Perceptions et comportements vis-à-vis de l’alcool à l’adolescence : connaître les contextes et les motivations d’usage pour agir efficacement

// Perceptions and behaviors towards alcohol in adolescence: Knowing the contexts and motivations of use to act effectively

Ivana Obradovic (ivana.obradovic@ofdt.fr), Marc-Antoine Douchet
Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), Paris, France
Soumis le 24.09.2018 // Date of submission: 09.24.2018
Mots-clés : Alcool | Enquête Aramis | Motivations | Usage
Keywords: Alcohol | ARAMIS survey | Motivation | Use

Période propice aux initiations, l’adolescence peut marquer l’installation dans des habitudes de consommation qu’il convient de repérer au plus tôt. S’il existe des enquêtes épidémiologiques mesurant les niveaux de consommation, celles-ci ne rendent compte ni des contextes, ni des parcours d’usage. Dans cette perspective, l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) a conduit pendant trois ans une vaste enquête qualitative, au cours de laquelle près de 200 mineurs ont été interrogés en face-à-face sur leurs motivations d’usage de produits psychoactifs et leurs représentations des risques. L’objectif de cette étude, baptisée Aramis (Attitudes, représentations, aspirations et motivations lors de l’initiation aux substances psychoactives), était de saisir les étapes des trajectoires individuelles et les stratégies de régulation mises en œuvre par les adolescents 1. Ce focus présente une synthèse des résultats de l’étude centrée sur les consommations d’alcool, de loin les plus courantes et les plus « banalisées ».

« Le premier verre » : un événement biographique significatif

Les récits biographiques des adolescents témoignent d’un plaisir manifeste à raconter « leur » première fois avec l’alcool. La narration convoque des souvenirs précis, datés, situés et circonstanciés, ponctués d’éléments de mise en scène de soi, qui évoquent une impulsion centrée sur la découverte de sensations nouvelles et l’enjeu de « profiter du moment ». L’initiation fait souvent référence à une double expérience : « la toute première fois » (consistant à « tremper les lèvres » dans une boisson alcoolisée, en général en famille, souvent avant 10 ans), avant « la vraie première fois » (correspondant au « premier verre bu en entier », entre amis, entre 12 et 16 ans). À la différence du premier contact précoce (champagne ou vin pour « participer à la fête »), majoritairement jugé déplaisant car associé à une injonction familiale à « goûter » (comme pour n’importe quel aliment), la contre-initiation entre pairs est jugée plus positivement. Ancrée dans un contexte festif et volontaire, elle est considérée comme « l’expérience véritable » de l’alcool, où le risque d’aversion et de déception est minimisé grâce au choix de boissons plus sucrées (alcools forts mélangés à des jus de fruits, cocktails, etc.).

Une expérience sociale avant tout

L’alcool apparaît comme un élément structurant des sociabilités juvéniles, en particulier le week-end. Quel que soit le profil des jeunes interrogés, l’alcool apparaît comme le « carburant de la fête » et des « vraies soirées » (par opposition aux « goûters d’anniversaire »). Le critère des quantités disponibles permet en outre de distinguer les « grosses soirées » des autres. Dans ces contextes nocturnes, l’alcool participe au conditionnement festif : il permet la désinhibition (« aller plus facilement vers les gens »), aide à « être dans l’ambiance » et force l’accès à un état d’allégresse. L’alcool joue donc le rôle de catalyseur de la fête, de la « préchauffe » à la « montée ». Il sert aussi parfois d’antidote à l’ennui. Le rapport entre l’alcool et le sexe apparaît de façon récurrente dans les entretiens, qui soulignent son intérêt en termes de désinhibition : bien qu’il ne soit pas le seul produit associé à la sexualité, l’alcool est réputé faciliter les rapprochements sexuels. Cet effet est diversement apprécié selon le sexe, les jeunes filles apparaissant plus réservées quant aux effets positifs de cette désinhibition.

Incitations permanentes et représentations valorisées

L’étude confirme la forte présence de l’alcool dans l’entourage des mineurs, dans les images auxquelles ils sont confrontés au quotidien (marketing, cinéma…) ainsi que dans leur facilité à s’en procurer : rares sont ceux qui considèrent qu’il leur serait difficile de s’approvisionner. Dans un environnement d’offre jugée omniprésente, le rapport à l’alcool est marqué par une injonction perçue à « au moins essayer » puis à « consommer un minimum ». Il est généralement associé à la joie, la fête, le bien-être, l’insouciance, la convivialité, la détente (« se lâcher »), au bonheur en somme : « les gens semblent heureux quand ils boivent ». Plus qu’un accompagnement de la fête, il en devient parfois l’objectif : « Si on va en soirée, c’est pas pour rester assis les bras croisés, on va pour s’éclater et pour boire ! » (Issa, 17 ans). La plupart des mineurs n’ayant jamais bu considèrent qu’ils boiront un jour : ne pas boire expose à passer pour un « no life », sauf à faire valoir une impossibilité « valable » (interdit religieux, alcoolisme familial, intolérance).

Ces représentations prévalent également parmi les jeunes musulmans, étudiés pour la première fois dans une enquête française. Un grand nombre d’entre eux témoigne ainsi de la tension entre prohibition en privé et accessibilité en public, qui génère des discours défensifs marqués : l’alcool donne lieu à des conflits de loyauté et des discours revendiquant la possibilité de « rester fidèle à la famille » et de « s’amuser sans alcool ». Il est également rattaché aux notions de culture et de tradition parmi les jeunes des classes moyennes et supérieures, qui y adossent plutôt l’image de la « noblesse » (du vin et du champagne) et du « bien boire » (associé au savoir-vivre). Ces images contrastent avec leurs récits d’usages dominés par les alcools forts et des quantités de consommation excessives.

Un déni du risque lié à l’alcool

Les représentations de l’ivresse s’avèrent globalement peu nuancées : le vomissement marque la frontière entre ivresse légère et consommée, alors que le dernier stade de l’ivresse (« ivre mort ») désigne le coma éthylique, étalon de mesure spontané auquel se réfèrent automatiquement les usagers interrogés sur leurs consommations excessives (« moi ça va, je n’ai jamais fait de coma »). D’une façon générale, les risques et les conséquences de la consommation d’alcool sont peu cités et minimisés, à l’exception de la figure du coma éthylique, qu’un nombre non négligeable de jeunes disent avoir observé dans leur entourage.

Dérégulations et régulations

La consommation d’alcool en soirée apparaît comme la quête de moments suspendus, assimilés à une temporalité alternative au quotidien rythmé par le temps scolaire et la vie en famille : il s’agit de « se poser », comme en réaction à la surabondance ordinaire d’informations ou d’injonctions. La revendication de « ne rien faire » et de « profiter de l’instant présent » demeure prégnante. Les moments de consommation donnent aussi lieu à des jeux sur l’identité. Le corps est pris pour support d’expérimentations : il s’agit, selon les cas, de remporter un pari, montrer qu’on « assure », affirmer son statut social, se donner du courage (« J’ai bu un peu avant d’aller cambrioler »), affirmer son identité sexuelle. Boire est associé à l’objectif de « tenir son rang » et asseoir une réputation de « virilité ».

Si ces jeux sur l’autorégulation visent d’abord à tester ses propres limites, ils visent aussi à « déréguler » les autres, à l’instar d’un groupe de garçons racontant leurs stratégies pour « faire boire » un de leurs camarades peu résistant à l’alcool.

Outil de dérégulation, l’alcool donne toutefois lieu à des stratégies individuelles d’autorégulation. Nombreux sont les jeunes qui explicitent la manière dont ils « sélectionnent » les effets des produits qu’ils consomment : autolimitation (souvent autour de trois verres, système de régulation solidaire qui engage les plus sobres à réfréner les autres) ; fractionnement des doses (la première bière est bue en arrivant en soirée et la deuxième en fin de soirée) ; temporisation (« siroter » pour « faire traîner un whisky-coca sur 20-30 minutes »). Ces stratégies d’« autoréduction des risques » concernent surtout les jeunes filles et les garçons qui se définissent par une forte sociabilité mais aussi par des « convictions » (religieuses) ou des intérêts au maintien de leurs performances sportives. D’une façon générale, les mineurs apparaissent demandeurs de repères et de techniques d’autorégulation. L’ensemble de ces constats suggère une approche de prévention ciblant avant tout les parents et les adultes, premiers vecteurs de banalisation de l’alcool auprès des plus jeunes.

Référence

1 Obradovic I. Représentations, motivations et trajectoires d’usage de drogues à l’adolescence. Tendances (OFDT). 2017;(122):1-8. https://www.ofdt.fr/publications/collections/periodiques/lettre-tendances/representations-motivations-et-trajectoires-dusage-de-drogues-ladolescence-tendances-122-janvier-2018

Remerciements

Cette étude a bénéficié du soutien du ministère de la Santé et de Santé publique France.

Citer cet article

Obradovic I, Douchet MA. Focus. Perceptions et comportements vis-à-vis de l’alcool à l’adolescence : connaître les contextes et les motivations d’usage pour agir efficacement. Bull Epidémiol Hebd. 2019;(5-6):116-7. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2019/5-6/2019_5-6_4.html