La santé et le recours aux soins des personnes sans domicile en France en 2012

// Health and use of health care services among the homeless in France in 2012

Muriel Moisy (muriel.moisy@sante.gouv.fr)
Direction de la recherche, de l’évaluation, des études et des statistiques (Drees), Paris, France
Soumis le 16.06.2015 // Date of submission: 06.16.2015
Mots-clés : Sans-domicile | Santé | Santé bucco-dentaire | Recours aux soins | Couverture médicale | Dépression | Indice de masse corporelle
Keywords: Homeless | Health | Oral Health | Health care seeking | Insurance coverage | Depression | Body Mass Index

Résumé

Contexte –

Le nombre de personnes sans domicile a sensiblement augmenté depuis le début des années 2000 et cette population s’est diversifiée, comptant notamment de plus en plus de femmes, de familles avec enfants et de personnes de nationalité étrangère. La question de l’état de santé et de l’accès aux soins de ces personnes vulnérables est cruciale, compte tenu de leurs conditions de vie précaires.

Population – méthode –

D’après l’enquête réalisée en 2012 auprès des personnes fréquentant les services d’hébergement ou de distribution de repas, le nombre de personnes sans domicile est estimé, en France métropolitaine, à 141 500. Cette enquête, menée entre janvier et mars 2012 dans les services d’aide, a interrogé en face-à-face les personnes sans domicile sur leurs conditions de vie, leur parcours résidentiel et leur état de santé. L’objectif était triple : mesurer l’hétérogénéité de l’état de santé de ces personnes, suivre l’évolution par rapport à la précédente enquête menée en 2001 et comparer les données actuelles avec celles observées en population générale.

Résultats –

Cette étude porte sur les adultes sans domicile francophones résidant dans des agglomérations de 20 000 habitants et plus, parmi lesquels 3 741 individus répondant à ce profil ont été interrogés. Plus jeunes en moyenne que l’ensemble de la population, ils ne sont que la moitié à se percevoir en « bonne » ou « très bonne » santé. Ils cumulent des problèmes dentaires, des problèmes de poids et déclarent fréquemment être atteints de dépression. Près de 9 enquêtés sur 10 ont consulté un médecin au cours de l’année, tandis que les consultations dentaires sont plus rares. Un sans-domicile sur 10 n’a pas de protection sociale et 1 sur 4 n’a pas de complémentaire santé.

Conclusion –

Les résultats de l’enquête témoignent d’un mauvais état de santé, physique et psychique, des adultes sans domicile en 2012. Ils montrent aussi que ceux-ci ne sont pas égaux face à la santé du fait même de l’hétérogénéité de cette population. Cette diversité entraîne de nouveaux enjeux en matière de santé, notamment en termes de prévention, de prise en charge et de couverture santé.

Abstract

Context –

The number of homeless has increased significantly since the early 2000s with a more varied population, including an increasing number of homeless women, families with children, and foreign nationals. The issue of the health condition and access to health care services of these vulnerable people is crucial, given their precarious living conditions.

Population – Method –

Based on the survey conducted in 2012 among people attending emergency housing or food distribution services, the number of homeless is estimated at 141,500 persons in France. The survey, conducted between January and March 2012 in support services, conducted face-to-face interviews with the homeless on their living conditions, their residential history, and their health condition. The objective of this study was threefold: measure the heterogeneity of the homeless’ health condition, observe the trends compared to the previous survey data in 2001, and compare current data with those of the general population.

Results –

This study focuses on French speaking adult homeless living in cities of 20,000 or more inhabitants. The survey interviewed 3,741 persons who matched this profile. Although they are younger on average than the general population, only 50 per cent perceive themselves as being in “good” or “very good” health. The homeless population cumulates dental problems, weight problems, and frequently claims to be suffering from depression. Nearly 9 out of 10 participants consulted a doctor during the year, while dental consultations were less frequent. One out of ten homeless people has no social protection and one in four has no complementary health insurance.

Conclusion –

The results of the survey revealed that homeless adult people suffer from a poor health condition, and presented physical and mental disorders in 2012. They also show that they are not equal in terms of health due to the heterogeneity of this population. This diversity results in new health challenges, especially in terms of prevention, healthcare and health insurance coverage.

Introduction

La population des personnes sans domicile n’est pas représentée dans les enquêtes classiques en population générale, et rares sont les grandes enquêtes quantitatives qui rassemblent des données nationales pour appréhender l’état de santé de cette population vulnérable. Une enquête menée conjointement par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) et l’Institut national d’études démographiques (Ined) en 2012 a interrogé les individus qui fréquentaient des services d’hébergement ou de distribution de repas sur la perception de leur santé, leur état de santé physique et mentale, leur recours aux soins et la couverture médicale dont ils bénéficiaient.

À l’issue de la précédente grande enquête nationale, menée en 2001 auprès d’un échantillon de 4 084 utilisateurs de services d’hébergement dont 3 525 sans-domicile, une étude avait mis en évidence un désavantage de cette population précaire à la fois en termes d’état de santé physique et mentale en s’appuyant sur les déclarations des enquêtés 1. Parmi les problèmes de santé surreprésentés chez les sans-domicile figuraient la migraine (déclarée par 20% des sans-domicile, soit cinq fois plus que dans l’ensemble de la population), les maladies respiratoires (deux fois plus présentes chez les sans-domicile) ou encore les séquelles d’accident ou de maladie grave (six fois plus présentes) auxquels venaient s’ajouter, sur le plan de la santé mentale, des états dépressifs fréquents, des maladies du système nerveux ou encore des troubles du sommeil. Une synthèse, réalisée en 2013 à partir de différentes sources, dont l’enquête de l’Insee de 2001, souligne qu’il n’existe pas de pathologies spécifiques aux personnes sans domicile, mais des taux d’incidence et de prévalence de certaines pathologies sensiblement plus élevés (tuberculose, infections à VIH, diabète, problèmes dermatologiques, migraines, troubles psychiatriques…) 2. L’un des objectifs de cet article est de réactualiser ce panorama à partir des données de la dernière enquête de l’Insee et de l’Ined, en mettant en perspective les données déclaratives sur l’état de santé avec celles sur le recours aux soins et la couverture médicale des personnes sans domicile.

Population d’étude et méthodes

L’enquête

L’enquête auprès des personnes fréquentant les services d’hébergement ou de distribution de repas associe un recueil en face-à-face et des questionnaires auto-administrés. Elle collecte des informations déclaratives sur les conditions de vie actuelle des enquêtés, leurs trajectoires résidentielle, familiale et professionnelle et sur les évènements graves vécus pendant l’enfance. Elle éclaire aussi l’état de santé des personnes sans domicile en recueillant des informations sur leur santé perçue, leur état de santé physique et psychique, les comportements à risque qu’elles adoptent à travers leur consommation d’alcool et de tabac, la fréquence de leurs recours aux soins et le type de couverture maladie et de complémentaire santé dont elles disposent.

Population d’étude

Pour cette étude, le champ a été restreint aux sans-domicile adultes et francophones qui résident dans des agglomérations de 20 000 habitants et plus en France métropolitaine, soit 3 741 individus enquêtés qui répondent aux critères retenus par l’Insee pour définir une personne sans domicile : « une personne qui a passé la nuit précédant l’enquête dans un lieu non prévu pour l’habitation, y compris les haltes de nuit qui leur offrent un abri mais qui ne sont pas équipées pour y dormir, ou dans un service d’hébergement (hôtel ou logement payé par une association, chambre ou dortoir dans un hébergement collectif, lieu ouvert exceptionnellement en cas de grand froid ». Sont exclus de l’observation les personnes qui n’ont pas de logement personnel sans pour autant être considérées sans domicile, comme celles qui ont passé la nuit précédant l’enquête dans un foyer, à l’hôpital, en prison, dans un squat ou celles qui ont été hébergées par un particulier.

Méthodes

L’exploration du volet santé s’appuie sur des statistiques descriptives bivariées croisant les indicateurs d’état de santé tels que le niveau de santé perçue, l’état de santé bucco-dentaire, l’indice de masse corporelle, la dépression, la consommation à risque d’alcool et la consommation quotidienne de tabac, avec les caractéristiques individuelles des enquêtés, c’est-à-dire leur profil sociodémographique, le degré et l’ancienneté de leur précarité résidentielle et leur couverture médicale. Ces statistiques permettent d’observer l’hétérogénéité en matière de santé au sein de la population des personnes sans domicile. Elles sont complétées par une analyse multivariée pour identifier les déterminants sociaux et de santé énoncés précédemment et ceux qui sont associés significativement à la probabilité de se déclarer en bonne santé.

Pour comparer l’état de santé et les comportements de santé des personnes sans domicile à ceux de l’ensemble de la population, les résultats de l’Enquête santé et protection sociale menée en 2012 (ESPS 2012 – Institut de recherche et documentation en économie de la santé) ont été mobilisés.

Résultats

Santé perçue

Bien que la population des sans-domicile présente une structure par âge plutôt jeune (40 ans en moyenne), seule 1 personne sans domicile sur 2 (55%) perçoit son état de santé comme « bon » ou « très bon » (1) tandis qu’elles sont 22% à le juger « assez bon » et 23% « mauvais » ou « très mauvais ». Des écarts de niveau de santé perçue apparaissent selon le sexe, l’âge et la nationalité. Quel que soit l’âge, les femmes sans domicile se déclarent en moins bonne santé que les hommes, même si l’écart est très faible aux âges intermédiaires (35-59 ans) et particulièrement élevé à partir de 60 ans, puisque moins d’une femme sans domicile sur 10 se déclare en bonne santé contre 1 homme sans domicile sur 2 (figure 1). Ce dernier constat s’explique en partie par une ancienneté dans l’hébergement provisoire, qui varie sensiblement entre les hommes et les femmes les plus âgés : 77% des femmes sans domicile âgées d’au moins 60 ans disent fréquenter depuis deux ans ou plus les services d’hébergement provisoire (sont inclus ici tous les types de lieu d’hébergement précaire) contre seulement 26% des hommes du même âge. Un autre facteur qui ressort dans l’analyse bivariée sur la santé perçue est la nationalité. Les personnes sans domicile étrangères, plutôt plus jeunes que celles ayant la nationalité française (37,5 ans en moyenne contre 41,5 ans), se déclarent plus fréquemment en bonne santé (60%, IC95%: [57,5-62,4]) que celles ayant la nationalité française (52% [49,9-54,1]).

Figure 1 : Part des individus qui se déclarent en « bonne » ou « très bonne » santé parmi la population des personnes adultes sans domicile comparée à la population générale, selon le sexe et le groupe d’âge. France, 2012
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Toutes choses égales par ailleurs, les résultats de l’analyse multivariée, présentés dans le tableau, confirment l’effet significatif du sexe et de l’âge, mais pas celui de la nationalité. En effet, à caractéristiques comparables, une femme a moins de chance qu’un homme de se déclarer en bonne santé (rapport de chance de 0,5). De même, les personnes sans domicile âgées de 60 ans et plus se perçoivent en moins bonne santé que celles âgées de 35-59 ans (rapport de chance de 0,5). Outre ces caractéristiques individuelles, l’analyse multivariée met en évidence un effet des caractéristiques socioéconomiques des enquêtés. À caractéristiques démographiques et de santé comparables, les personnes sans domicile qui ne vivent pas seules ont 2 fois plus de chances que les personnes sans domicile isolées de se déclarer en bonne santé plutôt qu’en moins bonne santé. Avoir un diplôme ou un emploi augmente également significativement les chances des personnes sans domicile de se déclarer en bonne santé, à l’image de ce qui est observé en population générale. À l’inverse, une fois contrôlés les principaux effets de structure sociodémographique ou relatifs au parcours de vie, fréquenter depuis au moins six mois les services d’hébergement provisoire, avoir une mauvaise santé bucco-dentaire, être en situation de surpoids ou d’obésité ou bien déclarer avoir vécu des événements graves pendant l’enfance (maladie, problème d’alcoolisme dans la famille, tentative de suicide avant l’âge de 18 ans) diminue les chances de se déclarer en bonne santé (tableau).

Tableau : Probabilité de se déclarer en bonne santéa parmi les personnes sans domicile, France, 2012
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Cette mauvaise santé perçue repose sur plusieurs marqueurs de santé physique dégradés. Près de 24% des personnes sans domicile déclarent être en partie édentés et 7% l’être totalement ou presque. Du point de vue de la corpulence, environ 9% des sans-domicile adultes sont en sous-poids (IMC (2) <18,5 kg/m²) et 17% sont obèses (IMC≥30kg/m²) d’après leurs taille et poids déclarés. Ces données de corpulence varient fortement selon l’ancienneté dans le système d’hébergement provisoire (figure 2).

Figure 2 : Distribution de la corpulence dans la population sans domicile, en fonction du type d’hébergement la veille de l’enquête et de l’ancienneté dans l’hébergement provisoire. France, 2012
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En outre, près d’un quart des adultes sans domicile déclarent être atteints de dépression lorsqu’on leur présente une liste comprenant une quinzaine de pathologies (3). Le fait d’avoir une santé mentale fragilisée est associé à davantage d’évènements graves vécus pendant l’enfance (4,8 en moyenne contre 3,5 parmi l’ensemble de personnes sans domicile) ainsi qu’à une consommation d’alcool à risque (35% versus 31%), principalement chez les femmes (18% versus 12%). De même, le fait de déclarer souffrir de dépression est plus fréquent chez les personnes sans domicile qui ont subi des violences ou des mauvais traitements avant l’âge de 18 ans (34% versus 22%). Près de 60% des enquêtés ayant répondu souffrir de dépression disent s’être fait soigner au cours des 12 derniers mois.

Recours aux soins

À la question « À quand remonte la dernière fois où vous avez vu un médecin pour vous-même, que ce soit un spécialiste ou un généraliste ? », 85% des personnes enquêtées déclarent avoir consulté un médecin dans l’année écoulée. Les femmes sans domicile sont plus proches du système de soins que les hommes : seules 6% d’entre elles déclarent ne pas avoir consulté dans l’année contre 21% des hommes. Le taux de non recours aux soins augmente régulièrement avec l’âge : ce sont les sans-domicile âgés de 60 ans et plus qui sont les plus nombreux à déclarer ne pas avoir vu de médecin (24% sur la période des 12 derniers mois, 18% sur les 24 derniers mois), tandis que ces proportions s’établissent respectivement à 14% et 8% pour les deux groupes d’âge 35-49 ans et 25-34 ans et à seulement 10% et 4% chez les moins de 25 ans.

Concernant les soins dentaires, 36% des personnes enquêtées déclarent ne pas en avoir reçu depuis au moins deux ans et 7% précisent n’avoir jamais vu de dentiste. Parmi ceux qui déclarent avoir perdu toutes leurs dents ou presque, 59% disent ne pas avoir consulté depuis au moins 24 mois contre environ 33% pour ceux qui ont toutes leurs dents, intactes ou traitées. La fréquence des consultations varie selon le sexe, les hommes déclarant plus fréquemment que les femmes ne pas avoir recouru aux soins dentaires au cours des deux dernières années (40% versus 30%). De même, les personnes âgées de 60 ans et plus sont près d’une sur 2 à ne pas avoir consulté depuis 24 mois, alors que les pourcentages s’établissent respectivement à 33%, 31% et 38% chez les moins de 25 ans, les 25-34 ans et les 35-59 ans. Toujours concernant les soins dentaires, les résultats montrent que les sans-domicile étrangers consultent moins fréquemment un dentiste que l’ensemble des sans-domicile : 46% n’ont pas consulté de dentiste au cours des deux dernières années contre 42% pour l’ensemble des enquêtés, mais la différence réside surtout parmi ceux qui n’ont jamais consulté (14% parmi les étrangers contre 3% pour l’ensemble des sans-domicile).

Près d’un tiers des enquêtés répondent avoir été hospitalisés au moins une fois au cours de l’année écoulée dans le cadre d’une hospitalisation de jour, d’une hospitalisation incluant au moins une nuit à l’hôpital ou encore d’une hospitalisation à domicile. Dans plus de 72% des cas, les enquêtés signalent qu’il s’agissait d’hospitalisation(s) en urgence. Parmi les motifs de recours à l’hôpital, la maladie est citée en première position (30%), devant les opérations (11%). Le cumul des différentes causes d’accidents (de la vie courante, de la circulation, du travail) rassemble 17% des déclarations, c’est-à-dire presque autant que le cumul des motifs associés à des comportements à risque et à une santé mentale altérée : alcoolisme ou toxicomanie (8,3%), troubles psychologiques (8,0%) et tentatives de suicide (2,0%).

Couverture maladie et complémentaire santé

Près de la moitié des sans-domicile déclarent bénéficier de la couverture maladie universelle (CMU), tandis que 29% se disent couverts par la sécurité sociale et 8% par l’aide médicale d’état (AME), qui s’adresse à toute personne étrangère en situation irrégulière au regard de la réglementation française et à ses ayantdroit. Ces déclarations permettent d’estimer la proportion de personnes sans domicile sans couverture sociale à environ 1 enquêté sur 10. Mais ce dernier résultat masque d’importantes disparités en fonction de la nationalité : moins de 6% des personnes sans domicile de nationalité française déclarent n’avoir aucune couverture maladie contre 16% chez les sans-domicile étrangers (parmi lesquels 23% résident depuis moins de trois mois en France). Ces derniers sont par ailleurs plus de 20% à bénéficier de l’AME.

Concernant la couverture complémentaire santé, un quart des enquêtés déclarent ne pas en bénéficier (4), pourcentage qui s’élève à près de 30% chez les personnes sans domicile étrangères contre 22% des personnes sans domicile de nationalité française. Parmi les sans-domicile qui disposent d’une complémentaire santé et en citent une, la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) est la plus répandue avec 61% des enquêtés dans ce cas, tandis que 27% répondent avoir souscrit à une mutuelle ou une assurance privée ou disposent d’une « autre aide complémentaire » ; 13% sont titulaires de l’AME.

Recours aux soins au regard de la couverture santé

Aucune différence sur les taux de recours au médecin ou au dentiste n’est observée entre les personnes sans domicile disposant d’une mutuelle (ou d’un autre type d’aide à la complémentaire) et celles ayant la CMU-C, signifiant que cette dernière remplit bien son rôle de protection sociale comme en témoignent les résultats de la figure 3. En revanche, on observe un moindre recours tant au médecin qu’au dentiste pour les sans-domicile sans couverture complémentaire santé, encore plus marqué pour ceux qui ne disposent d’aucune couverture maladie, parmi lesquels figurent une part importante de sans-domicile étrangers.

Figure 3 : Fréquence du recours chez le médecin et le dentiste des personnes sans domicile selon leur couverture santé. France, 2012
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Discussion

Quels que soient le sexe et l’âge, les personnes sans domicile se jugent en moins bonne santé que l’ensemble de la population. Le cumul des déclarations d’un état de santé « bon » et « très bon » est proche de 55% quand celui de l’ensemble des individus âgés de 18 ans et plus avoisine 69% selon les données d’ESPS 2012 3. L’écart est particulièrement marqué chez les femmes les plus âgées, dont 9 sur 10 se perçoivent en mauvaise santé (5) entre 60 et 75 ans contre 5 sur 10 en population générale (ESPS 2012). Ce constat sous-entend un vieillissement en plus mauvaise santé qui apparaîtrait prématuré chez les femmes sans domicile, comparé à la fois aux hommes sans domicile de la même tranche d’âge et aux femmes en population générale. À la lecture des indicateurs de santé disponibles, le constat est sans appel : les personnes sans domicile sont plus nombreuses à déclarer souffrir d’une maladie ou d’un problème de santé chronique ou durable (33% chez les sans-domicile âgés de moins de 60 ans contre 26% en population générale (ESPS 2012 ; données non publiées), ou à déclarer de fortes limitations fonctionnelles (9% versus 4%). Elles ont aussi une moins bonne santé bucco-dentaire : ce constat est visible notamment chez les 35-59 ans où 40% des sans-domicile déclarent avoir perdu au moins une partie de leurs dents contre 27% pour le même groupe d’âge en population générale (Enquête Handicap Santé 2008). Les données de l’enquête soulignent également que les corpulences extrêmes sont surreprésentées parmi personnes sans domicile. Plus de 5 points séparent la part des personnes en souspoids : 9% dans l’enquête sur les personnes sans domicile contre 3,5% selon les données 2012 de l’enquête ObEPI-Roche 4. Ce sont 2 points qui différencient la part des personnes obèses, respectivement 17% parmi les sans-domicile âgés de 18 ans et plus et 15 % dans la population générale. À structure par âge et sexe identiques, les différences restent significatives, avec 9% des personnes sans domicile en sous-poids et plus de 20% obèses.

Enfin, avec une proportion de l’ordre d’un quart des enquêtés déclarant être atteints de dépression, il faut noter que cette maladie est répandue chez les sans-domicile. Cette proportion s’inscrit dans la continuité des résultats de la précédente enquête où, sur la base d’une liste de maladies assez proche de celle de l’enquête 2012, 25% des sans-domicile usagers des services d’aide déclaraient connaître des épisodes dépressifs. Ce constat d’une santé mentale fragile des personnes sans domicile a déjà été mis en avant dans d’autres enquêtes, notamment l’enquête Samenta menée par l’Observatoire du Samusocial de Paris et l’Inserm en 2009 5. Cette enquête a notamment montré que près d’un tiers des personnes sans logement personnel en Île-de-France présentait des troubles psychiatriques sévères, en particulier des troubles psychotiques (13%), des troubles anxieux (12%) et des troubles dépressifs sévères (7%). Toutefois, les modalités de recueil des pathologies dans l’enquête de l’Insee empêchent la comparaison directe avec d’autres enquêtes : la liste des maladies proposées a été adaptée à la population enquêtéeet ne correspond pas à celle des maladies habituellement utilisée dans les enquêtes santé, qui s’appuie sur les chapitres de la Classification internationale des maladies. De plus, dans la liste proposée dans l’enquête 2012 de l’Insee, apparaissent des maladies très ciblées avec des prévalences faibles (« Êtes-vous atteint de cirrhose du foie ? ») et d’autres maladies davantage connues et répandues dans la population (« Êtes-vous atteint de migraines ? »), ce qui n’est pas sans impact sur les réponses des enquêtés. Enfin, il est à noter que l’absence d’outils d’évaluation spécifiques à la santé mentale tels que le MH5 (Mental Health Survey-Five items) ou le questionnaire MINI (Mini International Neuropsychiatric Interview) ne permet pas d’affiner l’état de santé mentale des personnes sans domicile et de poser des diagnostics. Néanmoins, la stabilité des résultats entre les enquêtes 2001 et 2012 de l’Insee, avec des pourcentages élevés d’enquêtés qui se disent en dépression, témoigne d’une santé mentale fragile des personnes sans domicile, qui s’ajoute à un moins bon état de santé physique.

Se posent alors deux questions : celle du lien entre état de santé et fréquence du recours aux soins et celle sous-jacente du lien entre recours aux soins et couverture maladie. Concernant la santé bucco-dentaire, les résultats soulignent qu’un moins bon état de santé bucco-dentaire est associé à un moindre recours au dentiste : 46% des enquêtés ont perdu une partie de leurs dents et 59%, parmi ceux qui déclarent les avoir perdues toutes ou presque, disent ne pas avoir consulté de dentiste depuis au moins deux ans contre environ 33% pour ceux qui ont toutes leurs dents, intactes ou traitées 6. Autre statistique qui corrobore l’association entre santé bucco-dentaire et taux de recours : 25% des personnes sans domicile qui ont consulté au cours des deux dernières années disent être totalement ou en partie édentées contre 43% de celles qui n’ont pas vu de dentiste sur la même période.

L’analyse du lien entre santé perçue et fréquence des consultations chez le médecin est plus complexe. Les statistiques bivariées mettent en évidence une meilleure santé perçue pour les enquêtés qui déclarent ne pas avoir vu de médecin dans l’année écoulée : 50% se disent en bonne santé parmi ceux qui ont vu un médecin au cours des 12 derniers mois contre 78% parmi ceux qui n’ont pas consulté dans l’année, mais dont la dernière visite remonte à moins de deux ans, et 79% parmi ceux n’ayant pas vu de médecin depuis au moins deux ans. Ce constat d’une meilleure santé perçue parmi les personnes sans domicile les plus éloignées du système de soins est vérifié quel que soit le sexe des enquêtés, avec des écarts comparables. Deux hypothèses peuvent éclairer ce constat : soit une réelle absence de problème de santé, qui conduit à ne pas consulter, soit un renoncement aux soins qui les expose à une méconnaissance de leur état de santé. Les données de l’enquête permettent d’estimer que, toutes choses égales par ailleurs, la probabilité de ne pas avoir recouru à un médecin dans les 12 derniers mois apparaît significativement plus faible pour les personnes sans domicile qui ont une santé altérée. En revanche, elles ne permettent pas de mesurer la part du renoncement aux soins, mais uniquement d’appréhender une partie des besoins de soins non satisfaits en interrogeant les enquêtés n’ayant pas consulté de médecin dans l’année sur d’éventuels problèmes de santé au cours de cette période. Parmi ceux ayant répondu ne pas avoir consulté au cours des 12 derniers mois (environ 15%), 20% déclarent malgré tout avoir eu des problèmes de santé. L’ajout de questions sur le renoncement aux soins tel qu’il est appréhendé dans la plupart des enquêtes nationales de santé permettrait d’investiguer davantage cette thématique du renoncement aux soins, véritable enjeu pour cette population précaire pour qui l’accès aux soins semble s’inscrire dans une démarche curative plutôt que préventive.

Conclusion

Les résultats de l’enquête témoignent d’un mauvais état de santé, physique et psychique, des adultes sans domicile en 2012. En effet, plusieurs marqueurs de santé illustrent un désavantage de la population des sans-domicile lorsqu’on la compare à l’ensemble de la population. Ce désavantage semble perdurer dans le temps puisque les indicateurs de santé pour lesquels nous disposons de données, grâce aux deux enquêtes menées par l’Insee à 11 ans d’intervalle, apparaissent stables. Ce constat d’une moins bonne santé conforte la nécessité de reconduire, à intervalles réguliers, une enquête spécifique auprès d’une population qui échappe le plus souvent aux grandes enquêtes en population générale. Étudier la santé des personnes sans domicile nécessite de rester prudent quant aux liens de causalité entre mauvaise santé et précarité résidentielle. En effet, si les conditions de vie précaires et les conditions d’hébergement provisoires fragilisent leur état de santé physique et mentale, il ne peut être écarté que c’est peut-être un état de santé dégradé et/ou des trajectoires de vie familiale, professionnelle ou sociale difficiles qui ont fait basculer une partie des enquêtés vers ces conditions d’hébergement précaires.

Cette étude atteste aussi du fait que les personnes sans domicile ne sont pas égales face à la santé du fait même de l’hétérogénéité qui caractérise cette population, regroupée sous l’appellation de « sans-domicile ». Ce constat n’est pas nouveau 7, même si cette diversité s’est accentuée ces dernières années avec une population sans domicile où les femmes, les familles et les étrangers sont davantage représentés qu’auparavant 8, ce qui entraîne de nouveaux enjeux en matière de santé, notamment en termes de prévention, de prise en charge et de couverture santé.

Références

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2 Cha O. La santé des sans-abri. Bull Acad Natl Med. 2013;197(2):277-91.
3 Célant N, Dourgnon P, Guillaume S, Pierre A, Rochereau T, Sermet C. L’Enquête santé et protection sociale (ESPS) 2012. Premiers résultats. Questions d’économie de la santé (Irdes). 2014;(198). http://www.irdes.fr/recherche/questions-d-economie-de-la-sante/198-l-enquete-sante-et-protection-sociale-esps-2012-premiers-resultats.pdf
4 Inserm, Kantar Health, Roche. Enquête épidémiologique nationale sur le surpoids et l’obésité. 2012. 60 p. http://www.roche.fr/innovation-recherche-medicale/decouverte-scientifique-medicale/cardio-metabolisme/enquete-nationale-obepi-2012.html
5 Laporte A, Douay C, Detrez MA, Le Masson V, Le Méner E, Chauvin P. La santé mentale et les addictions chez les personnes sans logement personnel d’Île-de-France. Premiers résultats. Paris: Observatoire du Samusocial, Inserm; 2010. 100 p. https://www.samusocial.paris/sites/default/files/rapport_samenta.pdf
6 Moisy M. Problèmes dentaires, tabac, dépression : la santé précaire des sans-domicile. Études et Résultats (Drees). 2015; (932). http://www.drees.sante.gouv.fr/problemes-dentaires-tabac-depression-la-sante-precaire-des,11540.html
7 Firdion JM, Marpsat M, Lecomte T, Mizrahi A. Vie et santé des personnes sans domicile à Paris. Paris: Centre de recherche, d’étude et de documentation en économie de la santé; 1998. 44 p. http://www.irdes.fr/Publications/Rapports1998/rap1222.pdf
8 Yaouancq F, Duée M. Les sans-domicile en 2012 : une grande diversité de situations. France, portrait social – Édition 2014. Paris: Institut national de la statistique et des études économiques; 2014. p. 123-138. http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/FPORSOC14i_D1_sansdomicile.pdf

Citer cet article

Moisy M. La santé et le recours aux soins des personnes sans domicile en France en 2012. Bull Epidémiol Hebd. 2015;(36-37):662-70. http://www.invs.sante.fr/beh/2015/36-37/2015_36-37_2.html

(1) Pour la suite de l’article, ces deux modalités sont regroupées sous l’appellation « bonne santé ».
(2) L’indice de masse corporelle (IMC) est calculé, à partir du poids et de la taille déclarés, comme le rapport poids/taille². Selon l’OMS, cet indicateur définit 4 états : maigreur si IMC<18,5 ; corpulence normale si IMC compris entre 18,5 et 25 ; surpoids si IMC compris entre 25 et 30 ; obésité si IMC ≥ 30.
3 Question posée : « Êtes-vous atteint de l’une des maladies suivantes ? Hypertension artérielle ? Maladie du coeur (angine de poitrine, infarctus du myocarde) ? Cancer ? Bronchite chronique, Emphysème, Broncho-pneumopathie chronique obstructive ? Asthme ? Cirrhose du foie ? Diabète ? Dépression ? Cholestérol, triglycérides dans le sang ? Migraines ? Epilepsie ? Hépatite virale chronique ? VIH-sida ? Tuberculose ? Autre (préciser) ? »
(4) Ce pourcentage inclut les répondants qui déclarent ne pas avoir de couverture maladie et qui, par conséquent, ne disposent pas de complémentaire santé. En revanche, ne sont pas inclus les bénéficiaires de l’AME dont les dépenses de santé, en cabinet ou à l’hôpital, sont prises en charge jusqu’à 100% des tarifs maximum fixés par l’assurance maladie.
(5) La mauvaise santé s’entend ici comme le cumul des trois dernières modalités de la première question du mini-module européen « assez bon », « mauvais » et « très mauvais ».