Lutte contre le tabac : une prévention à réinventer sans cesse

// Tobacco control: prevention to be constantly reinvented

Pr. Loïc Josseran
Département hospitalier d’épidémiologie et de Santé publique, Hôpital Raymond Poincaré, APHP
CESP Inserm-U1018 Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines
Président de l’Alliance contre le tabac

Tous les ans, le numéro du Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH) dédié à la Journée mondiale sans tabac du 31 mai donne le ton pour l’année à venir. Les chiffres qu’il annonce, issus en partie du Baromètre de Santé publique France, attendus et redoutés à la fois, vont être décortiqués, analysés comme autant d’exégèses du dispositif de prévention déployé à ce jour en France.

Les nouvelles données qui sont présentées dans ce numéro du 26 mai 2020 n’échappent pas à cette règle. Alors, qu’en est-il cette année ? Cette question est d’autant plus prégnante que les deux précédents numéros de ce BEH ont fait naître un immense espoir pour la lutte contre le tabac dans notre pays : les éditions 2018 et 2019 avaient annoncé des baisses significatives de la consommation en France.

Fort heureusement, cette tendance à la baisse se poursuit. Comme le montre le travail d’Anne Pasquereau et coll., la prévalence de la consommation estimée de tabac en France en 2019 diminue, même si la différence entre les deux derniers exercices n’est pas significative. Avec 30,4% de fumeurs (24,0% de fumeurs quotidiens), c’est la prévalence la plus basse jamais atteinte dans notre pays. Si cette nouvelle diminution de 1,4 points par rapport à l’année précédente reste un élément très positif, certains aspects méritent néanmoins notre attention. Tout d’abord pour les 18-24 ans, la baisse se poursuit chez les femmes, mais pas chez les hommes. Ensuite, la baisse observée l’an dernier chez les plus fragiles (non diplômés, chômeurs) n’est pas retrouvée cette année. Ces éléments nous rappellent que la prévention s’inscrit dans la durée, aussi des variations annuelles ne doivent pas conduire à la remettre en cause. Cette démarche préventive qui n’a jamais été aussi ambitieuse, jouant aussi bien sur l’offre (paquet neutre, interdiction de publicité, interdiction des arômes…), l’accès aux produits (politique de prix, interdiction de vente aux mineurs…), que sur l’aide au sevrage (remboursement de la substitution nicotinique, Moi(s) sans tabac…), doit être maintenue et renforcée. Le paquet à 10 euros est ainsi un point de passage et non un objectif ultime par exemple. Cette nouvelle livraison des chiffres du Baromètre de Santé publique France réintroduit aussi l’étude du tabagisme des plus de 75 ans. Produire de la connaissance épidémiologique sur la consommation de tabac en France sur cette catégorie d’âge permet de briser un tabou, et de rappeler qu’il n’y a pas d’âge pour le sevrage. En effet, l’idée est communément admise que passer 75 ans, il faut laisser quelques petits plaisirs à la vie ! Erreur funeste, car quel que soit l’âge, le sevrage est bénéfique en terme de qualité de vie, mais aussi d’espérance de vie notamment d’espérance de vie en bonne santé.

Le deuxième article de ce numéro nous rappelle le tribut payé au tabac par les fumeurs et vient à nouveau battre en brèche des idées reçues bien ancrées dans notre histoire avec le tabac. Deux sont particulièrement notables. Tout d’abord, que le tabac ne tue et ne rend malade que les plus anciens fumeurs. C’est faux, l’impact cardiovasculaire du tabac apparaît dès l’âge de 15 ans. Ainsi, entre 15 et 35 ans la part attribuable au tabac des pathologies cardiovasculaires est supérieure à celle qui est observée chez les 65-80 ans ! Ensuite, si la victime du tabac la plus souvent représentée est un homme âgé, la réalité est bien plus nuancée, les femmes étant les victimes oubliées du tabac. Ainsi, Bonaldi et coll. nous montrent que sur les 250 000 séjours hospitaliers liés à une pathologie cardiovasculaire en lien avec le tabac en France en 2015, près du tiers sera le fait d’une femme, et jeune de surcroît. Cela est d’autant plus dramatique qu’il s’agit de l’âge de la maternité, et nous rappelle sans fin la pression de l’industrie du tabac cherchant chez les femmes un nouveau marché à ses produits 1.

Enfin, le travail de Marquès et coll., qui constitue le dernier article de ce BEH, revient sur une question centrale : quel est le profil type du fumeur en France ? Une telle interrogation qui pourrait paraître simple est désormais essentielle. En effet, si la prévention obtient aujourd’hui de vrais succès en France c’est avant tout le fait de son approche scientifique et non plus empirique comme cela a trop souvent été le cas, gaspillant temps et ressources. Connaître le fumeur permet de cibler et d’adapter les messages au public visé. Un même message de prévention ne touchera pas de la même façon une femme qu’un homme, un chômeur qu’un cadre, etc. Cette approche revient très simplement à appliquer à la prévention les procédés de l’industrie du tabac qui depuis toujours emploie sans relâche des méthodes de marketing aux messages parfaitement adaptés pour les consommateurs qu’elle cible. Il y a bien longtemps que cette industrie a compris comment faire fumer les hommes, les jeunes, les femmes, les précaires, etc 2,3. Il est certainement plus simple pour l’industrie du tabac d’amener à fumer qu’il ne l’est pour la prévention de faire sortir du tabac ou d’empêcher d’y entrer. Aussi, chercher des interventions innovantes efficaces et adaptées aux différents profils et contextes dans lesquels les fumeurs évoluent, est l’enjeu aujourd’hui, pour une prévention efficace demain. En effet, si depuis plusieurs années, l’engagement des différents gouvernements ne s’est pas relâché, il est primordial que cet engagement demeure si elle veut continuer à marquer des points et que les stratégies de prévention se renouvellent sans cesse sur la base des évidences.

Pour terminer, il est impossible de ne pas évoquer la situation pandémique liée au Covid-19 que nous vivons actuellement. À ses conséquences directes sur la santé des français, déjà majeures au moment où paraît ce numéro, s’ajoutent des conséquences économiques et un stress généré pour la population qui peuvent laisser craindre une pause dans cette réduction du tabagisme observée depuis plusieurs années. Je ne veux pas jouer les oiseaux de mauvais augure, mais il est admis qu’en situation de crise économique et sociale la consommation de tabac augmente 4. Cette possible involution devra être analysée à la lumière des événements que nous traversons pour éviter de remettre en cause le travail accompli et de céder ainsi à ses détracteurs. Aussi, dans les mois et années à venir, il sera essentiel que les connaissances sanitaires de cette crise nourrissent sans délai l’approche préventive. Celle-ci devra être encore plus innovante qu’elle a pu l’être ces dernières années et tous les acteurs, institutionnels ou associatifs, devront rester mobilisés pour lutter contre ce fléau qu’est le tabac.

Références

1 Kaleta D, Usidame B, Polańska K. Tobacco advertisements targeted on women: creating an awareness among women. Cent Eur J Public Health. 2011;19(2):73-8.
2 Brown-Johnson CG, England LJ, Glantz SA, et al. Tobacco industry marketing to low socioeconomic status women in the USA. Tobacco Control 2014;23:139-146.
3 Lempert LK, Glantz SA. Tobacco industry promotional strategies targeting American Indians/Alaska natives and exploiting tribal sovereignty. Nicotine Tob Res. 2019;21(7):940-8.
4 Gallus S, Ghislandi S, Muttarak R. Effects of the economic crisis on smoking prevalence and number of smokers in the USA. Tob Control. 2015;24(1):82-8.

Citer cet article

Josseran L. Éditorial. Lutte contre le tabac : une prévention à réinventer sans cesse. Bull Epidémiol Hebd. 2020;(14):272-3. http://beh.santepubliquefrance.fr/beh/2020/14/2020_14_0.html