Estimation du nombre de décès de personnes sans domicile en France, 2008-2010
// Estimating the number of homeless deaths in France, 2008-2010
Résumé
Introduction –
Bien que le nombre de personnes sans domicile ait augmenté de 50% entre 2001 et 2012 en France, il existait peu d’études descriptives portant sur la mortalité au sein de cette population. Les études anglo-saxonnes montrent que l’absence de chez-soi est associée à un risque élevé de mortalité prématurée. L’objectif de cette étude était d’estimer le nombre de décès de personnes sans domicile en France entre 2008 et 2010.
Méthode –
La méthode de capture-recapture a été utilisée pour estimer le nombre de décès de personnes sans domicile en France à partir de deux sources de données indépendantes. La première source était la base de données du Collectif Les morts de la rue et la deuxième était extraite de la base nationale des causes médicales de décès du CépiDc-Inserm. Les sources ont été appariées en utilisant un algorithme basé sur différentes combinaisons de variables communes aux deux sources.
Résultats –
Le nombre de décès de personnes sans domicile en France entre 2008 et 2010 a été estimé à 6 730 (IC95%: [4 381-9 079]). L’exhaustivité de chaque source, séparément, est inférieure à 20%.
Conclusion –
En l’absence d’un registre exhaustif de décès des personnes sans domicile, cette méthode a permis d’estimer un ordre de grandeur de la mortalité au sein de cette population. Cette méthode, reproductible et employée avec deux bases de données produites en routine, pourrait être utilisée dans la surveillance de l’évolution de la mortalité au sein de cette population.
Abstract
Introduction –
While the homeless population of France has increased by 50% between 2001 and 2012, there was no study dealing on homeless mortality. Anglo-Saxon studies have shown that homelessness is associated with a high risk of premature death. The aim of this study was to estimate the number of homeless deaths in France between 2008 and 2010.
Methods –
We used the capture-recapture method to estimate the number of homeless deaths in France using two independent sources. The first one, an associative register of homeless deaths was matched with the national exhaustive database of the medical causes of death, using an algorithm based on several matching approaches of various combinations of variables.
Results –
The estimated number of homeless deaths between 2008 and 2010 was 6,730 (95%CI: [4,381-9,079]). The completeness of the two sources considered separately was less than 20%.
Conclusion –
In the absence of a register of homeless deaths, the capture-recapture method provided an order of magnitude for evaluating mortality in this population. This reproducible method used with two routinely produced databases may therefore be used to monitor the mortality of the homeless population.
Introduction
Selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), le nombre de personnes sans domicile vivant en France a augmenté de 50% entre 2001 et 2012 1. Une personne est qualifiée de sans-domicile un jour donné « si la nuit précédente elle a eu recours à un service d’hébergement ou si elle a dormi dans un lieu non prévu pour l’habitation (rue, abri de fortune…) » 2. Près d’un tiers sont des enfants ; un quart des adultes travaillent, mais ont des emplois le plus souvent précaires, peu qualifiés et peu rémunérés 1.
Bien que les études épidémiologiques s’intéressant à cette population soient assez éparses en France 3, elles constituent un corpus conséquent dans les pays anglo-saxons et dans certains pays d’Europe du Nord 4. Les études portant sur la mortalité des personnes sans domicile indiquent un risque de mortalité prématurée. Elles montrent également que les principales causes de décès sont les maladies cardio-vasculaires, les accidents, les intoxications et les suicides.
Dans ce contexte, le Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès (CépiDc-Inserm) a mené une première étude à partir des données fournies par le Collectif Les morts de la rue visant à décrire la mortalité au sein de cette population difficile à investiguer, notamment par les enquêtes menées en population générale 5,6. Cet article en reprend les principaux éléments, précédemment publiés 7, dont l’objectif était d’estimer le nombre de décès de personnes sans domicile en France de 2008 à 2010 en utilisant la méthode de capture-recapture.
Méthode
La méthode utilisée pour cette étude est exposée de façon plus extensive dans un article précédemment publié 7.
Les données du Collectif Les morts de la rue (source A)
Le Collectif Les morts de la rue (CMDR) 8, créé en 2002, est une association collectant des données sur les décès des personnes sans domicile. Ses objectifs sont multiples : mettre en oeuvre les moyens et actions nécessaires à la recherche, alerter sur les causes de décès de ces personnes, leurs assurer des funérailles dignes et accompagner les proches en deuil et leur entourage. Les sources d’information du CMDR sont de nature variée : associations, institutions ou particuliers peuvent l’informer par téléphone ou par courriel. Dans le cas où le CMDR apprend un décès par la voie médiatique, il contacte les services s’adressant à cette population afin d’obtenir des informations sur le contexte du décès. La base de données du CMDR est, à ce jour, la plus exhaustive au niveau national, sans pour autant être complète. Le CMDR n’ayant pas pour objectif la réalisation d’études épidémiologiques, son fichier contient un nombre important de décès pour lesquels certaines notions ne sont pas renseignées, en particulier les causes du décès.
De janvier 2008 à décembre 2010, le CMDR a recensé 1 145 décès de personnes sans domicile (au sens de la définition de l’Insee), qu’elles soient décédées dans la rue ou non, soit environ 380 décès par an (source A).
Les données du CépiDc-Inserm (source B)
Le CépiDc traite l’ensemble des certificats de décès survenant sur le territoire français. Le décès est obligatoirement certifié par un médecin. Le certificat de décès est composé de deux parties, l’une administrative et l’autre médicale. La base nationale des causes de décès du CépiDc est issue des données anonymisées et recueillies à partir de la partie médicale des certificats de décès. De janvier 2008 à décembre 2010, le CépiDc a traité plus de 1,6 million de certificats de décès. Parmi eux, 241 mentionnaient que la personne était sans domicile (hébergée ou vivant dans la rue) (source B). Les causes médicales de décès sont codées par des codeurs du CépiDc-Inserm, selon la 10e version de la Classification internationale des maladies (CIM-10) de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Les causes de décès rapportées par le médecin sur le certificat sont de deux types : la cause initiale (qui a entraîné le décès) et les causes associées (ayant joué un rôle dans le décès). Le code de la CIM-10 correspondant à la mention « sans-domicile » est Z59.0. Suivant les règles de l’OMS, les médecins certifiant le décès reportent la mention « sans-domicile » lorsqu’ils considèrent que les conditions de vie sans domicile ont joué un rôle dans le décès de la personne.
Appariement des sources A et B
Les variables utilisées pour l’appariement, et communes aux deux bases, étaient l’âge, le genre, les dates de naissance et de décès, les communes de naissance et de décès ainsi que le lieu du décès (logement, hôpital, rue…).
L’accès aux deux bases utilisées étant règlementé, l’étude a été approuvée par la Commission nationale de l’Informatique et des libertés (autorisation Cnil n°1535174).
Principe de la méthode de capture-recapture
La méthode de capture-recapture est utilisée en épidémiologie afin d’estimer la taille inconnue d’une population, à partir d’au moins deux sources indépendantes et non exhaustives, sur une période et un territoire donnés 9. Une estimation de la taille de la population totale peut être obtenue à partir du nombre de décès dans chaque source NA et NB et du nombre d’observations présentes dans les deux sources NAB, selon la formule :
Les conditions d’applications de la méthode de capture-recapture sont les suivantes :
- indépendance des sources : la probabilité qu’une observation soit répertoriée dans une des deux sources ne dépend pas de la probabilité d’être sur une autre liste ;
- homogénéité de capture : toutes les personnes de la population étudiée ont les mêmes chances d’être observées dans n’importe quel échantillon. Elle a été évaluée en comparant les distributions de la mortalité selon le sexe, l’âge, le lieu de décès et la région entre la base du CMDR et celle du CépiDc. Elle a ensuite été prise en compte dans l’estimation du nombre de décès de personnes sans domicile en stratifiant l’estimation par grande zone géographique de décès ;
- appariement parfait : les personnes désignées par une source peuvent être parfaitement appariées à celles signalées par une autre source, sans qu’il y ait risque d’erreur ;
- population « close » : il n’existe pas de mouvement de population.
Identification des cas communs
Les cas communs sont les décès recensés par le CMDR, appariés au fichier national du CépiDc, et dont le certificat de décès comporte la caractéristique « Z59.0 ». Afin d’identifier les cas communs aux deux sources, ces dernières doivent être appariées. En l’absence d’identifiant direct dans le fichier du CépiDc (données non nominatives), les deux fichiers ne peuvent pas être directement appariés. L’appariement a été réalisé grâce à plusieurs combinaisons de variables communes aux deux sources (âge, genre, dates de naissance et de décès, commune du décès). Un algorithme d’appariement a recherché, pour chaque observation du CMDR (NA=1 145), une correspondance dans la base nationale du CépiDc (n=1,6 million). Sur les 1 145 observations du CMDR, 754 décès ont été retrouvés dans la base entière du CépiDc, ce qui a permis d’exclure les observations identifiables du fait des données manquantes. La méthode de capture est finalement appliquée à partir de la source B (inchangée) et la source A’ constituée des 754 observations de la source A qui ont pu être appariées à la base entière du CépiDc.
Résultats
L’étude de la condition d’homogénéité de capture a montré que la distribution par âge et sexe était similaire dans les deux sources (p<0,001). En revanche, la proportion de décès observée en Île-de-France était significativement plus grande dans la base du CMDR que dans la base du CépiDc (48% vs 24%) alors qu’elle était plus faible dans la région Nord (9% vs 20%) (p<0,001).
Le croisement de la source A’ (NA’=754) et de la source B (NB=241) a permis d’identifier 27 décès communs aux deux sources (figure). D’après la méthode de capture-recapture, 6 730 personnes sans domicile seraient décédées en France de 2008 à 2010 (IC95%: [4 381-9 079]). En stratifiant l’estimation sur la région, le nombre total estimé est de 6 316 (IC95%: [3 967-8 665]) (tableau).
Le CépiDc recensait ainsi 241 décès chez les personnes sans domicile sur 6 730 décès estimés, ce qui représente une exhaustivité de 4% (IC95%: [3-6]). Le CMDR recensait 754 décès sur 6 730 soit 11% (IC95%: [8-17]) des décès. Cette estimation ne prend en compte que les 754 décès appariés et non les 1 145 décès (car il serait impossible de déterminer, parmi les non appariés, le nombre de décès comportant un code « Z59.0 »). Cependant, concernant l’exhaustivité des sources, il est plus juste de considérer que le CMDR recensait 1 145 décès sur 6 730 et que son taux d’exhaustivité était de 17%. Par ailleurs, la stratification territoriale mettait en évidence que le CMDR était deux fois plus exhaustif en région parisienne.
Discussion
La méthode de capture-recapture a permis d’estimer le nombre de décès de personnes sans domicile en France à plus de 6 000 entre janvier 2008 et décembre 2010, soit plus de 2 000 décès par an. Cette estimation, bien qu’assez imprécise, dépasse largement le nombre de décès recensés individuellement par les sources utilisées dans cette étude. Ce résultat laisse penser à une possible surestimation. Toutefois, le réseau informant le CMDR ne recouvre pas la France entière, ce qui est concordant avec une estimation du taux d’exhaustivité faible (17%).
Amélioration de l’exhaustivité des sources de données
L’exhaustivité du CépiDc sur la collecte du statut « sans-domicile » de la personne ne pourra probablement pas être améliorée. Le seul moyen d’améliorer le report de cette caractéristique serait d’introduire un emplacement spécifique sur le certificat de décès concernant le statut sans-domicile, ce qui n’est pas envisageable à ce jour. En revanche, le CMDR prévoit l’extension de son réseau d’information, ce qui permettra d’augmenter l’exhaustivité de sa base et d’améliorer sa standardisation.
Amélioration de la précision des estimations
L’estimation du nombre de décès est assez imprécise, au vu de l’amplitude de son intervalle de confiance. Depuis 2012, le CMDR a mis en place un projet intitulé « Dénombrer et décrire » dont l’objectif est de standardiser le recueil de données. Ce projet a permis l’élaboration d’un formulaire afin de signaler un décès d’une personne sans domicile. L’équipe du CMDR remplit de façon systématique un questionnaire et saisit les données sur une plateforme en ligne (VoozanooTM, Epiconcept). Ce travail devrait permettre d’améliorer la qualité de l’appariement et donc la précision de l’estimation pour les prochaines années.
Taux de mortalité
L’absence de données renseignant le nombre de personnes sans domicile vivant en France sur cette période ne permet pas d’estimer un taux de mortalité, rendant ainsi difficile l’interprétation de l’ampleur de ce résultat et la comparaison avec d’autres pays. L’estimation la plus récente est celle de l’Insee en 2012, avec 81 000 adultes sans domicile vivant en France 1. Cependant, il n’existe pas d’estimation de la taille de cette population sur la période d’étude (2008-2010). La structure et la taille de cette population évoluent très rapidement 10. En particulier, durant la dernière décennie, les familles sans domicile constituent le segment de cette population qui croît le plus rapidement à Paris. Par ailleurs, la définition de la population sans domicile dans notre étude est différente de celle de l’étude de l’Insee recensant les personnes sans domicile. L’étude de l’Insee n’inclut ni les personnes vivant dans la rue qui n’utilisent pas les services s’adressant aux sans-domicile, ni les personnes sans domicile vivant dans les communes de moins de 20 000 habitants 2. Pour ces raisons, un taux de mortalité n’a pas pu être estimé dans cette étude.
Limites
Certaines conditions d’application de la méthode de capture-recapture ne sont pas entièrement respectées. La définition de la population d’étude n’est pas complètement identique entre les deux sources. Les décès recensés par le CMDR incluent l’ensemble des formes d’absence de chez-soi (définies selon l’Insee). Les décès du CépiDc mentionnant la caractéristique « sans-domicile » sont ceux pour lesquels le médecin a estimé que le statut de sans-domicile a joué un rôle dans le décès.
On pourrait penser que la définition des cas dans la base du CépiDc forme une sous-catégorie de la définition du CMDR. Cependant, une importante proportion de décès « Z59.0 » du CépiDc n’a pas été retrouvée dans la base du CMDR. Il est vraisemblable qu’être sans domicile joue un rôle dans une large majorité des décès des personnes sans domicile. Le médecin certifiant le décès rapporte a priori davantage les informations médicales que les informations sociales, ce qui expliquerait le faible report du statut sans-domicile. Ainsi les définitions des deux sources ne sont pas si différentes, et la faible exhaustivité dans les deux sources serait davantage attribuable à des circonstances et des sensibilités locales aux phénomènes du sans-abrisme.
La condition d’homogénéité n’était pas respectée puisqu’il existait une différence dans la distribution territoriale des décès. La répartition géographique des décès du CMDR reflète davantage l’implantation du réseau d’associations informant le CMDR que la véritable distribution géographique des décès. La condition de dépendance entre les deux sources n’a pas pu être vérifiée quantitativement (au moins trois sources sont nécessaires pour procéder à l’évaluation), mais elle est plausible puisque la base du CMDR ne peut servir à informer la base des certificats du CépiDc et vice-versa. L’appariement parfait entre les sources ne peut être vérifié en l’absence d’identifiant unique au sein des sources. Cependant, l’algorithme d’appariement a été construit de manière à minimiser le nombre de faux appariés en supprimant les appariés multiples entre les deux bases.
Conclusion
Cette étude a permis, au moyen de la méthode de capture-recapture, d’estimer pour la première fois le nombre de décès de personnes sans domicile en France et de renseigner l’exhaustivité des deux principales sources de données de mortalité de ces personnes. Le dénombrement des décès au sein de cette population permet ainsi de connaître de manière inédite l’ordre de grandeur de ce phénomène. Par ailleurs, l’utilisation de cette méthode en routine permettrait de suivre l’évolution du niveau de mortalité au cours du temps. Cela constitue une première étape dans la mise en oeuvre de politiques publiques visant la réduction de la mortalité prématurée dans cette population. Des études sur les causes de décès de cette population sont en cours afin de documenter davantage cette question.
Remerciements
Les auteurs remercient les personnes bénévoles du Collectif Les morts de la rue (CMDR) dans leur participation à la collecte des données sur la mortalité des personnes sans domicile. Ce travail a été soutenu par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et par l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (Onpes).