Facteurs associés aux pensées suicidaires et aux tentatives de suicide chez les jeunes Calédoniens

// Factors related to attempted suicide and suicidal thoughts in New Caledonian youth

Élodie Magnat1 (elodie.magnat@ass.nc), Pascale Domingue Mena1, Benjamin Goodfellow2, Solène Bertrand-Protat3, Thibaut Demaneuf1
1 Agence sanitaire et sociale de Nouvelle-Calédonie, Nouméa
2 Centre hospitalier spécialisé Albert Bousquet, Nouméa
3 Communauté du Pacifique, Nouméa
Soumis le 09.07.2021 // Date of submission: 07.09.2021
Mots-clés : Suicide | Adolescents | Enquête | Prévention | Nouvelle-Calédonie
Keywords: Suicide | Teenagers | Survey | Prevention | New-Caledonia

Résumé

Introduction –

En Nouvelle-Calédonie, seules les enquêtes menées auprès des jeunes scolarisés fournissent des données sur l’épidémiologie des conduites suicidaires. Elles permettent d’estimer une prévalence des tentatives de suicide (TS) et des pensées suicidaires déclarées et d’en étudier les facteurs associés dans la population des adolescents.

Méthode –

Les résultats de cette étude sont issus des données du Baromètre Santé Jeune 2019, enquête transversale à visée descriptive réalisée auprès d’un échantillon aléatoire des jeunes scolarisés dans le second degré.

Résultats –

Parmi les jeunes de 10-18 ans, 15,7% ont déclaré avoir sérieusement envisagé de se suicider au cours des 12 derniers mois et 9,8% ont déclaré avoir tenté de se suicider. Le genre est une variable importante : les filles sont deux fois plus nombreuses que les garçons à rapporter ces comportements. Les facteurs de risque les plus importants associés à la survenue des pensées suicidaires et des TS sont : le fait d’avoir subi des violences, le fait que leurs parents comprennent rarement ou jamais leurs problèmes et savent rarement ou jamais ce qu’ils font de leur temps libre, et le fait de consommer des produits psychoactifs. Les résultats mettent également en lumière un risque accru de TS chez les jeunes océaniens et chez les jeunes vivant en tribu, par rapport aux jeunes Européens et ceux vivant en ville.

Discussion –

Nos données confirment l’intérêt, dans une logique de promotion de la santé mentale, d’intervenir sur la prévention des violences (physiques, sexuelles et psychologiques), des comportements addictifs et sur l’amélioration du climat familial.

Abstract

Introduction –

In New Caledonia, only surveys of young people who attend school provide any data on the epidemiology of youth suicide. These data make it possible to estimate the prevalence of reported suicide attempts and suicidal thoughts in the population, to approximate suicidal risk and to study associated factors.

Method –

This study is based on data from the 2019 Baromètre Santé Jeune (Youth Health Survey), a cross-sectional descriptive survey conducted on random sample of young people enrolled in secondary education.

Results –

Among young people aged 10–18 years, 15.7% said they had seriously considered committing suicide in the previous 12 months and 9.8% reported a suicide attempt. Gender was an important variable: girls were twice as likely as boys to report such behaviours. The most important risk factors associated with the occurrence of suicidal thoughts and suicide attempts were having experienced violence, the fact that their parents rarely or never understood their problems and rarely or never knew how they spent their free time, and psychoactive substance use. The results also revealed an increased risk of attempted suicide among Pacific Island youth and young people living on tribal land as compared to young Europeans and city dwellers.

Discussion –

Our data confirmed the value, in a view to promoting mental health, of taking action to prevent physical, sexual and psychological abuse, to deal with addictive behaviours, and to improve the family environment.

Introduction

On estime à 703 000 le nombre de suicides survenus dans le monde en 2019, ce qui représente un taux de suicide global standardisé selon l’âge de 9,0 pour 100 000 habitants (12,6 chez les hommes et 5,4 chez les femmes). Le suicide est évitable. Pourtant, toutes les 40 secondes, une personne se suicide dans le monde et bien plus tentent de mettre fin à leurs jours. Aucune région ni aucune tranche d’âge n’est épargnée. Il touche toutefois particulièrement les jeunes de 15 à 29 ans, chez qui il constitue la quatrième cause de mortalité à l’échelle mondiale 1.

Malgré les données factuelles indiquant que de nombreux décès sont évitables, la prévention du suicide est encore assez peu visible dans les priorités des gouvernements et des décideurs politiques.

En France, les statistiques sur les causes de décès par suicide souffrent d’une sous-déclaration lors de l’enregistrement de la cause du décès et l’on dispose rarement d’informations pertinentes sur les raisons du suicide 2. Les données sur les statistiques de décès par suicide dont nous disposons ne sont donc que la partie émergée de l’iceberg. En Nouvelle-Calédonie, les enquêtes menées auprès des jeunes scolarisés fournissent des données uniques sur l’épidémiologie des conduites suicidaires et constituent un complément indispensable à la surveillance des décès par suicide. Elles permettent notamment d’estimer une prévalence de déclaration des pensées suicidaires et des tentatives de suicide (TS) dans la population, et d’en étudier les facteurs associés. La littérature confirme le lien fort existant, notamment en termes de pronostic, entre pensées suicidaires, comportement suicidaire non fatal (CSNF) et suicide, justifiant de ce fait de l’attention portée à de tels indicateurs 3,4.

La Nouvelle-Calédonie est une collectivité française composée d’un ensemble d’îles et d’archipels d’Océanie situé en mer de Corail et dans l’océan Pacifique Sud comprenant 271 000 habitants (figure 1). Elle est organisée administrativement en trois provinces (Nord, Sud et îles Loyauté) et composée d’une mosaïque ethnique comprenant la communauté kanak (41% de la population), la communauté européenne (24%), les communautés wallisienne et futunienne (8%) mais aussi d’autres communautés (Tahitiens, Indonésiens, Ni-Vanuatu, Vietnamiens, etc.) qui rassemblent moins de 8% de la population (figure 2). En 2019, lors du dernier recensement, plus de 20 000 habitants n’ont pas renseigné de communauté d’appartenance ou ont indiqué « Calédonien » et 30 800 personnes se sont déclarées métissées. Les trois quarts de la population vivent en province Sud dans l’agglomération du Grand Nouméa qui comprend quatre communes. Le reste du territoire (29 communes) est essentiellement habité par la communauté kanake qui vit le plus souvent dans des tribus autour du village représentant l’entité administrative de la commune.

Cette étude a pour objectif d’estimer la prévalence des pensées suicidaires et des tentatives de suicide chez les jeunes Calédoniens, de les comparer aux îles voisines du Pacifique et de mettre en évidence les facteurs associés à ces comportements.

Figure 1 : Situation de la Nouvelle-Calédonie dans le Pacifique sud
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Figure 2 : Nouvelle-Calédonie
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Matériels et méthode

Source des données

Les résultats présentés dans cette étude sont issus des données du Baromètre Santé Jeune 2019, enquête transversale à visée descriptive réalisée par l’Agence sanitaire et sociale de la Nouvelle-Calédonie (ASSNC) auprès d’un échantillon aléatoire de la population des jeunes scolarisés dans le second degré. La population cible était constituée de tous les élèves qui sont inscrits pour l’année 2019 dans le second degré (de la 6e à la Terminale, filières générale ou professionnelle). L’échantillonnage a été réalisé selon un plan de sondage par grappes stratifié à deux degrés. Au premier degré, 37 établissements (sur 86) ont été sélectionnés aléatoirement proportionnellement au nombre d’élèves dans chaque strate. Au second degré, une ou plusieurs classes ont été sélectionnées aléatoirement dans les écoles échantillonnées au premier degré proportionnellement au nombre d’élèves dans chaque strate. Les 214 classes sélectionnées constituaient des grappes d’élèves, tous inclus à leur tour dans l’échantillon.

Les directeurs d’établissements ont été contactés individuellement afin de préparer au mieux l’information des familles et des élèves, ainsi que les passations des questionnaires. Les élèves des classes sélectionnées ont reçu un petit dépliant explicatif ainsi qu’une lettre d’information pour leurs parents. Dans cette lettre d’information figurait un consentement « passif » : les parents devaient remplir le formulaire uniquement s’ils refusaient que leurs enfants participent. Les élèves pouvaient également refuser de participer le jour de la passation.

Le fichier de données utilisé dans le cadre de cette enquête a fait l’objet d’une déclaration auprès de la CNIL (n° 2212211v0 du 11 mars 2019). Le protocole de l’étude, ainsi que le questionnaire, ont été soumis et présentés à l’avis du Comité consultatif d’éthique de la Nouvelle-Calédonie, lequel a émis un avis favorable à ce projet. Les données ont été recueillies via un auto-questionnaire anonyme administré hors-ligne sur une tablette tactile. Le logiciel utilisé était Sphinx Online®. Les élèves ont eu la possibilité, pour chaque question, d’avoir une lecture audio des questions et des réponses via des écouteurs en cliquant sur le symbole « lecture ». Les questionnaires étaient entièrement anonymes, aucun nom, prénom ou identifiant n’y était apposé. En plus des caractéristiques sociodémographiques des jeunes interrogés, le questionnaire traitait de dix thèmes de santé et comportait 135 questions.

Les comportements pouvant être différents en fonction de l’origine culturelle des jeunes, une question portant sur le sentiment d’appartenance ethnique était posée. Plusieurs réponses pouvaient être renseignées. Finalement, nous avons regroupé sous le terme « océaniens » les personnes appartenant aux communautés kanak, ni-vanuatu, polynésiennes, wallisiennes et futuniennes. Les personnes ayant coché plusieurs communauté d’appartenance ont été rassemblées sous le terme de « métisse » sauf si ces communautés d’appartenance faisaient toutes parties des communautés océaniennes.

Le taux de participation des établissements et des classes est de 100%. Le nombre total de répondants à l’enquête est de 3 561 élèves soit un taux de participation global de 83%. Seuls les élèves qui avaient entre 10 et 18 ans ont été retenus pour l’analyse (n=3 435).

Variables

Les variables d’intérêt sont le fait d’avoir sérieusement envisagé de se suicider au cours des 12 derniers mois et le fait d’avoir tenté de se suicider au cours des 12 derniers mois. Les variables sociodémographiques analysées sont le sexe, la province où se situe l’établissement, l’âge en trois tranches (10-12 ans, 13-15 ans et 16-18 ans), le lieu d’habitat, l’ethnie, et la perception de l’aisance financière de la famille. Les autres variables étudiées sont les interactions des adolescents avec leurs parents évaluées à l’aide de deux questions « Au cours des 30 derniers jours, tes parents ont-ils vraiment su ce que tu faisais de ton temps libre ? » et « Au cours des 30 derniers jours, tes parents ont-ils compris tes problèmes et préoccupations ? », ainsi que le sentiment de sécurité à l’école, le fait d’avoir subi des violences physiques au cours des 30 derniers jours, le fait d’avoir subi des violences psychologiques au cours des 30 derniers jours, le fait d’avoir subi des violences sexuelles au cours de la vie et le fait d’avoir consommé du tabac, de l’alcool et du cannabis au cours des 30 derniers jours.

Analyses statistiques

Pour le traitement des données, un redressement du poids statistique des individus de l’échantillon a été effectué. Les effectifs présentés sont bruts, tandis que les pourcentages présentés sont pondérés et redressés.

Les proportions ont été comparées par le test d’indépendance du Chi2 de Pearson pour données pondérées, en appliquant la correction de Rao-Scott de second ordre. Les intervalles de confiance ont été calculés au seuil de 95%. Des régressions logistiques ont été utilisées, afin de contrôler l’existence d’éventuels effets de structure liés aux caractéristiques de la population et pour quantifier la force du lien entre les variables d’intérêt et les variables sociodémographiques. L’existence de ce lien a été évaluée en univarié à l’aide des odds-ratio bruts (OR), et en multivarié à l’aide des odds-ratio ajustés (ORa), et mesurée par le test de Wald avec un seuil maximal de significativité fixé à 5%. Les analyses ont été effectuées à l’aide du logiciel R Studio® version 1.0.143.

Résultats

Pensées suicidaires au cours des 12 derniers mois

En 2019, parmi les jeunes âgés de 10 à 18 ans, la prévalence des pensées suicidaires au cours des 12 derniers mois, est estimée à 15,7% (IC95%: [14,3-17,1]) et est deux fois plus élevée chez les filles (21,8%) que chez les garçons (9,4% ; p<0,001). Cette prévalence varie différemment en fonction de l’âge selon le sexe. Elle est maximale chez les garçons entre 10 et 12 ans (13,2%) puis diminue avec l’âge (7,4% chez les 16-18 ans, p<0,05) alors que chez les filles, elle passe de 17,1% chez les 10-12 ans pour atteindre son maximum entre 13 et 15 ans (24,4%) et se stabiliser ensuite à 16-18 ans (22,3%, p<0,05) (figure 3).

Figure 3 : Pourcentage de jeunes ayant déclaré avoir sérieusement envisagé de se suicider au cours des 12 derniers mois, selon le sexe et l’âge, en Nouvelle-Calédonie, en 2019
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Après ajustement sur l’ensemble des variables sociodémographiques, le fait d’avoir sérieusement envisagé de se suicider apparait lié à la province de l’établissement et à la perception de l’aisance financière de sa famille (tableau 1). Les jeunes de la province des îles Loyauté sont moins à risque (ORa=0,7) par rapport à ceux de la province Sud. De plus, par rapport aux jeunes ayant déclaré percevoir leur famille comme très ou plutôt à l’aise financièrement, les jeunes percevant leur famille comme très peu ou pas du tout à l’aise financièrement ont déclaré deux fois plus souvent des pensées suicidaires (ORa=2,1).

Tableau 1 : Facteurs sociodémographiques associés au fait d’avoir sérieusement envisagé de se suicider et d’avoir tenté de se suicider au cours des 12 derniers mois, en Nouvelle-Calédonie, en 2019
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Les autres facteurs associés aux pensées suicidaires sont par ordre d’importance : le fait d’avoir subi des violences physiques (ORa=3,8), le fait d’avoir subi des violences psychologiques (ORa=3,3), le fait que ses parents comprennent rarement ou jamais leurs problèmes ou préoccupations (ORa=2,8), le fait d’avoir subi des violences sexuelles (ORa=2,8), le fait d’avoir subi des violences physiques de la part de son partenaire (ORa=2,6), le fait de se sentir rarement ou jamais en sécurité à l’école (ORa=2,5), le fait que ses parents ne savent rarement ou jamais ce qu’ils font de leur temps libre (ORa=2,5) et le fait de consommer des produits psychoactifs (tabac ORa=2,3 ; cannabis ORa=2,2 et alcool ORa=2,0) (tableau 2).

Tableau 2 : Autres facteurs associés au fait d’avoir sérieusement envisagé de se suicider et d’avoir tenté de se suicider au cours des 12 derniers mois, en Nouvelle-Calédonie
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Tentatives de suicide au cours des 12 derniers mois

En 2019, 9,8% [8,7-11,0] des jeunes âgés de 10 à 18 ans ont déclaré avoir tenté de se suicider au cours des 12 derniers mois. Comme pour les pensées suicidaires, les filles sont plus de deux fois plus nombreuses (13,9%) que les garçons (5,6%, p<0,001) à avoir tenté de se suicider. En revanche, nous n’observons pas de différences significatives selon les tranches d’âge pour chacun des deux sexes (figure 4).

Figure 4 : Pourcentage de jeunes ayant déclaré avoir tenté de se suicider au cours des 12 derniers mois selon le sexe et l’âge, en Nouvelle-Calédonie, en 2019
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De manière identique aux résultats sur les pensées suicidaires, les jeunes de la province des îles Loyauté sont moins à risque (ORa=0,5) de TS par rapport à ceux de la province Sud. En revanche, le facteur « perception des finances de la famille » ne semble pas lié au passage à l’acte. Le fait de vivre en tribu est significativement associé au TS (ORa=1,8 [1,2 ; 2,7]). Enfin, les jeunes Européens sont moins nombreux à avoir déclaré une TS par rapport aux océaniens (ORa=0,4).

Les autres facteurs associés aux TS sont comparables à ceux associés aux pensées suicidaires et sont par ordre d’importance : le fait d’avoir subi des violences physiques (ORa=3,7), le fait d’avoir subi des violences psychologiques (ORa=2,9), le fait d’avoir subi des violences sexuelles (ORa=2,8), le fait que ses parents ne savent rarement ou jamais ce qu’ils font de leur temps libre (ORa=2,7), le fait d’avoir subi des violences physiques de la part de son partenaire (ORa=2,6), le fait que ses parents comprennent rarement ou jamais leurs problèmes ou préoccupations (ORa=2,5), le fait de se sentir rarement ou jamais en sécurité à l’école (ORa=2,5) et le fait de consommer des produits psychoactifs (tabac ORa=2,5 ; cannabis ORa=2,4 et alcool ORa=2,0).

Discussion

Entre 2014 et 2019, la proportion de jeunes de 10-18 ans déclarant avoir sérieusement envisagé de se suicider n’a pas évolué (14,7% en 2014) 5. En revanche, on observe une augmentation de la proportion de jeunes déclarant avoir tenté de se suicider. Ils étaient 6,8%, en 2014 contre 9,8% en 2019. À partir des enquêtes de ce type, il est difficile d’expliquer les causes d’évolutions de certains paramètres. En effet, ces causes sont souvent multiples et liées à des évolutions socioéconomiques, culturels et individuels. Pour comprendre l’augmentation des passages à l’acte, la mise en place d’un observatoire des comportements suicidaires serait nécessaire en accord avec les recommandations de l’enquête OMS-START 6.

Le pourcentage de jeunes de 13 à 18 ans qui déclarent avoir sérieusement envisagé de se suicider (15,8%) est très proche de ce qui a été mesuré chez les 13-17 ans en Polynésie française (14,4%) 7, au Vanuatu (14,8%) 8 et en Nouvelle-Zélande (15,7%) 9. À Wallis-et-Futuna, ce chiffre est beaucoup plus important, il atteint 24,7% 10. Il est un peu moins élevé à Fidji : 12% 11. Le pourcentage de jeunes déclarant avoir tenté de se suicider est le plus élevé au Vanuatu (22,4%) puis à Wallis-et-Futuna (14,6%), aux îles Fidji (11,1%). La Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie ont la même proportion de jeunes déclarant avoir tenté de se suicider au cours des 12 derniers mois (9,9%). Enfin en Nouvelle-Zélande, les 13-17 ans sont 4,5% à déclarer avoir tenté de se suicider au cours des 12 derniers mois.

Selon les résultats de l’étude, les filles sont plus nombreuses que les garçons à avoir pensé au suicide et effectué une TS au cours de l’année. Ces résultats sont en concordance avec les résultats de l’enquête OMS-START Nouvelle-Calédonie (2014‑2015), indiquant que 70% des personnes ayant des comportements suicidaires sont des femmes 6. La Nouvelle-Calédonie n’échappe pas au phénomène appelé « gender paradox of suicidal behavior ».

Les facteurs associés aux pensées suicidaires mis en évidence dans notre analyse concordent avec ceux relevés dans la littérature internationale et locale. En effet, des études française et anglaise rapportent notamment le poids des violences sur les TS 12,13,14. L’enquête OMS-START de Nouvelle-Calédonie 6 montre que les problèmes relationnels avec le partenaire amoureux est le facteur de risque principal de passage à l’acte et que les agressions sexuelles passées et présentes représentent 15% des causes invoqués de TS. À ce titre, nos résultats soulignent l’importance du lien existant entre violences subies, qu’elles soient physiques, psychologiques ou sexuelles, et pensées suicidaires ou TS. Ces données n’ont pas évolué depuis 2008 et l’enquête de l’Inserm 15 qui retrouvait que la vulnérabilité des filles était liée entre autres aux violences (familiales et partenaires) et aux agressions sexuelles précoces. Le tabagisme et l’usage récent de cannabis se révèlent également associés, dans notre étude, aux pensées suicidaires et aux TS, ce qui rejoint des résultats de la littérature montrant que le tabac est souvent utilisé pour gérer l’anxiété ou une humeur dépressive 16 qui sont des facteurs associés aux conduites suicidaires. Une récente étude réalisée sur plus de 280 000 jeunes adultes de 18 à 34 ans retrouve également un lien important entre usage de cannabis et risque suicidaire comme dans l’enquête OMS-START en Nouvelle-Calédonie 17. Enfin une autre étude s’est intéressée aux facteurs de la petite enfance qui pourraient être utilisés pour prédire une TS à l’adolescence ou au début de l’âge adulte 18. Les résultats confirment le lien étroit entre le risque suicidaire des jeunes et la parentalité, puisque les facteurs les plus informatifs du modèle comprennent les caractéristiques liées à la naissance, les caractéristiques de la famille et des parents, la santé mentale des parents et les pratiques parentales. Au niveau territorial, presque 33% des personnes ayant fait une TS ont déclaré avoir des problèmes relationnels avec leurs parents 6.

Nos analyses mettent également en lumière, un risque accru de TS chez les jeunes océaniens et chez les jeunes vivant en tribu, par rapport aux jeunes Européens et aux jeunes vivant en ville. Ces données sont en congruence avec la mortalité élevée chez les jeunes kanaks repérée dans l’enquête OMS-START en Nouvelle-Calédonie 16 et les autres études réalisées dans la région Pacifique qui mentionnent un bouleversement culturel relativement récent lié à des modifications sociales entrainées par la diffusion massive du mode de vie occidental dans le Pacifique insulaire après la deuxième Guerre mondiale. De même, un rapport établi par le Sénat Coutumier de la Nouvelle-Calédonie (2009) décrit les jeunes Kanaks comme fragilisés et en manque de repères affectifs par la remise en question du schéma familial traditionnel 19. Ces données sont corroborées par le fait que, dans notre étude, les jeunes de la province des îles Loyautés sont le moins à risque. Dans cette province, en effet, la structuration coutumière est toujours très prégnante avec un retentissement fort sur le cadre de vie sociétal de la population.

Les enquêtes déclaratives comportent des limites. Les questions abordant la thématique du suicide demandent aux personnes enquêtées un effort de mémoire et de rappel d’événements potentiellement douloureux ou embarrassants. Certaines personnes interrogées peuvent refuser de se prêter à cet exercice ou ne répondre que partiellement. De plus, la mémorisation peut être plus ou moins précise en fonction de différents paramètres tels que l’état de santé du sujet au moment de la passation du questionnaire, sa disponibilité et sa motivation pour participer à l’enquête. Enfin, la temporalité utilisée pour les variables d’intérêt est différente de celle des facteurs associés. Les questions concernant les pensées suicidaires et tentatives de suicide sont basées sur les 12 derniers mois et les facteurs associés sur les 30 derniers jours.

Nos données confirment l’intérêt, en complément d’une stratégie ciblée sur les personnes à risque suicidaire, d’intervenir en amont, dans une logique de promotion de la santé mentale axée sur la prévention des violences physiques, sexuelles et psychologiques, l’amélioration du climat familial et de la sécurité à l’école et la prévention des comportements addictifs.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêt au regard du contenu de l’article.

Références

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Citer cet article

Magnat É, Domingue Mena P, Goodfellow B, Bertrand-Protat S, Demaneuf T. Facteurs associés aux pensées suicidaires et aux tentatives de suicide chez les jeunes Calédoniens. Bull Epidémiol Hebd. 2022;(6):122-30. http://
beh.santepubliquefrance.fr/beh/2022/6/2022_6_2.html