Caractéristiques des victimes de violences conjugales s’étant présentées au CHU de Toulouse en 2013. Étude comparative
// Characteristics of victims of domestic violence consulting at the University Hospital of Toulouse in 2013. A comparative study
Résumé
Introduction –
L’objectif de ce travail était de décrire les caractéristiques des victimes de violences conjugales lorsqu’elles se présentaient dans un service d’urgences, afin d’améliorer leur prise en charge sanitaire et médico-judiciaire.
Matériel et méthode –
Dans le cadre d’une étude comparative rétrospective, nous avons recueilli les données des patients s’étant présentés pour rixe ou agression dans les services d’urgence toulousains en 2013. Nous avons constitué et comparé deux groupes de patients : les victimes de violences conjugales et les victimes d’autres violences. Les caractéristiques des patients, de l’agression et de la prise en charge ont été recueillies.
Résultats –
Les victimes de violences conjugales présentaient moins fréquemment des signes de gravité clinique (23,3% vs 47,6%, p<0,001) et bénéficiaient moins fréquemment d’examen d’imagerie (37% vs 56,1%, p<0,01) que les victimes d’autres violences. Les victimes de violences conjugales consultaient davantage dans le service de médecine légale après leur passage aux urgences que les victimes d’autres violences (69,9% vs 29,6%, p<0,01).
Discussion –
Dans cette étude, les victimes de violences conjugales ne consultaient pas seulement dans un service d’urgence du fait de la gravité des lésions initiales. Elles consultaient aussi davantage que les victimes d’autres types de violences dans le service de médecine légale, ce qui pourrait témoigner d’une meilleure information aux urgences.
Abstract
Introduction –
The aim of this study was to identify the characteristics of victims of domestic violence when they went to an emergency department, in order to improve their medical and medico-legal care.
Material and methods –
In the context of a comparative study, retrospective, we collected data about patients who went to the Toulouse Emergency Departments, because of assault or aggression in 2013. We compared two groups of patients: those who were victims of domestic violence and those who were victims of other forms of violence. The characteristics of the patients, the acts of aggression and their health care were gathered.
Results –
The victims of domestic violence showed less frequently grave clinical signs (23.3% vs 47.6%, p<0.001) and benefited less frequently from radiology imaging (37% vs 56.1%, p<0.01) than the victims of other forms of violence. The victims of domestic violence had more consultations with the service of legal medicine after presenting at the hospital emergency service than the victims of other forms of violence (69.9% vs 48.5%, p<0.01).
Discussion –
Our study has given evidence that victims of domestic violence not only consult the emergency service department for their severe initial lesions, but also have more consultations with the service of Legal Medicine for assault and intentional battery than victims of other forms of violence, indicating that they are likely to be better informed in the Emergency Service Department.
Introduction
Du fait de leur fréquence, mieux connue depuis 15 ou 20 ans, les violences conjugales se placent de plus en plus au cœur des préoccupations des soignants. En effet, selon l’Observatoire national des violences faites aux femmes 1, chaque année en France, en moyenne 1,2% des femmes âgées de 18 à 59 ans (soit 201 000 femmes) sont victimes de violences conjugales, physiques ou sexuelles. Il existe une réelle difficulté de prise en charge des cas de violences conjugales en raison de la sous-déclaration des faits de violences, des abandons des poursuites à l’encontre de l’auteur de ces violences, des difficultés financières et sociales que rencontrent parfois certaines victimes. De plus, il est difficile pour les soignants de repérer les victimes de violences conjugales et de pouvoir les orienter correctement. Tous les professionnels de santé sont concernés, particulièrement en cabinet de médecine générale et dans les services d’urgence.
Outre le coût humain individuel, ce type de violences génère des coûts importants pour la collectivité, estimés à 3,6 milliards d’euros pour l’année 2012 2. Ils sont principalement liés aux pertes de production dues aux décès, à l’absentéisme professionnel des victimes et aux incarcérations des auteurs de violences. En 2006, les coûts directs médicaux (soins de santé) ont été estimés à 483 millions d’euros, les passages aux urgences représentant 24,4 millions d’euros 3.
C’est pourquoi il est important de mieux connaître les caractéristiques des victimes de violences conjugales pour en tenir compte dans la pratique de la médecine au quotidien, que ce soit en médecine générale ou dans les services de médecine d’urgence, afin d’orienter au mieux leur prise en charge médico-judiciaire et leur suivi. L’objectif de ce travail était de décrire les victimes de violences conjugales qui se présentaient dans un service d’urgence, ainsi que leur prise en charge aux urgences, afin de proposer des améliorations de cette prise en charge et de leur orientation, notamment vers une unité médico-judiciaire, à la sortie de l’hôpital.
Patients et méthodes
Recueil des données
Dans le cadre d’une étude comparative rétrospective, nous avons recueilli les données concernant les patients s’étant présentés pour « rixe » ou « agression » dans les deux services d’urgence accueillant des adultes à Toulouse en 2013. Le codage est effectué par l’infirmier d’accueil et d’orientation lors de l’admission, d’après une liste préétablie des motifs de venue dans ces services, et les données sont collectées par le département d’information médicale du CHU de Toulouse. Les deux services d’accueil des urgences (SAU) sont situés dans deux établissements : le CHU de Purpan et le CHU de Rangueil. Ce dernier site héberge l’unité médico-judiciaire (UMJ), qui reçoit les victimes de coups et blessures volontaires (consultations avec ou sans réquisition judiciaire).
Au total, 880 consultations aux urgences pour ces motifs (rixe ou agression) ont été identifiées en 2013. À partir des dossiers d’hospitalisation, nous avons constitué et comparé deux groupes de patients : ceux ayant été identifiés comme victimes de violences conjugales et ceux qui avaient subi d’autres types de violences volontaires (voie publique, contexte festif, travail, familial, vol avec violence). L’intégralité des comptes rendus de passage aux urgences a été analysée et plusieurs variables ont été recueillies :
- caractéristiques des patients : âge et sexe ;
- caractéristiques de l’agression : codage de l’agression par l’infirmière d’accueil et d’orientation des urgences (en « rixe » ou « agression ») ;
- caractéristiques de la prise en charge : mode de transport jusqu’aux urgences (moyens personnels ou services de secours), CHU d’accueil (Purpan ou Rangueil), éléments pouvant témoigner d’une gravité initiale des lésions (établie lorsque l’un des trois critères suivants était retrouvé : présence d’une fracture, réalisation d’une suture, mise en place d’une contention), réalisation d’un examen d’imagerie, rédaction d’un certificat médical initial (CMI) en plus du compte rendu de passage aux urgences, présence d’une information écrite donnée au patient concernant le service de médecine légale, durée d’hospitalisation, passage ultérieur à l’UMJ.
Analyses statistiques
Analyse bivariée
Après vérification des conditions d’application (calcul des effectifs théoriques pour les variables qualitatives, analyse du mode de distribution des données et recherche d’une égalité des variances pour les variables quantitatives) nous avons utilisé un test du Chi2 dans la comparaison de deux variables qualitatives et un test de Kruskall-Wallis dans la comparaison d’une variable quantitative et d’une variable qualitative. Un seuil de 5% a été retenu pour la significativité des tests.
Analyse multivariée
Une analyse de régression logistique pas à pas descendante a été effectuée. Toutes les variables ayant un p<20% lors de l’analyse bivariée ont été initialement incluses dans le modèle. Après vérification de la vraisemblance du modèle à chaque étape (p>0,05), nous avons obtenu un modèle final. L’objectif de l’analyse était de mettre en évidence les variables les plus significativement associées au fait d’être victime de violences conjugales.
Résultats
Analyse bivariée
Le tableau 1 présente le détail des résultats de l’analyse bivariée.
Caractéristiques des patients
Au total, sur les 880 dossiers recueillis, les violences conjugales représentaient 73 cas (60 femmes et 13 hommes), soit 8,2% de notre population d’étude (figure).
Concernant l’âge des patients, aucune différence significative n’était observée entre le groupe des victimes de violences conjugales et celui des victimes d’autres violences.
De manière attendue, les femmes étaient significativement majoritaires (82,2% vs 21,2%, p<10-3) dans le groupe des violences conjugales. L’âge des femmes victimes de violences conjugales ne différait pas significativement de celui des victimes d’autres violences.
Caractéristiques de la prise en charge aux urgences
Il n’existait pas de différence significative entre les deux groupes concernant le mode de transport des victimes jusqu’aux urgences (environ 50,0% des patients dans les deux groupes se rendant dans le service des urgences par leurs propres moyens) et la durée d’hospitalisation au sein du service des urgences (moins de 24 heures).
Les victimes de violences conjugales se présentaient plus fréquemment dans le service des urgences de Rangueil (siège de l’UMJ) que les autres victimes (34,3% vs 20,8%, p<0,01).
Lors de l’admission aux urgences, les motifs de recours aux urgences des victimes de violences conjugales ont été codés par l’infirmière d’accueil comme victime d’agression dans 93,1% des cas (et comme rixe dans 6,9% des cas) vs 67,8% pour les autres types de violence, p<10-3).
Les victimes de violences conjugales présentaient moins fréquemment de signes de gravité clinique (23,3% vs 47,6%, p<0,01) et avaient moins d’examens d’imagerie (37,0% vs 56,1%, p<10-3) que les patients du groupe « autres violences ».
Enfin, lors de leur passage aux urgences, les victimes de violences conjugales bénéficiaient de beaucoup plus d’informations que les autres victimes sur l’existence du service de médecine légale (69,9% vs 29,6%, p<10-3) et quittaient plus souvent le service des urgences avec un CMI rédigé en plus du compte rendu de passage aux urgences (26,0% vs 13,2%, p<0,01).
Orientation vers le service de médecine légale
Le recours à une consultation médico-légale concernait globalement 50,0% des patients victimes de rixe ou d’agression, dont 85% correspondaient à des réquisitions. Les victimes de violences conjugales consultaient davantage dans le service de médecine légale après leur passage aux urgences que les victimes d’autres types de violence (69,9% vs 48,5%, p<10-3). Ceci indique que 30,1% des victimes de violences conjugales ne se rendaient pas dans le service de médecine légale après leur passage aux urgences et ne bénéficiaient donc pas d’une procédure médico-judiciaire.
Analyse multivariée
Au total, neuf variables ont été introduites dans le modèle : l’âge, le sexe, le mode de transport jusqu’aux urgences, l’hôpital d’accueil (Purpan ou Rangueil), le codage aux urgences (rixe ou agression), l’existence d’un signe de gravité clinique, la réalisation d’une imagerie, l’existence d’une information écrite donnée aux patients lors de leur passage aux urgences concernant la consultation de médecine légale et la rédaction d’un CMI en plus du compte-rendu de passage aux urgences.
Le modèle final est présenté dans le tableau 2.
Comparées aux victimes d’autres violences, les victimes de violences conjugales avaient une probabilité 13,7 fois plus importante d’être des femmes plutôt que des hommes et une probabilité 2,3 fois plus élevée de consulter en médecine légale à la suite de leur passage aux urgences que de ne pas le faire. Elles consultaient préférentiellement au CHU de Rangueil, bénéficiaient significativement de moins d’examens d’imagerie et avaient une probabilité 3,2 fois plus grande d’être informées de l’existence du service de médecine légale.
Discussion
Des enquêtes telles que « Évènements de vie et santé » 4 ou « Enveff (Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France) » 5 se sont attachées à décrire au mieux les caractéristiques concernant les violences conjugales. Cependant, il existe peu de données de la littérature concernant spécifiquement les modalités de prise en charge médicale des victimes. Selon les données de l’Observatoire national des violences faites aux femmes publiées en 2013 1, sur 131 000 femmes âgées de 18 à 59 ans vivant en ménage ordinaire en métropole et qui vivaient encore avec l’auteur des faits, 27% ont été vues par un médecin, 20% se sont rendues dans un commissariat ou une gendarmerie, 8% ont appelé un numéro vert ou un service d’aide aux victimes, 10% ont rencontré des membres d’une association, 17% ont parlé aux services sociaux et 20% ont consulté un psychiatre ou un psychologue ; 52% n’ont effectué aucune de ces démarches.
Dans notre étude, de manière attendue et en accord avec les données de la littérature 3,6,7,8, nous avons constaté que les victimes de violences conjugales étaient très majoritairement des femmes jeunes.
Cette étude a permis de mettre en évidence une proportion plus importante de violences conjugales codées « agression », comparativement aux autres types de violences, plus souvent codées « rixes ». Ceci permet de présager d’une bonne adéquation du codage aux faits de violence lors de la consultation aux urgences. En effet, il paraît logique que les victimes de violences conjugales mentionnent davantage une agression de la part de leur conjoint plutôt qu’une rixe au sein du couple.
Lors du passage aux urgences, un bilan d’imagerie était moins souvent réalisé dans les cas de violences conjugales que dans les autres types de violences. On peut donc supposer que les lésions physiques initiales étaient souvent moins graves dans les cas de violences conjugales.
L’absence de différence significative concernant le mode d’admission aux urgences (services de secours, moyens personnels) des victimes de violences conjugales est un autre argument en faveur d’une gravité physique initiale des lésions non supérieure à celle des lésions des autres victimes. Cette absence de signes de gravité initiale soulève un questionnement sur les motivations de consultation des victimes. Notamment : viennent-elles aux urgences dans un but d’éloignement du conjoint ? Ces consultations sont-elles une forme de demande d’aide auprès des professionnels de santé ?
La gravité psychologique et son retentissement sur les victimes n’étaient pas mentionnés dans les comptes rendus des urgences analysés au cours de notre étude. Or, la dimension psychologique est fondamentale dans le cadre des violences conjugales et son analyse doit faire partie intégrante de la prise en charge des victimes. Dans une étude ultérieure, l’analyse des entretiens psychologiques parfois réalisés au sein du service des urgences pourrait apporter les informations utiles.
Lors de leur passage aux urgences, les victimes de violences conjugales semblent s’orienter plutôt vers le CHU de Rangueil que vers celui de Purpan. Les patients victimes d’autres violences consultent eux, préférentiellement, au CHU de Purpan. De manière générale, les urgences du CHU de Purpan accueillent annuellement deux fois plus d’entrées que celles du CHU de Rangueil, du fait de la localisation géographique et de la meilleure accessibilité du site de Purpan. Il est à noter que le CHU de Purpan est le seul à accueillir les urgences psychiatriques.
Face à ce constat, plusieurs questions émergent :
- les victimes connaissaient-elles déjà l’existence du service de médecine légale au CHU de Rangueil, notamment dans les cas de violences réitérées ? Il est à noter que nous n’avions pas l’information concernant la chronicité des violences (premier épisode ou réitération). Cette information pourra être recueillie lors des prochaines études sur le sujet ;
- les victimes se présentant au CHU de Purpan ont-elles facilement accès à l’UMJ située sur l’autre site ? Si tel n’est pas le cas, on peut se poser la question de la nécessité d’une antenne de consultation au CHU de Purpan afin de prendre en charge certaines victimes ;
- l’information concernant le service de médecine légale est-elle mieux prodiguée aux urgences de Rangueil du fait de sa proximité géographique ?
Pour remédier à la sous-déclaration des violences conjugales et à l’abandon des poursuites à l’encontre de leur auteur, les droits des victimes de violence conjugale ont été renforcés en 2006, 2010 et 2014, tant au niveau pénal que civil, notamment avec des mesures d’éviction du conjoint. La politique pénale a entraîné une quasi-automaticité des poursuites en la matière, incitant les victimes à faire valoir leurs droits. Enfin, des fiches de liaison gendarmerie ont été mises en place. Elles permettent de contacter plus facilement les victimes au cours de la procédure. Ces nouvelles procédures ont permis d’encourager les victimes de violences conjugales à engager les démarches adéquates et à venir consulter en médecine légale 7. Une augmentation des consultations en médecine légale a effectivement été enregistrée depuis 2006 7, mais beaucoup de victimes restent encore « perdues de vue » (30,1% dans notre étude) par la Justice, au sens où elles ne sont pas dirigées vers des UMJ.
Notre étude a permis de mettre en évidence que les victimes de violences conjugales consultaient davantage dans le service de médecine légale pour coups et blessures volontaires que les victimes d’autres types de violences, ce qui révèle peut-être d’une meilleure information de ces victimes aux urgences.
En conclusion cette étude permet de mettre en exergue les points suivants :
- les victimes de violences conjugales ne consulteraient pas seulement dans un service d’urgence du fait de la gravité des lésions initiales. Elles pourraient faire appel aux soignants davantage dans une démarche d’éloignement de leur conjoint et de demande d’aide que dans une démarche de soins. On peut retenir aussi la notion d’une probable volonté de matérialisation des faits de violence via l’établissement d’un certificat médical initial ;
- les victimes de violences conjugales consultent préférentiellement dans le service des urgences du CHU de Rangueil. L’hypothèse retenue en premier lieu est que ce dernier héberge également le service de médecine légale, et que cela est connu des femmes ayant des antécédents de violences conjugales ;
- l’information des victimes aux urgences concernant l’existence du service de médecine légale semble être importante dans le parcours urgences – consultation pour coups et blessures volontaires.
Afin d’envisager une généralisation de nos résultats, une étude ultérieure multicentrique pourrait être proposée, en prenant en compte notamment les particularités liées au codage des violences, la notion de consultations précédentes aux urgences pour les mêmes motifs, le bassin de population concerné par ces faits de violences et les habitudes de prise en charge propres à chaque établissement.
Il sera également nécessaire d’étudier spécifiquement le retentissement psychologique pouvant être engendré par les faits de violences conjugales et déterminer dans quelle mesure il participe au désir de consultation médicale de la part des victimes.