Épidémiologie des violences conjugales en France et dans les pays occidentaux
// Epidemiology of domestic violence in France and in Western countries
Résumé
Introduction –
À partir des années 1990, l’Organisation mondiale de la santé a intégré les violences conjugales dans la santé publique, quittant ainsi le champ exclusif de la police et de la justice. Dans le cadre de ses missions de surveillance épidémiologique de l’état de santé de la population, l’Institut de veille sanitaire (devenu Santé publique France) a engagé une analyse des travaux disponibles pour rendre compte des résultats et connaissances épidémiologiques sur ce domaine dans les pays occidentaux.
Méthode –
Les recherches bibliographiques ont été menées dans PubMed et des sites institutionnels en 2012 puis en 2015.
Résultats –
Les travaux ont été classés selon huit axes, parmi lesquels : prévalence, populations spécifiques (femmes enceintes, personnes âgées, etc.), conséquences (santé), facteurs de risques, etc. Ici, seules les prévalences et les conséquences sur la santé des victimes sont abordées. Les données de prévalence montrent des différences entre pays, mais les différences de méthodologies limitent la portée des comparaisons et l’étude des évolutions. Dans ce contexte, l’Agence européenne des droits fondamentaux a appliqué en 2014 un protocole identique à 28 pays de l’Union européenne, qui a permis de montrer qu’une femme européenne sur 5 a été victime de violences physiques et/ou sexuelles et presqu’une sur 2 a été victime de violences psychologiques. Une étude de l’Organisation mondiale de la santé montre que 38,6% des homicides de femmes et 6,3% des homicides d’hommes ont été commis par un partenaire intime. En France, la Délégation d’aide aux victimes du Ministère de l’intérieur recense annuellement de manière exhaustive depuis 2006 les morts violentes au sein du couple (118 femmes décédées en 2014). Peu de données de prévalence sont issues de sources hospitalières. La liste des troubles de santé chez les victimes est longue et bien décrite. Comparées aux femmes non victimes, les victimes de violences conjugales auraient globalement 60% de problèmes de santé en plus.
Conclusion –
Les violences entre partenaires intimes sont traitées de manière particulièrement dense depuis les années 2000. Cette synthèse des résultats épidémiologiques existants dans les pays occidentaux constitue, pour cette thématique complexe, une base d’aide au choix des aspects à surveiller et/ou à approfondir.
Abstract
Introduction –
The World Health Organization has been integrating domestic violence in public health since the 1990s, putting an end to the exclusive field of police and justice. As part of its missions of epidemiological surveillance of population health, the French National Public Health Agency initiated an analysis of research available to report epidemiological results and findings in this field in Western countries.
Method –
Literature reviews were conducted in PubMed and on institutional sites in 2012 and 2015.
Results –
Research work was classified according to eight focus areas, including: prevalence, specific populations (pregnant women, elderly, etc.), consequences (health), risk factors, etc. The present article addresses only the prevalence and health consequences on victims. Prevalence data show differences between countries, but methodological differences limit the scope for studying comparisons and trends. In this context, the European Union Agency for Fundamental Rights implemented in 2014 a unique protocol in 28 countries of the European Union, which has shown that one European woman out of five has been subject to physical and/or sexual violence, and nearly one out of two women suffered from psychological violence. A study conducted by the World Health Organization reveals that 38.6% of women’s murders and 6.3% of men’s murders were committed by an intimate partner. In France, the Delegation of the support of victims of the Ministry of Interior records exhaustively since 2006 the number of violent deaths among couples (118 women died in 2014). Few prevalence data come from hospital sources. The list of health disorders among victims is long and well documented. Compared to non-abused women, victims of domestic violence present 60% more health problems.
Conclusion –
Violence between intimate partners has been addressed in a particularly thorough way since 2000. This summary of existing epidemiological results in Western countries represents a tool for deciding areas to monitor and/or reinforce, considering the complexity of this matter.
Introduction
Les violences conjugales, ou violences entre partenaires intimes, sont entrées dans le champ de la santé publique à partir des années 1990, quittant ainsi le champ exclusif de la police et de la justice 1. La quatrième Conférence mondiale sur les femmes de 1995, sous l’égide de l’Organisation des nations unies (ONU), à Pékin, a largement contribué à l’acquisition, notamment en France, de statistiques précises sur les violences faites aux femmes. De plus, les institutions internationales (ONU, Organisation mondiale de la santé (OMS), etc.) se sont investies et continuent de le faire pour que le secteur de la santé soit étroitement associé à la lutte contre ces violences 2. Les instances de l’Union européenne (UE) ne cessent d’inviter les États-membres à produire des données statistiques sur ce sujet, conformément à la convention d’Istanbul (signée par la France en 2011). En France, si de nombreux partenaires sont impliqués dans la prévention et la lutte contre les violences conjugales, il est apparu opportun pour l’Institut de veille sanitaire (InVS) (1) d’être capable, dans le cadre de ses missions de surveillance épidémiologique de l’état de santé de la population, de rendre compte des résultats et connaissances épidémiologiques dans ce domaine. C’est dans ce contexte qu’a été réalisé ce travail, avec pour objectif de disposer d’une base de données documentaire et d’une synthèse des connaissances épidémiologiques sur les violences conjugales en France et dans les pays occidentaux.
Méthodes
Ce travail a été réalisé entre 2012 et 2013 et actualisé fin 2015. Les études sur la thématique ne se limitent évidemment pas aux violences entre conjoints, elles englobent les divers partenaires intimes : conjoints, concubins, petit amis, ex-partenaires ou ex-conjoints, etc. Des différences peuvent être observées entre études. L’expression utilisée aujourd’hui est plus volontiers « violences entre partenaires intimes » que « violences conjugales ». Les recherches bibliographiques, menées dans la banque de données PubMed, ont été élargies en incluant des expressions moins spécifiques comme « domestic violence » qui renvoie à des violences familiales plus larges (comme la maltraitance des enfants), ceci afin de s’assurer d’un recensement le plus exhaustif possible. La combinaison de mots-clés utilisée est la suivante : domestic violence[Title/Abstract] OR domestic abuse[Title/Abstract] OR intimate partner violence[Title/Abstract] OR intimate partner abuse[Title/Abstract] OR spouse violence[Title/Abstract] OR spouse abuse[Title/Abstract]) AND “humans”[MeSH Terms]). Elle a fourni 7 177 références à la date du 10 novembre 2015. Parmi les articles, 85,1% (soit 6 110) ont été publiés après 1999 et 39,7% (2 850) après 2009. Du fait de leur grand nombre, un périmètre de travail a été instauré pour pouvoir mener à bien ce travail dans les limites temporelles et matérielles attribuées au projet. L’exploration bibliographique a donc été réalisée dans un premier temps via la lecture des 607 revues systématiques publiées après 1999. Les violences dirigées contre les hommes ou entre partenaires intimes de même sexe ont été exclues, car elles constituent des thématiques à part entière, avec leurs propres spécificités. L’identification des travaux issus de la littérature grise a, quant à elle, été menée de manière empirique : consultation de sites internet et dossiers documentaires publiés par de multiples organismes tels que OMS, ONU, UE, etc.
Résultats
À la lecture des documents, huit thématiques se dégagent (tableau 1). Ces thématiques ont été développées dans le rapport d’étude complet disponible auprès de Santé publique France 3. Dans cet article, sont présentés les résultats sur la prévalence des violences et leurs conséquences sur la santé des victimes.
Prévalence des violences conjugales en France et dans les pays occidentaux
Les premières données statistiques sur les violences au sein du couple sont issues d’enquêtes de victimation (soit le fait d’être victime de, de subir un préjudice tels que infraction, accident, atteinte aux biens, à la personne, etc.) mises en place afin de compléter les statistiques de police qui, très partielles et insuffisantes, ne fournissaient pas de données fiables sur ces violences. La première enquête nationale de ce type a été réalisée aux États-Unis en 1972 4. En France, des enquêtes de victimation ont été lancées dans les années 1980 par le Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip) et sont, depuis 2006, mises en œuvre annuellement par l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) et l’Institut national de la statistique et des études économiques (Enquête Cadre de vie et sécurité ou CVS, Insee) 5. À partir des années 1990, on a reconnu l’intérêt de mener des études en population générale sur des échantillons représentatifs pour fournir des données statistiques fiables sur ces violences 6,7. La première enquête d’envergure en population générale et spécifique de la thématique a été menée en 1993 au Canada 8. Des enquêtes nationales similaires ont, depuis lors, été effectuées dans de nombreux pays. En France, le gouvernement (Service des droits des femmes et de l’égalité et Secrétariat d’État aux droits des femmes) a commandité la première enquête nationale spécifique, qui a été réalisée en 2000 (Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France, Enveff). Des enquêtes dites « de ménages » ont aussi été à l’origine du recueil, à l’aide de modules dédiés, de données sur des échantillons représentatifs de manière standardisée : par exemple, en France, l’enquête Evènements de vie et santé, EVS, Drees-Insee 9. Une autre source potentielle de données est le milieu médical. Selon des enquêtes en population générale, et notamment Enveff, les femmes qui parlent des violences subies en parlent le plus aux personnels médicaux 10. Cependant, le milieu médical, qui apparaît comme étant en première ligne pour identifier et aider les victimes, fournit peu de données de prévalence. Cette insuffisance, ainsi que les freins chez les professionnels et les victimes (problèmes éthiques majeurs et manque de formation du personnel médical) sont largement discutés dans la littérature 11. Dans ce contexte, la question du dépistage systématique au sein des structures hospitalières (dépister la violence chez toutes patientes indépendamment d’un risque présumé), qui semble abandonnée aujourd’hui, a longtemps été débattue, y compris pour les femmes enceintes 2,12.
Le tableau 2 présente des données de prévalences issues de sources institutionnelles et d’enquêtes en population : des données d’études nationales ou régionales menées entre 1986 et 2010 et compilées par ONU Femmes 13, les résultats de l’enquête Enveff en France métropolitaine 10 et de l’étude réalisée dans 28 pays européens par l’Agence des droits fondamentaux de l’UE 14.
Les données compilées par l’ONU montrent des variations importantes entre pays développés. Mais plusieurs constats ont été faits sur les difficultés de comparaison, du fait des différences de méthodologies (recueils des données, populations d’étude, libellés de questions, mots utilisés, ordre des questions, etc.). Des initiatives ont été menées afin d’homogénéiser les protocoles d’enquête et de permettre des comparaisons entre pays (ou dans le temps) : c’est le cas de l’étude multi-pays de l’OMS, incluant en majorité des pays émergents 15, le projet International Violence Against Women Survey (IVAWS) de l’Institut européen de contrôle et de prévention du crime 6, dont s’est inspirée l’Agence européenne des droits fondamentaux. L’Agence a appliqué un protocole identique à des échantillons représentatifs de chacun des 28 pays de l’UE. En moyenne, depuis l’âge de 15 ans, une femme européenne sur 5 a été victime de violences physiques et/ou sexuelles et presqu’une sur 2 a été victime de violences psychologiques. Des différences apparaissent clairement entre pays, les prévalences les plus fortes de violences physiques ou sexuelles ou psychologiques sont mesurées au Danemark, en Lettonie et en Finlande. Les prévalences en France se situent au-dessus de la moyenne européenne. L’Agence avance des hypothèses pour expliquer ces différences entre pays : variations de la capacité à parler des violences selon les cultures, signalements plus importants dans les pays de plus grande égalité entre les genres, niveau variable de criminalité en général, différences de consommation d’alcool, etc. Les prévalences obtenues en France ne sont pas strictement comparables avec les résultats de l’Enveff ; cependant, les prévalences de violences physiques ou sexuelles déclarées sur les 12 mois précédents apparaissent plutôt plus faibles dans l’Enveff. Globalement, sur cette période, 9,5% des femmes de France métropolitaine ont subi des violences conjugales. Ce chiffre a été largement retenu par les médias et les politiques pour définir la proportion de femmes victimes en France de violences conjugales. Une nouvelle enquête est actuellement en cours en France : Virage (Violences et rapports de genre) 16.
Mortalité associée aux violences conjugales
Une revue systématique des travaux sur les prévalences d’homicides entre partenaires intimes a été réalisée sous l’égide de l’OMS et publiée en 2013 17. Des données ont été identifiées pour 66 pays. Globalement, 13,5% des homicides ont été commis par un partenaire intime. Les pourcentages sont plus élevés dans les pays aux revenus les plus forts (14,9% en moyenne). Par sexe, 38,6% des homicides de femmes et 6,3% des homicides d’hommes ont été commis par un partenaire intime. En Europe, en 2006, le nombre de femmes décédées en lien avec des violences conjugales a été estimé à 2 419 dans l’ensemble des États-membres, soit presque 7 femmes par jour 18. En France, la Délégation d’aide aux victimes (DAV) du Ministère de l’Intérieur recense de manière exhaustive depuis 2006 les morts violentes au sein du couple. Elle exploite les télégrammes et synthèses de police judiciaire ainsi que les articles parus dans la presse nationale et régionale, et analyse de manière détaillée les contextes de survenue. En moyenne, en 2014, une femme est décédée tous les trois jours, victime de son compagnon ou ex-compagnon 19. En tout, 118 femmes sont décédées en 2014 (de plus, 7 enfants ont été tués en même temps que leur mère, 11 ont été témoins des scènes de crime et 43 auteurs se sont suicidés). Le chiffre était de 212 femmes en 2013, 147 en 2012, 121 en 2011 et 146 en 2010. Parallèlement, en 2014, 124 femmes ont été victimes de tentative d’homicide 5.
Conséquences des violences sur la santé des victimes
Selon l’OMS, les violences conjugales auraient pour conséquence la perte d’une à quatre années de vie en bonne santé chez les femmes, avec un doublement de leurs dépenses totales de santé annuelles 20. Comparées aux femmes non victimes, les victimes de violences conjugales auraient globalement 60% de problèmes de santé en plus 12,21.
Les conséquences relatives à la santé des victimes sont bien décrites dans la littérature, à partir d’études en milieu médical et d’études nationales en population, mais peu fournissent des données statistiques car il s’agit surtout de données qualitatives. Les troubles de santé sont variés (tableau 3) et, sans connaissance de la violence conjugale, on considère que le médecin est difficilement en mesure de traiter la patiente 22,23,24,25. Les traumatismes, qui ont pu être considérés comme l’indicateur le plus évident pour le repérage des femmes violentées physiquement, ne permettraient sans doute pas d’identifier les victimes présentant des troubles de santé sur le long terme. Un dixième des femmes victimes de violences seraient détectées par les services de santé 24. Aux États-Unis, deux tiers des femmes tuées par leur conjoint auraient reçu des soins médicaux dans l’année précédant leur mort 27.
Conclusion
Les violences exercées à l’encontre des femmes sont traitées dans la littérature de manière particulièrement dense depuis les années 2000. La problématique, en termes de prévalence, apparaît aujourd’hui de mieux en mieux prise en compte à travers les études disponibles.
Les potentielles conséquences de santé pour la victime sont multiples, à court et à long terme ; toutes ne sont pas aisément attribuables de prime abord à des violences conjugales. Les troubles de santé des victimes sont bien listés, mais leurs prévalences ne sont pas étudiées en détail. Des progrès restent donc à réaliser sur la mesure statistique de la violence conjugale sur la santé.
Cette synthèse, qui fournit un éclairage actualisé des recueils de données existants sur les violences conjugales dans les pays occidentaux et des différents types de recherches scientifiques effectuées sur cette problématique, constitue, pour cette thématique complexe des violences conjugales, une base d’aide au choix des aspects à surveiller et/ou à approfondir.