Cancer de la thyroïde et accident nucléaire : où en sommes-nous 30 ans après Tchernobyl et 5 ans après Fukushima ?

// Thyroid cancer and nuclear accident: where do we stand 30 years after Chernobyl, and 5 years after Fukushima?

François Bourdillon1 & Jacques Repussard2
1 Directeur général de l’Institut de veille sanitaire et de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé
2 Directeur général de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire

Ce numéro du BEH, consacré au cancer de la thyroïde dans le contexte du 30e anniversaire de l’accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl, fait le point sur les connaissances épidémiologiques concernant l’évolution de l’incidence de cette pathologie depuis trente ans et ses facteurs de risque, ainsi que sur les stratégies de santé publique associées. Le constat global est que l’incidence de ce cancer, relativement rare il y a 25-30 ans, a beaucoup augmenté partout dans le monde, avec cependant d’importantes variations géographiques, y compris au sein même de notre pays.

Les études montrent que cette augmentation s’explique en grande partie par le diagnostic de cancers de petites tailles, de stade précoce, dont la plupart n’évoluent pas vers une expression clinique. Ce constat suggère qu’une part importante de l’augmentation observée pourrait être liée à l’évolution des pratiques de diagnostic, hypothèse renforcée par l’observation d’une incidence plus forte dans les populations les plus consommatrices de soins. Ces pratiques ont effectivement beaucoup changé ces dernières années : la glande thyroïde est mieux surveillée, notamment lors d’examens réalisés au niveau de la région cervicale pour d’autres indications, et les technologies utilisées sont de plus en plus performantes.

Toutefois, l’évolution des pratiques diagnostiques ne peut expliquer à elle seule toute l’augmentation constatée. Bien que d’autres facteurs de risque soient suspectés, celui dont la causalité est la mieux établie est l’exposition aux rayonnements ionisants pendant l’enfance (exposition externe aux rayons X ou gamma et exposition interne suite à l’inhalation ou l’ingestion d’iode-131). L’exposition croissante aux rayonnements ionisants liée aux examens d’imagerie médicale et dentaire est donc un sujet à traiter du point de vue de la santé publique 1.

Par ailleurs, bien que l’accident de Tchernobyl se soit produit il y a maintenant 30 ans, l’idée selon laquelle ses retombées radioactives seraient en partie responsables de l’accroissement de ce type de cancer en France, en l’occurrence très éloignée des territoires fortement contaminés (en Biélorussie, en Ukraine et en Russie), reste solidement ancrée dans de nombreux esprits. Pourtant, les fortes disparités d’incidence de cancers de la thyroïde observées d’un département français à l’autre ne dessinent pas un gradient géographique cohérent avec celui des retombées de Tchernobyl, dégressif d’est en ouest, ce qui n’est pas en faveur d’une telle hypothèse : par exemple, une incidence élevée est observée dans les registres de cancer de l’Isère, de la Gironde et de la Vendée, et une incidence faible dans ceux du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et la Manche.

Enfin, les principales conséquences de cet accident nucléaire sur l’incidence du cancer de la thyroïde sont rappelées dans ce BEH, à savoir une augmentation très importante dans la population fortement exposée aux rejets d’iode radioactif à l’époque de l’accident (dans certains territoires d’Ukraine, de Biélorussie et de Russie), plus particulièrement les enfants ayant ingéré du lait contaminé. Le rôle de l’iode-131 dans le développement de ces pathologies a été clairement établi 2. S’agissant de la France, les niveaux d’exposition étant très inférieurs à ceux des territoires proches de la centrale, et compte tenu de l’incidence annuelle moyenne particulièrement faible chez l’enfant (moins de 1 pour 100 000), les calculs ont montré que le nombre de cas attribuables aux retombées de l’accident se situait très probablement à l’intérieur de la fourchette de variabilité du nombre total de cas survenant spontanément. Cependant, un tel raisonnement probabiliste n’apporte pas la preuve irréfutable qu’il n’y ait pas d’excès de cas.

Pour contourner une difficulté potentielle du même type, le Japon a mis en place dans les mois suivant l’accident de la centrale de Fukushima un dépistage thyroïdien systématique sur environ 300 000 enfants résidant dans le territoire de la préfecture de Fukushima. Bien que les mesures directes d’exposition thyroïdienne aient été relativement peu nombreuses, les informations disponibles indiquent que l’exposition à l’iode-131 de la population japonaise concernée a été en moyenne beaucoup plus faible que dans la région de Tchernobyl en 1986. Les premiers résultats de ce dépistage, destinés à constituer un point de référence, montrent cependant une fréquence élevée de nodules et de kystes liquidiens et une incidence du cancer de la thyroïde chez les enfants plusieurs fois supérieure à celle observée dans d’autres préfectures japonaises non touchées par les retombées radioactives et disposant de registres appropriés 3. Ces résultats sont en grande partie expliqués par un effet de « surdiagnostic » lié au caractère systématique du dépistage. Or, ces surdiagnostics constituent en eux-mêmes une préoccupation de santé publique, car ils débouchent le plus souvent sur une intervention chirurgicale potentiellement dommageable ainsi que sur la mise en route d’un traitement dont la personne sera dépendante à vie, avec des surcoûts qui apparaissent non justifiés puisque nombre de ces cancers diagnostiqués seraient restés sans expression clinique en l’absence de traitement 4.

Dans l’éventualité d’un accident en Europe, il est important de tenir compte de ces informations pour définir une stratégie d’intervention : mesures radiologiques/dépistage/diagnostic/suivi à long terme qui réponde aux attentes légitimes de la population d’une prise en charge efficiente mais qui ne génère pas d’effet de « surdiagnostic ». Il conviendrait, en particulier, de disposer d’une estimation fiable de l’exposition réelle à l’iode radioactif, grâce à des campagnes de mesures anthropo-radiométriques rapidement mises en en œuvre et correctement ciblées permettant d’anticiper d’éventuelles conséquences sanitaires et de rassurer en cas de dose nulle ou très faible. Associé à des mesures de prévention et de communication sur le risque radiologique, un tel dispositif permettrait de minimiser les incertitudes sur l’exposition de la population et contribuerait à réduire l’anxiété. Il faciliterait par ailleurs la mise en place d’un suivi à long terme des populations exposées. L’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire et l’Institut de veille sanitaire (qui devient début mai 2016 agence nationale de santé publique) collaborent activement pour définir la meilleure stratégie d’intervention, dans le cadre du programme de recherche Shamisen, financé par l’Union européenne.

S’agissant enfin des risques associés aux examens d’imagerie médicale et dentaire, ou aux traitements par radiothérapie pouvant irradier la glande thyroïde à titre secondaire, il convient de chercher à toujours mieux les prendre en compte. Ceci nécessite d’une part de mener des recherches pour améliorer la compréhension des mécanismes associés et modéliser ces risques, et d’autre part d’optimiser les expositions médicales en promouvant les recommandations de bonnes pratiques cliniques et radiologiques 5.

Références

1 Schonfeld SJ, Lee C, Berrington de González A. Medical exposure to radiation and thyroid cancer. Clin Oncol (R Coll Radiol). 2011; 23(4):244-50.
2 United Nations Scientific Committee on the Effects of Atomic Radiation. Health effects due to radiation from the Chernobyl accident. UNSCEAR 2008 Report to the General Assembly with Scientific Annexes. Volume II. Scientific Annex D. New-York: UNSCEAR, 2008.
3 Final Report of Thyroid Ultrasound Examination (Preliminary Baseline Screening). 28 p. http://fmu-global.jp/?wpdmdl=1222
4 Normile D. Epidemic of fear. Science. 2016 Mar 4; 351(6277):1022-3.
5 Référentiels de bonnes pratiques de la Société française de radiologie : http://www.sfrnet.org/sfr/professionnels/5-referentiels-bonnes-pratiques/index.phtml

Citer cet article

Bourdillon F, Repussard J. Éditorial. Cancer de la thyroïde et accident nucléaire : où en sommes-nous 30 ans après Tchernobyl et 5 ans après Fukushima ? Bull Epidémiol Hebd. 2016; (11-12):198-9. http://www.invs.sante.fr/beh/2016/11-12/2016_11-12_0.html