Épidémiologie du cancer de la thyroïde 30 ans après l’accident de Tchernobyl : fréquence, facteurs de risque et impact des pratiques diagnostiques

// Epidemiology of thyroid cancer 30 years after the Chernobyl disaster: occurrence, risk factors and impact of diagnostic practices

Agnès Rogel1 (a.rogel@invs.sante.fr), Marie-Odile Bernier2, Yvon Motreff1, Enora Cléro2, Philippe Pirard1, Dominique Laurier2
1 Institut de veille sanitaire, Saint-Maurice, France
2 Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, Fontenay-aux-Roses, France
Soumis le 03.02.2015 // Date of submission: 02.03.2015
Mots-clés : Cancer de la thyroïde | Rayonnements ionisants | Pratiques diagnostiques | Accidents nucléaires
Keywords: Thyroid cancer | Ionizing radiation | Diagnostic practices | Nuclear disaster

Résumé

Trente ans après l’accident nucléaire de Tchernobyl, cet article fait le point sur les connaissances épidémiologiques concernant le cancer de la thyroïde. L’incidence de ce cancer a beaucoup augmenté ces 30 dernières années, en France et dans le monde. L’amélioration des pratiques diagnostiques est considérée comme l’explication principale de cette augmentation, et certains auteurs considèrent même qu’elle conduit à un important surdiagnostic. Par ailleurs, l’exposition aux rayonnements ionisants durant l’enfance, qu’ils soient externes (rayons X ou gamma) ou internes (incorporation d’iode-131), reste aujourd’hui le principal facteur de risque connu de ce cancer. Les retombées de l’accident nucléaire de Tchernobyl ont ainsi suscité beaucoup d’inquiétudes en France et en Europe, et l’exposition croissante aux rayonnements ionisants d’origine médicale ou dentaire est une source de préoccupation. Les études effectuées sur les populations vivant à proximité de la centrale de Tchernobyl au moment de l’accident ont livré des informations nouvelles sur l’épidémiologie de ce cancer, notamment sur l’impact de la contamination par de l’iode-131 durant l’enfance. Cependant, les études mises en place suite à l’accident de Fukushima montrent les difficultés d’estimer l’impact des retombées d’un accident nucléaire sur l’incidence du cancer thyroïdien dans le contexte d’un possible surdiagnostic. Il est important de réfléchir à une stratégie de recueil et de production d’information permettant d’estimer l’impact réel d’un accident nucléaire en termes de santé publique, dans l’éventualité d’un tel accident en Europe.

Abstract

Thirty years after the Chernobyl accident, this article presents recent epidemiological knowledge about thyroid cancer. Its incidence has increased over the last 30 years in France and worldwide. Improved diagnostic practices are one of the main explanations of this increase, some authors even consider that it induces a large over-diagnosis. Besides, exposure to ionizing radiation, either external (X or gamma rays) or internal (incorporation of iodine-131), especially in childhood, remains the main known risk factor of this cancer to date. Fallout from the Chernobyl accident has raised much worry in France and Europe, and increasing medical and dental X-ray exposure is a source of concern. Studies on population who were leaving close to the affected area around Chernobyl at the time have provided new information on thyroid cancer epidemiology, especially on the impact of exposure to iodine-131 during childhood. However, studies designed after the Fukushima disaster highlight the difficulty of estimating the impact of a nuclear accident on the incidence of thyroid cancer in a context of potential over-diagnosis. It is important to build a strategy for collecting and providing information to estimate the real impact of a nuclear accident in terms of public health, in the event of such an accident in Europe.

Introduction

Le cancer de la thyroïde est un cancer de bon pronostic, relativement rare il y a 25-30 ans et dont le nombre de cas a beaucoup augmenté dans le monde 1 et en France 2. Il est plus fréquent chez les femmes que chez les hommes. On distingue les cancers différenciés de la thyroïde, papillaires (qui représentent plus de 80% de l’ensemble des cancers de la thyroïde en France) ou vésiculaires, globalement de très bon pronostic, des cancers indifférenciés ou anaplasiques, de très mauvais pronostic. Cet article se focalise principalement sur le cancer thyroïdien différencié, seul type histologique observé après exposition aux rayonnements ionisants. Il existe de grandes disparités géographiques, aussi bien sur le niveau d’incidence du cancer de la thyroïde que sur son évolution temporelle 2,3,4. La survie associée au cancer thyroïdien de type papillaire est très bonne et s’est améliorée au cours du temps 2. Les types histologiques autres que papillaire ont cependant un moins bon pronostic.

L’incidence du cancer de la thyroïde est particulièrement sensible aux pratiques diagnostiques. Certains auteurs considèrent même que l’importante augmentation de l’incidence observée depuis les années 1980 est essentiellement due à l’augmentation de la surveillance médicale de la glande thyroïde, menant même à un large surdiagnostic 5. Un des facteurs de risque connu de ce cancer étant l’exposition aux rayonnements ionisants, beaucoup de débats ont eu lieu en Europe sur un lien éventuel avec les retombées radioactives de l’accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl, survenu le 26 avril 1986 en Ukraine 6,7.

À partir des articles récents de la littérature scientifique internationale publiés dans les revues les plus pertinentes depuis 2011 (25 ans après Tchernobyl) et identifiés dans la base PubMed, cet article fait le point sur les connaissances actuelles concernant la fréquence, les facteurs de risque et les pratiques diagnostiques de ce cancer. Par ailleurs, dans le contexte du trentième anniversaire de l’accident, les connaissances acquises à partir des études épidémiologiques mises en place dans les zones contaminées sont résumées. Un projet de recherche est évoqué, visant à faire des recommandations sur la surveillance épidémiologique, dosimétrique et médicale dans l’éventualité d’un accident nucléaire en Europe 8.

Fréquence et évolution du cancer de la thyroïde

En 2015, en France, on estime le nombre de nouveaux cas de cancer de la thyroïde à 2 783 chez les hommes et 7 317 chez les femmes, tandis que 143 hommes et 215 femmes en sont décédés 9. Son incidence est plus élevée chez les femmes que chez les hommes, surtout entre 30 et 50-60 ans. Les deux autres articles de ce numéro font le point sur les variations temporelles et géographiques de ce cancer en France 3,4.

On distingue les cancers différenciés de la thyroïde, papillaires (qui représentent plus de 80% de l’ensemble des cancers de la thyroïde en France) ou vésiculaires (nommés aussi folliculaires), globalement de très bon pronostic, des cancers indifférenciés ou anaplasiques de très mauvais pronostic. Si l’incidence a fortement augmenté, cette progression semble ralentir ces dernières années, en particulier aux âges jeunes 3 ; les variations géographiques sont importantes, mais il est difficile de conclure à un gradient géographique particulier 4. La survie est très bonne, avec une survie nette à 10 ans proche de 96%, qui a de plus augmenté au cours du temps 2.

Dans le monde, l’incidence a également beaucoup augmenté ces dernières décennies dans la plupart des pays, alors que la mortalité a progressivement baissé 1. Au sein des registres européens, les taux observés pour la période 2003-2007 (standardisés sur la population mondiale) sont très variables d’un pays à l’autre : ils varient de 1 à 10 pour 100 000 chez l’homme et de 2,5 à 30 pour 100 000 chez la femme 10. Les taux les plus élevés sont observés dans des registres français et italiens et les plus faibles au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, au Danemark, en Suède et dans quelques registres en Allemagne. Aux États-Unis, sur cette même période, les taux d’incidence varient entre 2 et 6 pour 100 000 chez l’homme et entre 7 et 20 pour 100 000 chez la femme. Une incidence particulièrement élevée est observée dans certaines îles du Pacifique, notamment en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française. L’augmentation observée dans la plupart des pays, chez les hommes et chez les femmes, est principalement due à l’augmentation des cancers papillaires et de petite taille.

Pratiques diagnostiques

Les pratiques diagnostiques de ce cancer ont beaucoup évolué ces 30 dernières années, avec des diagnostics de plus en plus précoces, grâce à une surveillance médicale accrue de la glande thyroïde, un dépistage lors d’examens échographiques réalisés au niveau de la région cervicale pour d’autres indications (par exemple écho-doppler des vaisseaux du cou dans le cadre d’un bilan d’athérosclérose) et à des techniques diagnostiques de plus en plus précises, complètes et précoces. Les pratiques diagnostiques regroupent principalement un usage couplé de l’échographie et de la cytoponction thyroïdienne avec analyse cytologique du produit de la ponction, mais l’ensemble des procédures diagnostiques peuvent inclure l’utilisation du doppler, plus rarement du scanner, de l’IRM et du PET-Scan pour l’imagerie. Par ailleurs, il existe un réservoir important dans la population générale de nodules thyroïdiens et de cancers occultes qui n’évoluent pas vers un cancer d’expression clinique mais représentent des lésions potentiellement « diagnostiquables » 11, soit par un bilan spécifique, soit par une découverte fortuite lors d’examens d’imageries pour d’autres pathologies. L’augmentation de l’ensemble des cancers thyroïdiens vient pour une grande part de l’augmentation des cancers de petites tailles (microcancers papillaires, c’est-à-dire inférieurs à 10 mm) et de stade précoce qui, en général, n’évoluent pas vers une expression clinique, c’est pourquoi on parle de surdiagnostic. Certains auteurs estiment que l’augmentation des cas de cancer de la thyroïde vient principalement de ces changements importants de pratiques diagnostiques et que cette « épidémie » de cancers de la thyroïde est en fait une « épidémie » de surdiagnostics 12,13. Cette hypothèse est par ailleurs renforcée par plusieurs observations, comme une incidence associée à des hauts niveaux de revenus, d’éducation et d’accès aux soins, une incidence plus grande chez les femmes jeunes adultes qui ont un plus grand recours aux soins, en particulier pendant leur période de fertilité et de péri-ménopause.

En France, la variabilité géographique des pratiques diagnostiques pourrait ainsi en partie expliquer les différences géographiques d’incidence 2,3,4. Une étude a analysé les évolutions des pratiques diagnostiques des pathologies thyroïdiennes en relation avec l’augmentation de l’incidence du cancer de la thyroïde 14. Les procédures diagnostiques décrites étaient l’échographie thyroïdienne, la scintigraphie thyroïdienne, la cytologie (analyse du matériel cytologique prélevé au cours d’une ponction d’une lésion thyroïdienne) et les mesures d’hormones thyroïdiennes. L’augmentation de l’utilisation de la cytologie au cours du temps était significativement associée à l’augmentation de l’incidence du cancer de la thyroïde. Les auteurs concluent qu’entre 1980 et 2000, des évolutions majeures des pratiques cliniques et diagnostiques ont conduit à une augmentation de l’incidence du cancer de la thyroïde en France. Récemment, une étude portant sur 11 pays à haut revenu a estimé la proportion de cancers de la thyroïde diagnostiqués entre 2003 et 2007 attribuable aux changements de pratiques diagnostiques 5. Chez les hommes, cette proportion varie de 3% au Japon à 66% en Italie. Chez les femmes, elle varie de 32% au Japon à 83% en Corée. Pour la France, elle est estimée à 59% chez les hommes et 68% chez les femmes. Ces auteurs concluent que le niveau de surdiagnostic devient un problème majeur de santé publique, en particulier parce qu’il implique du surtraitement, associant l’ablation partielle ou totale de la thyroïde avec opothérapie substitutive et de potentielles complications de la chirurgie (hypocalcémie transitoire ou définitive, atteinte du nerf récurrent, etc.) avec, de plus, un coût économique important. Ils proposent plusieurs recommandations pour remédier à ce problème, comme éviter les activités de dépistage de ce cancer ou reclasser les cancers de la thyroïde à faible risque selon une terminologie autre que « cancer » 5,12.

Bien que l’augmentation de l’incidence du cancer de la thyroïde concerne principalement des tumeurs de petite taille, plusieurs études ont souligné qu’elle concerne également des tumeurs de plus grande taille, comme c’est le cas dans les études réalisées à partir des registres des cancers en France qui enregistrent la taille des cancers 2,3. Ces observations suggèrent que les changements dans les pratiques diagnostiques ne peuvent expliquer toute l’augmentation de l’incidence du cancer de la thyroïde 2,11,15,16. Des changements dans les facteurs de risque de ce cancer peuvent aussi, même dans une moindre mesure, affecter l’évolution de son incidence.

Facteurs de risque

Les facteurs de risque de cancer de la thyroïde ne sont pas encore tous connus et font l’objet de recherches. Un facteur de risque établi est l’exposition aux rayonnements ionisants, principalement pendant l’enfance, qu’il s’agisse d’exposition externe (rayons X ou gamma) ou d’exposition interne à des particules inhalées ou ingérées (iode-131). Cette exposition peut être liée à des pratiques médicales, diagnostiques ou thérapeutiques 17,18, ou au relargage dans l’atmosphère de particules d’iode-131 lors d’accident ou d’essais nucléaires atmosphériques 19. En effet, la thyroïde a pour particularité de concentrer l’iode et d’être exposée à des doses plus élevées que celles retrouvées dans le reste de l’organisme. Par sa localisation superficielle, la thyroïde est aussi potentiellement davantage irradiée par des rayons externes que d’autres organes 11. Les examens médicaux et dentaires ont beaucoup augmenté l’exposition de la thyroïde aux rayons X, principalement les examens au scanner. Une étude récente a trouvé une augmentation du risque de cancer de la thyroïde lié à une exposition dentaire aux rayons X 18. En revanche, l’iode-131 n’est plus actuellement utilisé en pratique médicale diagnostique, mais réservé à une utilisation thérapeutique (destruction des cellules thyroïdiennes) pour le traitement de l’hyperthyroïdie ou du cancer de la thyroïde. Bien qu’elle apporte un bénéfice médical, l’exposition grandissante aux rayonnements ionisants pendant l’enfance est une source de préoccupation. La glande thyroïde durant cette période est un des organes les plus radiosensibles. De larges cohortes d’enfants exposés aux scanners sont suivies et en cours d’analyse pour évaluer les risques de leucémie et de tumeur cérébrale associés au niveau d’exposition aux rayonnements ionisants. L’analyse du risque de cancer de la thyroïde devrait aussi être étudiée dans un futur proche. Bien que le risque diminue lorsque l’âge à l’exposition augmente, quelques études ont montré aussi un risque accru de cancer de la thyroïde pour une exposition externe ou interne reçue à l’âge adulte 20,21. La carence en iode est un autre facteur établi de risque de cancer de la thyroïde. Cette carence semble par ailleurs avoir également un effet modificateur, aggravant l’effet de l’exposition interne aux rayonnements ionisants 22.

Parmi les antécédents de pathologies thyroïdiennes, les antécédents familiaux de cancer de la thyroïde et les antécédents personnels de goître, et de nodules bénins sont les principaux facteurs de risque de ce cancer. Des facteurs nutritionnels, reproductifs, menstruels, hormonaux, anthropométriques sont aussi fortement suspectés, pour les cancers papillaires comme pour les autres types histologiques, et pourraient en partie expliquer la fréquence plus élevée de cancer chez les femmes 23,24. Dans une moindre mesure, l’exposition à des polluants environnementaux chimiques comme les pesticides, connus pour être des perturbateurs endocriniens, les nitrates et nitrites, des micro-éléments dans l’alimentation ou dans l’eau de boisson… sont également évoqués, mais leur effet est difficile à estimer. La résidence dans une zone d’endémie goitreuse ou dans une zone volcanique semble également augmenter le risque de cancer de la thyroïde. Des facteurs de susceptibilité génétique individuelle sont suspectés, ainsi qu’une interaction entre gènes et environnement, en particulier une prédisposition génétique au développement d’un cancer radio-induit. La plupart des cancers de la thyroïde sont cependant dus à des facteurs de risque encore inexpliqués ou faisant l’objet de débats, ou encore à une interaction entre plusieurs facteurs 11.

Conséquences de l’accident de Tchernobyl

Le risque de cancer de la thyroïde lié à une exposition interne aux rayonnements ionisants comme l’iode-131 provient essentiellement de retombées d’accidents nucléaires. Cinq accidents nucléaires majeurs (niveau 5 ou plus sur l’échelle INES (1)) ont eu lieu dans le passé 25. Le plus important a été celui de Tchernobyl il y a maintenant 30 ans, dont la conséquence la plus notable en termes de santé publique est l’augmentation des cancers de la thyroïde chez les enfants vivant à proximité de la centrale, alors que l’on supposait à cette époque qu’une exposition interne entraînait un risque moindre qu’une irradiation externe 19. L’iode-131 est un radionucléide à vie courte (demi-vie radioactive de 8 jours), ce qui fait qu’il a quasiment disparu de l’environnement quelques mois après son émission.

Trente ans après cet accident, les études effectuées sur les populations vivant à proximité de la centrale (populations de Biélorussie, de Russie et d’Ukraine des « territoires contaminés ») continuent de livrer des informations sur les risques de pathologies thyroïdiennes associés à l’exposition à l’iode-131. À l’occasion du 25e anniversaire de cet accident, une synthèse du Comité scientifique des Nations-unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (United Nations Scientific Committee on the Effects of Atomic Radiation-UNSCEAR) sur ses conséquences environnementales et humaines a été publiée, ainsi qu’un numéro spécial de la revue Clinical Oncoloy, contenant une revue des conclusions des études épidémiologiques publiées dans des revues scientifiques 22,26. Sur les populations exposées vivant en territoire contaminé au moment de l’accident, deux types d’étude ont été mises en place : des études épidémiologiques descriptives, à partir de données de surveillance sur les populations de ces territoires, et des études épidémiologiques analytiques, à partir de données individuelles avec reconstitution de l’exposition et prise en compte de facteurs de confusion potentiels. Les études en population montrent que des augmentations importantes du cancer de la thyroïde ont été observées dès les 3 à 4 premières années suivant l’accident, essentiellement chez ceux qui étaient enfants ou adolescents au moment de l’accident, et plus particulièrement ceux qui avaient moins de 5 ans. La poursuite du suivi de l’incidence montre que des excès de cas continuent d’être observés chez ceux qui étaient enfants en 1986 et qui sont aujourd’hui devenus adultes. Il n’apparaît pas d’augmentation de l’incidence chez les individus nés après 1987, ceci renforçant le rôle de l’exposition à l’iode-131. Plusieurs études analytiques montrent l’existence d’une association significative entre excès de cancer de la thyroïde et exposition pendant l’enfance à l’iode-131 issue de l’accident de Tchernobyl 26.

Chez les individus exposés à l’âge adulte, le risque de cancer de la thyroïde apparaît moins clair. Néanmoins, il faut noter qu’une étude cas-témoins « nichée » dans la cohorte des liquidateurs biélorusses, russes et baltes (ayant travaillé à Tchernobyl entre avril 1986 et décembre 1987) a montré une relation significative entre la survenue de cancer thyroïdien et la dose totale reçue par la thyroïde (exposition externe et interne) 21.

Les estimations quantitatives du risque sont en faveur d’une relation linéaire, avec un risque relatif qui décroît fortement lorsque l’âge à l’exposition augmente 26. La latence entre l’exposition et l’occurrence d’un excès de cancer semble relativement courte, les premiers excès ayant été rapportés dès 1992 suite à l’accident de Tchernobyl. On considère aujourd’hui qu’un délai minimum de l’ordre de 3 ans est nécessaire entre le moment de l’exposition et le moment où un cancer de la thyroïde radio-induit peut cliniquement s’exprimer. Néanmoins, il faut noter que l’excès de cas se poursuit toujours aujourd’hui, et la latence peut donc également être beaucoup plus longue (plus de 20 ans) pour certains individus.

Par ailleurs ces larges études mises en place conduisent à suspecter l’existence d’autres effets des retombées de l’accident de Tchernobyl : leucémie, cancer du sein, maladies non cancéreuses comme les maladies cardiovasculaires et les cataractes 22.

Conséquences de l’accident de Tchernobyl en France

La France a été exposée aux retombées de l’accident de Tchernobyl, avec des niveaux différents d’un département à l’autre. Malgré les difficultés d’estimation géographique des dépôts radioactifs, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) a proposé plusieurs cartographies, dont l’une réalisée à partir de la contamination mesurée dans les produits agricoles, qui a conduit à distinguer quatre zones de niveaux d’exposition décroissants aux retombées de l’accident 27. L’exposition en France a cependant été très inférieure à celle dans les « territoires contaminés », de l’ordre de 100 fois moins. Des études, basées sur une démarche d’estimation quantitative d’impact sanitaire, ont tenté d’estimer le nombre de cancers potentiellement attribuable aux retombées de Tchernobyl sur les enfants résidant dans l’est de la France (zone 1 des retombées, la plus exposée) et âgés de moins de 15 ans en 1986 6,28. En effet, en supposant que la relation entre l’exposition à l’iode-131 et le risque de cancer de la thyroïde chez les personnes exposées dans l’enfance est linéaire, même des niveaux d’exposition très faibles pourraient être associés à un excès de cancer de la thyroïde. Cet exercice avait estimé que le nombre de cas « spontanés » était, selon les scénarios, entre 10 et 1 000 fois supérieur au nombre de cas attribuables aux retombées de Tchernobyl.

Cette augmentation estimée sur les cas attribuables étant inférieure à l’incertitude sur l’estimation de l’évolution de l’incidence spontanée des cancers thyroïdiens, la mise en évidence, par un suivi épidémiologique, d’un excès de cancers attribuables à l’exposition aux retombées de Tchernobyl en France parait illusoire en l’absence d’un marqueur moléculaire spécifique. Cependant, ce type d’évaluation de risque apporte des réponses limitées aux questions de santé publique soulevées par ce type de catastrophe. Il est donc important de se donner les moyens d’estimer l’impact réel d’un accident nucléaire en termes de santé publique, mais aussi en termes de connaissances épidémiologiques sur l’effet des rayonnements ionisants.

Éléments récents sur les conséquences de l’accident de Fukushima

Suite à l’accident de Fukushima en mars 2011 au Japon, un programme de détection des cancers thyroïdiens par échographie a été mis en place dans la population exposée avant l’âge de 19 ans. Ce dépistage, mis en place dans les 3 ans suivant l’accident, a concerné environ 300 000 personnes et a déjà retrouvé une fréquence de cancer thyroïdien bien supérieure aux taux attendus 29. Compte tenu des niveaux de doses reçus, du délai de latence minimum court (de l’ordre de 3 ans) entre l’exposition et l’occurrence des cancers, et de l’absence de carence iodée dans la population japonaise, ces résultats semblent plus en faveur d’un effet de sur diagnostic lié au dépistage que de l’observation de l’impact attendu de l’accident 13. Cependant, on ne peut exclure une latence plus courte qu’attendue : en effet, ce délai de 3 ans s’applique à des cancers cliniquement exprimés, ce qui n’est pas le cas des nodules dépistés à Fukushima. Par ailleurs, il faut noter que ce premier dépistage a détecté l’ensemble des nodules présents chez les enfants, certains d’entre eux pouvant être présents bien avant l’accident de 2011. Les données issues de ce premier dépistage ne sont donc pas comparables à celles d’un registre d’incidence. Seules les campagnes suivantes de dépistage sur la même population permettront de fournir une estimation du nombre de nouveaux cas (la seconde campagne est actuellement en cours). Il est donc aujourd’hui considéré que cette forte fréquence de nodules malins thyroïdiens est imputable au dépistage mis en place et n’est pas un indicateur d’excès de cas radio-induits. Une étude récente, montrant que le profil génétique des tumeurs détectées est similaire à celui de cas sporadiques non exposés et très différent de celui observé après Tchernobyl, va également dans ce sens 30.

Perspectives : comment estimer l’impact d’un accident nucléaire sur l’incidence du cancer de la thyroïde ?

Le retour d’expérience des accidents de Tchernobyl et, beaucoup plus récemment, de Fukushima montre l’importance de la surveillance sanitaire, de l’épidémiologie et de l’implication des populations pour apporter des informations et recommandations en matière de gestion. Il montre aussi que l’absence d’une stratégie intégrant et harmonisant ces différents outils peut produire une information qui se révèle inefficace pour réduire l’incertitude sur le risque ciblé et être de ce fait source d’angoisse et de spéculations, dans un contexte où le surdiagnostic de cancer de la thyroïde est une vraie question de santé publique.

Dans cette optique, l’Institut de veille sanitaire (InVS) et l’IRSN participent au projet européen Shamisen (voir encadré). L’objectif est de faire la revue des aspects positifs et négatifs des expériences passées dans le domaine de la gestion des effets sanitaires d’un accident nucléaire et d’en tirer des recommandations en termes de préparation et de réponse. Pour ce qui est de l’épidémiologie post-accidentelle, les points-clés sont les suivants :

  • préparation à l’accident : pertinence et faisabilité des différents types d’études épidémiologiques, préparation de protocole ;
  • évaluation des moyens de surveillance existants : capacité à fournir un « point zéro », pertinence en cas d’accident majeur ;
  • identification des populations affectées : travailleurs, résidents en zone contaminée, populations évacuées, population de passage… ;
  • identification des populations les plus vulnérables : enfants… ;
  • collecte des données de santé pertinentes et mise en place des conditions pour pérenniser le système de surveillance sur du long terme.

Cette réflexion fournira des recommandations d’action pour avant et après la phase d’urgence de l’accident nucléaire. En particulier, l’un des buts est de définir une stratégie de production d’information sur le cancer de la thyroïde, l’exposition aux rayonnements ionisants et le risque qui permette de répondre aux questions et aux inquiétudes des populations ou de la communauté exposées, en minimisant au mieux les impacts négatifs potentiels liés aux méthodes de production de cette information.

Encadré :
Le projet Shamisen

Shamisen est un projet collaboratif européen dont l’objectif est d’émettre des recommandations pour le suivi médical et sanitaire de populations affectées par un accident nucléaire. Il s’inscrit dans le cadre du programme européen Operra (« Open Project for the European Radiation Research Area », contrat CE PCRD7 n° 604984, http://www.melodi-online.eu/operra.html).

Le projet regroupe des chercheurs et intervenants de santé publique de 18 organismes européens et japonais ayant des expériences complémentaires dans les domaines de la gestion post-accidentelle, de la dosimétrie, de la radioprotection, de l’épidémiologie, du suivi médical et du dépistage, de la surveillance sanitaire, de l’économie de la santé, de l’éthique et de la sociologie. Il vise à tirer des leçons de l’ensemble des études menées sur les populations affectées par des accidents nucléaires, en particulier ceux de Tchernobyl et de Fukushima.

Les recommandations issues du projet Shamisen porteront plus spécifiquement :

sur l’utilisation de l’estimation des doses de radiations reçues en appui à la réponse d’urgence, aux décisions cliniques et au suivi à long terme des populations,

sur l’amélioration des évaluations du risque encouru par les populations et leur communication aux populations concernées,

sur la mise en place d’une surveillance sanitaire pertinente et, in fine, sur une amélioration des conditions de vie des populations affectées.

Plus d’informations : http://www.crealradiation.com/index.php/en/shamisen-home

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Citer cet article

Rogel A, Bernier M-O, Motreff Y, Cléro E, Pirard P, Laurier D. Épidémiologie du cancer de la thyroïde 30 ans après l’accident de Tchernobyl : fréquence, facteurs de risque et impact des pratiques diagnostiques. Bull Epidémiol Hebd. 2016;(11-12):200-6. http://www.invs.sante.fr/beh/2016/11-12/2016_11-12_1.html