Estimation du coût des violences au sein du couple et de leur incidence sur les enfants en France en 2012 : synthèse de la troisième étude française de chiffrage

// Cost estimation of intimate partner violence and its consequences on children in France in 2012: a summary of the third French cost study

Catherine Cavalin1,2,3 (catherine.cavalin@sciencespo.fr), Maïté Albagly4, Claude Mugnier4, Marc Nectoux4, avec la collaboration de Claire Bauduin5
1 Centre d’études européennes, Sciences Po, Paris, France
2 Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques, Sciences Po, Paris, France
3 Centre d’études de l’emploi, Noisy-le-Grand, France
4 Psytel, Paris, France
5 Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE), Paris, France
Soumis le 17.09.2016 // Date of submission: 09.17.2016
Mots-clés : Violences dans le couple | Coût des violences interpersonnelles | Conséquences sur les enfants | Santé publique | France
Keywords: Intimate partner violence | Cost of interpersonal violence | Impact on children | Public health | France

“We appreciate the value of life and health only when we lose them” Louis I. Dublin. In: Health and wealth, a survey of the economics of world health. New York, London: Harper and Brothers, 1928.

Résumé

Objectifs –

Le coût des violences au sein du couple et de leurs conséquences sur les enfants (VSCE) a été calculé pour l’année 2012 en France. Comme dans d’autres études, ce type de calcul contribue depuis quelque vingt ans à faire des violences interpersonnelles une question de santé publique. Nous en discutons la méthode, les résultats et l’apport possible à des politiques sanitaires.

Matériel-méthodes –

L’étude s’appuie sur 1) des données administratives ; 2) des enquêtes en population générale (prévalence et incidence des phénomènes, étayage des causalités entre violences subies et santé) ; 3) des études spécifiques (données en population générale ou à vocation clinique) ; 4) des compléments qualitatifs recueillis auprès d’experts pour les données les plus lacunaires. Pour la valorisation monétaire des VSCE, c’est la « valeur de la vie statistique » qui est utilisée, selon l’estimation réalisée en France en 2013.

Résultats –

Le coût total des VSCE est estimé à 3,6 milliards d’euros en 2012, dont 21,5% de coûts directs (médicaux ou non), 66,8% de coûts indirects et 11,7% de coûts pesant sur les enfants. Tant pour les dépenses imputables aux VSCE (coût d’opportunité) que pour les manques à gagner qu’elles engendrent, leurs coûts sont massivement déterminés par la victimation des femmes dans le couple.

Discussion –

L’augmentation du coût des VSCE depuis la première étude française s’explique par la possibilité de nouveaux chiffrages et ouvre des discussions sur certaines hypothèses émises, dans chacune des études menées, sur des postes spécifiques de coût. Elle s’explique surtout par un accroissement du consentement à payer : renchérie, la « valeur de la vie statistique » vient alourdir le volume et la part des coûts indirects. Des données quantitatives manquent, particulièrement pour les enfants. Des données qualitatives nouvelles permettraient aussi de mieux interpréter la rare et statistiquement atypique victimation des hommes.

Conclusion –

Le calcul du coût confirme le fardeau considérable des VSCE dans une logique « burden of disease ». Les données restent à compléter et l’opérationnalisation de l’instrument « coût » dans les politiques sanitaires demeure encore inachevée.

Abstract

Aims –

The cost of intimate partner violence and its consequences on children (IPVC) has been calculated in France for the year 2012. As in analogous studies conducted in the last twenty years, this type of assessment has been contributing to address interpersonal violence as a public health issue. We discuss the method, results and possible contribution of this study to public health policies.

Material-methods –

The study is based on 1) administrative data; 2) surveys conducted in the general population (prevalence and incidence of events, building of hypotheses on causal links between victimization and health); 3) specific studies (data in the general population, clinical data); 4) additional qualitative information collected through interviews with experts on missing data. In order to assess the money value of IPVC, we used the “value of a statistical life (VSL)”, based on the estimate conducted in France in 2013.

Results –

The assessed cost of IPVC is 3.6 billion euros for the year 2012 which breaks down as follows: 21.5% direct costs (medical or others), 66.8% indirect costs, and 11.7% costs related to children. Costs are massively determined by women’s victimization in intimate relationships, both for expenditures linked to IPVC (opportunity cost) and productive shortfalls they generate.

Discussion –

The cost of IPVC has been growing between the first and this third French study. This increase can be explained by the availability of some new data and also leads to compare and discuss some hypotheses made by the different studies on specific cost items. This increase is mainly due to an increase in the willingness to pay for human life: the “money value of statistical life” has been raised, which increases the volume and share of the indirect costs among the total cost. Quantitative data are still lacking, particularly on children. New qualitative data would also allow to better interpret the rare and statistically atypical men’s victimization in intimate relationships.

Conclusion –

The calculation of the cost confirms the considerable weight of IPVC in a “burden of disease” perspective. However, data still remain to be completed, and operationalizing the « cost » tool as an effective instrument in public health policies remains to be achieved.

Introduction

La mesure 3.1 (axe 3) du 4e Plan interministériel (2014-2016) de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes prévoyait en France « la réalisation d’une nouvelle étude sur l’estimation des coûts économiques des violences au sein du couple ». Sa mise en œuvre a été assurée en 2014 1 par un appel à projets de la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS), sous l’impulsion du Service des droits des femmes et de l’égalité entre les femmes et les hommes (SDFE) et de la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (Miprof) (1). Ce chiffrage du coût des violences au sein du couple succède à deux premières études réalisées dans ce domaine, pour la France seule en 2006 2, et pour plusieurs pays européens (dont la France) dans le programme Daphné II en 2009 3. Pour cette troisième estimation, prolongeant la loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010 « relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants », l’étude devait inclure une mesure des coûts liés aux conséquences sur les enfants des violences dans les couples.

Cette multiplicité de travaux destinés à estimer le coût des violences survenant au sein du couple n’est pas propre à la France. En effet, des études analogues ont été menées 4,5,6 et parfois actualisées 7,8, dans divers pays, notamment depuis les années 2000, avec de fortes incitations en ce sens prodiguées par des institutions internationales, Organisation mondiale de la santé (OMS) en tête 9,10. La plupart des calculs de coûts s’appliquent au périmètre des violences conjugales et/ou intrafamiliales concernant principalement les victimes de sexe féminin et secondairement les enfants, parfois en explicitant la dimension du genre 11. Ces études récoltent les fruits d’un essor spectaculaire des sources statistiques permettant – surtout dans les pays développés – de mieux mesurer la prévalence des violences subies par les femmes et leurs conséquences sanitaires depuis la quatrième Conférence mondiale sur les femmes de l’Organisation des nations unies (Pékin, 1995) 12. Le contexte est celui d’une perspective économique nouvellement appliquée à toutes les violences interpersonnelles (y compris la guerre) 13, où dominent les préoccupations de santé publique 14, mais où se posent également des questions plus générales et traditionnelles à la discipline économique, en particulier autour de la notion de coût d’opportunité 15.

Le contenu et les limites de l’étude 2014 réalisée en France permettent de comprendre que l’estimation du coût des violences au sein du couple et de leurs conséquences sur les enfants se trouve à la jonction, d’une part, d’un champ statistique prolifique mais relativement nouveau et, d’autre part, de questions méthodologiques plus anciennes relatives à la conception en économie du coût de la vie et du capital humain 16,17 et au calcul du coût de la maladie (« cost of illness ») en économie de la santé 18.

Matériel et méthodes

Une telle étude requiert de définir le périmètre des violences dont le coût sera estimé. Selon la démarche qui prévaut depuis une vingtaine d’années dans les enquêtes statistiques qui mesurent l’occurrence des violences interpersonnelles (y compris les enquêtes « de victimation » au sens strict, i.e. celles qui en principe s’en tiennent plus étroitement à des actes correspondant à des infractions – crimes ou délits – selon la loi), nous avons adopté ici un périmètre extensif qui comprend à la fois des actes de violence verbale, physique, sexuelle et psychologique, tels que définis et pris en compte dans les nombreuses sources de données que nous incluons. La notion de « violences » s’étend donc bien au-delà de la seule dimension physique ; à l’avenir, d’autres dimensions pourraient être prises en compte, telles que certaines formes de cybercriminalité. Le rapport du Groupe de travail interministériel sur la cybercriminalité 19 évoque diverses atteintes sexuelles commises par le biais d’Internet, mais n’en désigne aucune comme prenant place spécifiquement au sein du couple. On peut penser que le développement de la diffusion d’images à caractère intime et/ou sexuel (exemple : « sextapes ») entre partenaires pourrait ainsi donner lieu à examens futurs. La mesure quantitative n’en étant pas encore disponible, de tels actes sont exclus de notre champ.

Comme tout calcul de coût de ce type, cette étude, réalisée en France sur des données de 2012, doit également régler une question fondamentale en donnant une définition du coût et donc des composantes à y inclure. L’étude française opte pour l’approche en termes de « capital humain » qui préconise d’estimer les coûts directs et indirects de la morbidité et de la mortalité qui résultent d’actes de violence, conformément à toutes les études menées dans d’autres pays depuis quelques années et aux recommandations de l’OMS. Si cette démarche est celle qu’a inaugurée l’économie de la santé avec le « cost of illness », il faut toutefois noter que les coûts sanitaires ne sont pas les seuls à être pris en compte. Le coût des violences est abordé comme un coût « en santé » (avec des coûts médicaux directs et indirects), mais intègre aussi d’autres dimensions.

Au total, dans l’étude française de 2014, sont inclus :

  • des coûts directs, médicaux ou non, au sens des dépenses effectivement réalisées du fait direct des violences au sein du couple entraînant aussi des conséquences sur les enfants (VSCE). Les principaux postes sont ici : les dépenses entraînées par des consommations de soins, les dépenses liées à l’accueil et à l’accompagnement des victimes mais aussi des auteurs de violences, les dépenses générées par l’activité de la police, de la gendarmerie, de la justice civile (divorces) ou pénale (jugements), de l’administration pénitentiaire ou encore nécessitées par l’hébergement (centres d’hébergement d’urgence) ou le logement des victimes (aides au logement). Il s’agit de mesurer une production générée par les VSCE. On mesure la valeur marchande d’une activité effective et la question sous-jacente est celle du coût d’opportunité : on cherche à savoir quelle est la valeur des ressources qui auraient pu être mobilisées à un autre usage, en l’absence des VSCE ;
  • des coûts indirects définis comme des gains perdus, i.e. un manque à gagner de produit du fait de l’impossibilité de produire ou d’une réduction de la productivité imputable aux VSCE, via les incapacités, les maladies et la mortalité qu’elles provoquent. Ces coûts recouvrent : des pertes de rémunération et de temps pour les personnes concernées comme victimes, mais aussi comme auteurs (arrêts de travail, pertes de production provoquées par l’absentéisme des victimes ou les incarcérations des auteurs, pertes en capital humain liées à des décès prématurés, y compris ceux des enfants) et – plus difficiles à prendre en compte, plus rarement mais de plus en plus systématiquement inclus dans les chiffrages – des coûts intangibles, qui peuvent être considérés comme des coûts indirects, consistant à valoriser en unités monétaires le prix de la douleur et du préjudice. Ici, c’est la valeur de la vie statistique (VVS), servant d’étalon de mesure des décès prématurés, qui est utilisée sous forme de propositions dans le chiffrage 2014 des VSCE 2012 (par exemple pour donner une valeur monétaire au préjudice entraîné par les viols) 20. Il faut noter qu’en intégrant ces coûts dans le calcul, comme c’est le cas dans des études de plus en plus nombreuses, la méthode, essentiellement orientée dans une logique de « capital humain », emprunte également à celle du consentement à payer (« willingness-to-pay ») puisque la VVS donne une mesure statistique de l’effort financier que la collectivité est prête à consentir pour réduire un risque de décès.

Classiquement, l’étude française 2014 sur les VSCE a également répondu à deux questions (étroitement liées) ayant trait au matériel à mobiliser pour réaliser le chiffrage et aux exploitations à en tirer. La liste de ces sources est disponible dans un inventaire détaillé 1. Quatre grands types de sources sont utilisés : a) des données administratives, souvent recueillies en routine, pour quantifier l’activité des institutions participant de la prévention, de la répression et du traitement (notamment médical) des VSCE (exemple : plusieurs sources de police et gendarmerie font l’objet d’une synthèse annuelle 21 ; beaucoup d’autres sont accessibles une à une auprès de leurs producteurs) ; b) des données d’enquêtes statistiques en population générale permettant de quantifier la prévalence et l’incidence d’actes de violence et si possible leurs effets (notamment en santé) soit par des résultats publiés, soit par des exploitations secondaires (par exemple, l’enquête Cadre de vie et sécurité (CVS), réalisée par l’Insee en partenariat avec l’ONDRP, et dont les données sont accessibles via le portail Quételet – http://www.reseau-quetelet.cnrs.fr/spip/ –, a été exploitée sur les années 2008 à 2012) ; c) des études spécifiques, réalisées à partir de données en population générale ou à vocation clinique, qui procurent des informations sur des pans encore obscurs 22 ; d) des compléments qualitatifs recherchés auprès d’experts lorsque des données sont quasi absentes (20 entretiens ont été réalisés).

Première des deux questions à résoudre concernant ces sources : permettent-elles a) de quantifier des prévalences et incidences par un nombre de cas individuels (effectifs « réels » ou pondérés, pour des enquêtes représentatives de la population générale) et b) de valoriser en unités monétaires des produits (générés ou faisant défaut), y compris pour des biens ou services non marchands ? Sur ce dernier point, la VVS retenue pour l’étude est celle que proposent Quinet et coll. 20, soit 3 millions d’euros pour 2010. La seconde grande question est celle de la causalité, constatée comme telle ou seulement par imputabilité, entre VSCE (cause) et conséquences (sur la santé entre autres). Chacune des sources exige un traitement spécifique sur ces deux questions. Le détail des choix opérés se trouve dans le rapport complet 1, poste par poste de coût.

Enfin, le matériel a été exploité, pour autant que les sources le permettaient, avec une définition extensive du « couple » incluant les relations hors mariage, les relations entre ex-conjoints et les relations homosexuelles et avec une définition extensive des violences, à la fois physiques, sexuelles et psychologiques. Le résultat s’entend sur 2012 comme année de référence : le chiffrage est réalisé sur cette année civile, sur 2011 en cas de données 2012 indisponibles, sur 2010 si 2011 faisait défaut, etc.

Résultats

Le coût des VSCE estimé en 2014 pour l’année 2012 pour la France est de 3,6 milliards d’euros (hypothèse basse) (2). Au-delà du résultat global, c’est sa structure qui mérite l’attention : par type de coût et type de population concernée (femmes, hommes, enfants).

Faible part relative des coûts directs, lourde part de la victimation des femmes dans ces coûts

Les coûts directs, médicaux ou non, contribuent relativement faiblement au total (21,4%, voir figure) et, parmi eux, ce qui relève de la dimension strictement médicale constitue moins de la moitié. Pour tous ces coûts directs, médicaux ou non, pour lesquels une estimation peut être faite pour les femmes et les hommes (tableau 1 dont la logique de calcul peut être sommairement résumée par : « incidence annuelle du phénomène X coût unitaire »), plus des 9/10 de chaque poste sont imputables aux femmes, à l’exception des postes « gendarmerie », « justice pénale » et « administration pénitentiaire », pour lesquels le ratio hommes/femmes dans le total est assez différent (73,4% « seulement » du coût « gendarmerie » pour les femmes) ou inversé (97% des coûts « justice pénale » et « administration pénitentiaire » associés aux hommes). Cette lecture des coûts directs médicaux et non-médicaux indique que la victimation au sein du couple (entre conjoints ou ex-conjoints) touche massivement les femmes en tant que victimes et concerne les hommes en tant qu’auteurs. Les actes de violence physique, sexuelle ou psychologique suivis de recours à des consommations médicales ou à une autre prise en charge (justice, police, hébergement d’urgence, etc.) sont ceux que les femmes subissent du fait d’hommes dans des couples hétérosexuels ; cela se traduit dans cette composition des coûts directs.

Pour demeurer fidèle aux notions de coût social et de coût d’opportunité sous-jacentes au calcul des coûts directs, on peut interpréter ce résultat comme suit : si une partie des ressources collectives sont affectées (dépensées) à prévenir, réprimer, soigner les conséquences des VSCE et ne peuvent ainsi être mobilisées à un usage concurrent, ce sont très largement les violences dont les femmes sont victimes du fait de leur conjoint ou ex-conjoints qui l’expliquent.

Figure : Structure des coûts des violences au sein du couple et de leurs conséquences sur les enfants, par grand type de coût, France, 2012
Agrandir l'image
Tableau 1 : Montants et structure des coûts des violences au sein du couple et de leurs conséquences sur les enfants, par type de coût et distinguant les coûts associés aux femmes, hommes et enfants, France, 2012
Agrandir l'image

Les 7/10 des coûts des VSCE sont des coûts indirects ; un profil encore très différencié « femmes victimes/hommes auteurs »

La plus grande partie des coûts entraînés par les VSCE est constituée par des coûts indirects (66,8% du total, figure). Pour 6 des 8 postes des coûts indirects, le coût est supporté à plus de 84% par les femmes. Globalement traduit, ce résultat signifie que les manques à gagner en termes de produit et de productivité ainsi que la valeur du préjudice (années de vie perdues et valeur monétarisée de la douleur) pèsent essentiellement sur les femmes. Dans la composition hommes/femmes de ces coûts indirects (tableau 1), on trouve encore beaucoup plus souvent des femmes victimes qu’auteurs de violences dans le couple (vice-versa pour les hommes), comme le montre le poste « incarcérations ». Pour celui-ci, les manques à gagner productifs pèsent exceptionnellement sur les femmes (97,3% du total de ces coûts concernent les hommes), ce qui rappelle leur statut plus fréquent d’auteurs (24,9% des coûts indirects des VSCE pesant sur les hommes sont liés à leurs incarcérations pour ce motif).

Un poste parmi ces coûts indirects attire également l’attention dans cette comparaison de la participation des hommes et des femmes à la structure des coûts : celui qui valorise les décès en unités monétaires à l’aune de la VVS. Les femmes ne contribuent « que » pour les deux tiers du total de ce coût. En effet, en 2012, 148 femmes ont été victimes d’homicides de la part d’un conjoint ou ex-conjoint et 26 hommes du fait de leur (ex-)compagne. Mais à ces homicides où les femmes sont beaucoup plus souvent victimes qu’auteurs (sachant en outre que dans 17 des 26 homicides de conjoints ou ex-conjoints qu’elles ont perpétrés, elles en avaient été préalablement les victimes), s’ajoutent des suicides des auteurs mêmes des homicides : 3 femmes et 51 hommes se sont donné la mort après avoir tué leur (ex-) conjoint 23. Ces suicides d’hommes auteurs expliquent que le tiers (33,8%) des coûts indirects supportés par les hommes du fait des VSCE concerne des décès prématurés.

Étant donné la valeur relativement élevée – relativement à d’autres grandeurs parmi l’ensemble de tous les coûts – de la vie statistique proposée 20, on comprend également que les préjudices subis du fait des viols pèsent lourdement dans la composition des coûts supportés par les femmes (31,1% des coûts indirects qui pèsent sur elles).

Un coût élevé des violences dans le couple pour les enfants, un calcul pourtant partiel et provisoire

Il existe des lacunes dans les données concernant les victimes et auteurs adultes de VSCE. Les manques sont plus patents encore en ce qui concerne les enfants. Deux grands postes seulement ont été retenus : coûts directs associés à l’accueil et à l’accompagnement des enfants par l’aide sociale à l’enfance (ASE) ; coûts indirects traduisant des décès prématurés. Le premier de ces postes est celui qui pèse le plus lourd dans le total (82,2%). Difficile à établir, il nécessite un arbitrage entre plusieurs sources, dont aucune ne permet d’identifier les prises en charge des enfants par l’ASE au motif explicite de « violences » dans le couple. Ainsi, les informations transmises annuellement à l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE) et aux Observatoires départementaux de protection de l’enfance (ODPE), conformément au décret n° 2011-222 du 28 février 2011, incluent, parmi les problématiques familiales repérées, l’exposition du mineur à des « conflits dans le couple », dont il est difficile de connaître la nature exacte.

Discussion

Du premier au troisième chiffrage des coûts annuels des VSCE en France, leur montant est passé d’environ 1,1 milliard 2 (2004) à 3,6 milliards d’euros 1 (2012) (tableau 2). Ce gonflement en euros courants (à ceci près que la composante VVS est monétarisée en euros 2010) ne repose pas sur un accroissement de l’incidence annuelle des VSCE. Ses grands facteurs explicatifs soulèvent en revanche des discussions sur les méthodes de chiffrage et les limites des sources disponibles.

Tableau 2 : Comparaison des trois études chiffrant le coût des violences au sein du couple et de leurs conséquences sur les enfants en France (2004, 2006, 2012)
Agrandir l'image

Le tableau 2 montre qu’entre les estimations 2004 et 2006, la prise en compte de nouveaux postes de coûts peut exercer un effet inflationniste. Le coût total 2004 se limitait au périmètre étroit des incapacités temporaires totales (ITT) et son lien « certain » avec les violences subies ; les chiffrages 2006 et 2012 tentent d’inclure les coûts qui pourraient être imputables à l’absentéisme au travail que génèrent les VSCE. Le pari est risqué et d’ailleurs le rapport VSCE 2012 recourt prudemment à une étude américaine sur les liens entre VSCE et absentéisme. Sans surprise, le calcul du coût est conventionnel. La discussion est ouverte, chacune des études faisant explicitement part de ses arbitrages. De telles variations du coût peuvent également provenir de la disponibilité récente d’une source, sans que nécessairement les données nouvelles soient inflationnistes (exemple : la consommation médicamenteuse par les femmes estimée pour les VSCE 2006 diminue par rapport au chiffrage VSCE 2004).

Dans la comparaison entre les coûts 2004 et 2012, la réévaluation de la VVS à 3 millions d’euros proposée en 2013 est décisivement inflationniste par rapport à la référence jusque-là retenue 24. Cette hausse joue sur la valeur estimée des décès prématurés (enfants inclus) et de la souffrance attachée aux viols, par exemple. Cette VVS actualisée alourdit le coût final, mais la logique reste la même : la valeur monétaire n’est pas « une valeur de la vie humaine » mais la mesure d’un « effort que la collectivité est prête à consentir pour réduire un risque de décès » 20. Une large part de l’accroissement du coût des VSCE ces dernières années provient ainsi d’une actualisation du regard porté par les décideurs publics sur cet effort collectif en faveur de la vie, avec un consentement à payer accru.

La diminution des coûts directs médicaux entre 2006 et 2012 mérite précision. Elle résulte essentiellement de deux mouvements convergents à la baisse : d’une part, la mesure des recours aux urgences selon l’âge des patients a pu être précisée davantage pour 2012 que pour 2006, permettant ainsi de ne pas inclure indistinctement toutes les catégories d’âge. En d’autres termes, en 2006, on faisait moins bien la part entre celles (âges médians) dont l’exposition aux violences dans le couple débouche plus fréquemment sur ce type de recours aux soins et celles (âges extrêmes de la vie) qui y recourent moins souvent. D’autre part, des estimations réalisées sur la base de données de la Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés (CnamTS) ont pu être corrigées entre les données 2006 et 2012 : en 2006, la valorisation monétaire des visites et consultations auprès de médecins généralistes et spécialistes était sous-évaluée par rapport au coût (très surévalué) des prescriptions associées ; en 2012, nous sommes parvenus à estimer plus exactement le nombre de ces visites et consultations liées aux VSCE et leur coût moyen associé en termes de prescription. En un mot : le nombre d’actes estimé a augmenté, pour un coût de médicaments prescrits beaucoup plus faible en moyenne.

Il manque encore des données pour couvrir toute l’étendue des coûts que l’on souhaiterait évaluer. Comme dit précédemment, c’est en particulier le cas pour les enfants, dont on peut penser, avec le développement et la consolidation du dispositif de remontée des données en protection de l’enfance piloté par l’ONPE, que le poids dans le coût des VSCE s’alourdira massivement, rendant visible un phénomène encore fortement sous-évalué 25. Des données étrangères ont ici été repoussées, car jugées délicates à transposer, et les enquêtes transnationales peuvent décevoir par le manque de robustesse des échantillons nationaux qu’elles incluent 26.

En ce qui concerne les hommes, l’exploitation des éditions 2008 à 2012 de l’enquête CVS permettait d’en voir potentiellement augmenter le poids dans les coûts de la victimation. Sur cette période, toutes violences confondues mesurées dans cette enquête, les femmes sont 3 fois plus souvent victimes de leur (ex-)conjoint de sexe masculin, corésident ou non, que ne le sont les hommes de leur (ex-)conjointe. Au-delà de ce ratio global, un problème statistique apparaît lorsque l’on cherche à connaître les effectifs pondérés des victimes d’actes spécifiques de violence, effectifs dont le calcul du coût ne peut s’exonérer. L’effectif brut est très réduit (malgré l’empilement des années d’enquête) et les poids de tirage statistiques des hommes victimes, souvent très atypiques, rendent la pondération statistique hasardeuse. « Forcer » pour obtenir des effectifs aboutirait à déformer considérablement le ratio « nombre de femmes/hommes victimes » en gonflant artificiellement la victimation des hommes. Ce résultat indique la rareté relative des actes les plus graves de violence physique et sexuelle subis par les hommes du fait de leur (ex-)compagne et ouvre une piste de recherche : qui sont ces hommes victimes dont la victimation et le poids statistique sortent de la norme ? Les informations manquent pour pouvoir qualifier cette victimation masculine atypique. Une partie de ces violences qui touchent les hommes reste sans doute invisible, mais on sait que c’est aussi le cas pour la victimation qui concerne les femmes, malgré les campagnes d’information qui leur sont destinées. Après quelque vingt ans d’avancées méthodologiques décisives dans les enquêtes statistiques (en particulier une amélioration considérable des conditions de confidentialité), la prévalence des violences physiques et sexuelles subies par les femmes demeure beaucoup plus élevée que pour les hommes au sein du couple. Une réflexion entamée au milieu des années 1990 en Amérique du Nord sur les effets « genrés » des choix méthodologiques opérés dans les enquêtes statistiques sur les déclarations des répondant(e)s se poursuit en Europe aujourd’hui 27. L’enquête Virage (Ined, 2015-2016, http://virage.site.ined.fr) apportera, on l’espère, de nouvelles réponses.

Conclusion

Dans son avant-propos 9, Etienne Krug, qui dirigeait le Département des violences et des traumatismes de l’OMS, présentait l’énormité des coûts entraînés par les violences comme un argument-choc en faveur de la prévention. Cette optique préventive, comme l’application aux violences interpersonnelles des méthodes de l’épidémiologie et de l’économie de la santé et des notions de coût social et de coût d’opportunité, font bel et bien des violences une question de santé publique dans les vingt dernières années. Le levier économique pourrait aider à promouvoir des politiques de prévention.

Pourtant, il reste du chemin à faire, y compris pour les VSCE, sur lesquelles les données se sont le plus rapidement multipliées. Le dernier chiffrage français incite à proposer, plus qu’une multiplication pléthorique des sources, une amélioration de leur qualité dans la mesure des liens étiologiques entre violences et santé, un renforcement de l’information sur les enfants et une ouverture plus grande à des interprétations qualitatives de la victimation, complémentaires de la statistique.

Références

1 Albagly M, Cavalin C, Mugnier C, Nectoux M. Étude relative à l’actualisation du chiffrage des répercussions économiques des violences au sein du couple et leur incidence sur les enfants en France en 2012. Rapport final de l’étude. Paris: Ministère des Affaires sociales, de la Santé et des Droits des femmes, Direction générale de la Cohésion sociale (DGCS); 2014. 102 p. http://femmes.gouv.fr/dossiers/lutte-contre-les-violences/publications-2/
2 Marissal J-P, Chevalley C. Étude de faisabilité d’une évaluation des répercussions économiques des violences au sein du couple en France. Rapport au Service des droits des femmes et de l’égalité. Paris: La Documentation française; 2006. 111 p.
3 Nectoux M, Baffert S, Darlot J-P, Mugnier C, Thélot B, Albagly M. Estimation du coût des violences conjugales en Europe. Paris: Rapport à la Commission des communautés européennes, Direction générale justice et affaires intérieures, Programme DAPHNE II 2006; 2009. 54 p. http://psytel.eu/violences.php
4 Australian Government’s Office for the Status of Women. Access Economics. The cost of domestic violence to Australian economy: Part I; 2004. 80 p. https://www.dss.gov.au/sites/default/files/documents/05_2012/cost_of_dv_to_australian_economy_i_1.pdf
5 Zhang T, Hoddenbagh J, MacDonald S, Scrim K. An estimation of the economic impact of spousal violence in Canada, 2009. Report No.: rr-12-07-e. Department of Justice, Canada; 2012. 145 p. http://justice.gc.ca/eng/rp-pr/cj-jp/fv-vf/rr12_7/rr12_7.pdf
6 National Center for Injury Prevention and Control. Costs of intimate partner violence against women in the United States. Atlanta (Georgia): Centers for Disease Control and Prevention; 2003. 64 p. http://www.cdc.gov/violenceprevention/pdf/IPVBook-a.pdf
7 Walby S. The cost of domestic violence. London: National Statistics - Women and Equality Unit; 2004. 117 p.
8 Walby S. The cost of domestic violence: Up-date 2009. Lancaster University: UNESCO Chair in Gender Research; 2009. 10 p.
9 Waters HR, Hyder A, Rajkotia Y, Basu S, Rehwinkel JA, Butchart A. The economic dimensions of interpersonal violence. Geneva: World Health Organization (Department of Injuries and Violence Prevention); 2004. 70 p. http://whqlibdoc.who.int/publications/2004/9241591609.pdf
10 Sethi D, Marais S, Nurse J, Butchart A. Handbook for the documentation of interpersonal violence prevention programmes. World Health Organization (Department of Injuries and Violence Prevention); 2004. 60 p. http://whqlibdoc.who.int/publications/2004/9241546395.pdf
11 Walby S, Olive P. Estimating the costs of gender-based violence in the European Union. Vilnius: European Institute for Gender Equality; 2014. 148 p. http://eige.europa.eu/sites/default/files/documents/MH0414745EN2.pdf
12 United Nations. Report of the 4th World Conference on Women, Beijing, 4-15 September 1995. Report No.: A/CONF.177/20/Rev.1. New York: United Nations; 1996. 218 p.
13 Patel DM, Taylor RM (Rapporteurs). Social and economic costs of violence: Workshop summary. Washington, DC: Institute of Medicine, The National Academies Press; 2012. 177 p.
14 Krug EG, Dahlberg LL, Mercy JA, Zwi A, Lozano-Ascensio R. World report on violence and health. Geneva: World Health Organization; 2002. 346 p. http://whqlibdoc.who.int/publications/2002/9241545615_eng.pdf?ua=1
15 Stiglitz JE, Bilmes LJ. Estimating the cost of war: Methodological issues, with applications to Iraq and Afghanistan. In: Garfinkel Michelle F, Skaperdas Stergios (eds), Oxford Handbook of the Economics of Peace and Conflicts. Oxford University Press; 2012. 31 p.
16 Dublin LI, Lotka AJ. The money value of a man. New York: The Ronald Press Company; 1946. 214 p.
17 Hofflander AE. The human life value: an historical perspective. J Risk Insur. 1966;33(3):381-91.
18 Rice DP. Estimating the cost of illness. Am J Public Health. 1967;57(3):424-40.
19 Groupe de travail interministériel sur la cybercriminalité. Protéger les internautes. Rapport sur la cybercriminalité ; 2014. 277 p. http://www.justice.gouv.fr/include_htm/pub/rap_cybercriminalite.pdf
20 Quinet É (Président), Baumstark M (Rapporteur général). Évaluation socioéconomique des investissements publics, tome 1. Rapport final. Paris: Commissariat général à la stratégie et à la prospective; 2013. 349 p. http://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/archives/CGSP_Evaluation_socioeconomique_17092013.pdf
21 Lollivier S, Soullez C (dir). La criminalité en France. Rapport de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales 2014. Paris: INHESJ-ONDRP; 2014. 1271 p. http://www.inhesj.fr/fr/ondrp/les-publications/rapports-annuels_2014
22 Fanello S, Tanguy M, Duverger P, Rousseau D, Roze M, Nguyen S. Parcours des enfants admis avant l’âge de quatre ans à la pouponnière sociale du Foyer de l’enfance de Maine-et-Loire entre 1994 et 2001. Étude portant sur 128 sujets. Rapport septembre 2013. Paris: Projet soutenu par l’Oned; 2013. 68 p. http://www.oned.gouv.fr/system/files/ao/aot2010.rousseau_rf.pdf
23 Délégation aux victimes. Étude nationale sur les morts violentes au sein du couple. Année 2012. Paris: Direction générale de la police nationale, Direction générale de la gendarmerie nationale; 2013. 31 p. http://femmes.gouv.fr/wp-content/uploads/2012/11/Etude-nationale-sur-les-morts-violentes-au-sein-du-couple-année-2012.pdf
24 Boiteux M (président), Baumstark L. Transports : choix des investissements et coût des nuisances. Paris: Commissariat Général du Plan; 2001. 325 p. http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/014000434.pdf
25 Tursz A. Les oubliés. Enfants maltraités en France et par la France. Paris: Éditions dur Seuil; 2010. 432 p.
26 European Union Agency for Fundamental Rights. Violence against women: an EU-wide survey. Vienna: FRA; 2014. 193 p.
27 Cavalin C. Interroger les femmes et les hommes sur les violences subies en France et aux États-Unis : entre mesures statistiques et interprétations sociologiques. Nouvelles questions féministes. 2013;32(1):64-76.

Citer cet article

Cavalin C, Albagly M, Mugnier C, Nectoux M, Bauduin C. Estimation du coût des violences au sein du couple et de leur incidence sur les enfants en France en 2012 : synthèse de la troisième étude française. Bull Epidémiol Hebd. 2016;(22-23): 390-8. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2016/22-23/2016_22-23_2.html

(1) La présente publication a été élaborée avec l’aide de la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS). Le contenu de la publication relève de la seule responsabilité des auteurs. Il ne représente pas l’opinion officielle de cette Direction.
(2) Voir le rapport complet 1 pour hypothèses basse versus haute.