sur l’âge du modèle multivarié ne semble pas atténuer pour autant cette association.
Ces résultats sont difficiles à interpréter du fait d’un manque de données détaillées sur les sources et le contenu des différents approvisionnements alimentaires des personnes enquêtées. En effet, l’enquête SD2012 étant dévolue à l’étude de l’accès au logement et aux conditions de vie des usagers des services d’hébergement ou de distribution de repas, les données collectées répondent prioritairement à ces objectifs. Par ailleurs, malgré un élargissement de l’enquête en 2012 aux services de distributions de repas (incluant les petits déjeuners), les personnes enquêtées restent très majoritairement des personnes sans domicile hébergées. Les sans-abri représentaient en effet moins de 10% de l’échantillon, ce qui laisse supposer que les personnes vivant à la rue sont, pour la plupart, fortement désocialisées, sans aucun lien avec l’ensemble des services ici enquêtés. Pour connaître davantage la population des personnes sans abri, il serait nécessaire d’élargir cette enquête aux services itinérants allant à la rencontre des personnes vivant dans la rue. Cette démarche a fait l’objet d’une enquête spécifique réalisée par l’Ined en 2013 (Étude dans les services itinérants de jour et de nuit, Maraudes 2013) dont les résultats n’ont pas encore été publiés. Enfin, la mise à disposition des données des questionnaires auto-administrés remplis par 4 200 personnes francophones ayant refusé les entretiens en face-à-face et 1 500 personnes non francophones permettra également d’enrichir cette analyse et de compléter la connaissance sur l’approvisionnement alimentaire de ces populations.
Conclusion
Sans porter spécifiquement sur la nutrition des personnes en situation de grande précarité, l’enquête SD2012 permet toutefois d’aborder la problématique de l’accès à l’alimentation des personnes sans domicile. Cette étude met en exergue les liens entre hébergement et alimentation. Elle souligne l’importance des services d’aide et l’intérêt d’agir sur les conditions d’hébergement (y compris sur les possibilités de cuisiner et de conserver des aliments) pour favoriser l’accès à l’alimentation des plus démunis. La population des personnes sans domicile a été estimée, dans le cadre de cette enquête, à 141 500 individus en France métropolitaine en 2012, ce qui rend compte d’une augmentation de 50% depuis 2001. Dans ce contexte, il paraît indispensable de renforcer les dispositifs d’aide en direction des personnes sans domicile, et d’encourager le développement de structures offrant une prise en charge complète, associant un hébergement stable à un accès à une alimentation régulière.
Remerciements
À l’Insee et l’Ined, producteurs des données de l’enquête « Sans-domicile 2012 », et au Centre Maurice Halbwachs – Archives de données issues de la statistique publique (ADISP-CMH), diffuseur des données via le Réseau Quételet.