Les disparités sociales de santé perçue au cours de la vie : le cas de la France (2004-2012)
// Social inequalities in self-assessed health over the lifecycle: Evidence from France (2004-2012)
Résumé
Introduction –
Dans le contexte du vieillissement de la population, il semble important de mieux comprendre comment les inégalités sociales de santé évoluent au cours de la vie. Cet article s’intéresse à la corrélation entre le statut socioéconomique et la santé perçue, et au changement de cette corrélation avec l’âge.
Matériel et méthodes –
Les données proviennent de l’Enquête sur la santé et la protection sociale (ESPS) entre 2004 et 2012. L’échantillon contient des individus âgés de 20 à 65 ans et compte environ 40 000 observations. Le statut socioéconomique est mesuré par le niveau d’éducation et de revenu, tandis que la santé est quantifiée à l’aide de la variable de santé subjective. Les modèles économétriques régressent la santé sur le statut socioéconomique d’une part, et sur un ensemble de termes d’interaction entre le statut socioéconomique et les groupes d’âge d’autre part. Les régressions tiennent compte des caractéristiques démographiques des individus ainsi que de leur cohorte de naissance.
Résultats –
Le statut socioéconomique est positivement corrélé à l’état de santé. L’association entre revenu et santé perçue commence par se renforcer au début de l’âge adulte, avant d’atteindre un palier puis de décroître après 55 ans.
Discussion-conclusion –
Les inégalités sociales de santé se renforcent, se stabilisent, puis s’affaiblissent à l’âge adulte en France. Ces changements pourraient trouver leur source dans les styles de vie et les conditions de travail.
Abstract
Introduction –
In the context an ageing population, understanding the evolution of social health inequalities with age seems important. This article focuses on the correlation between socioeconomic status and self-assessed health and on the evolution of this correlation over the lifecycle in France.
Material and methods –
Our data come from the French Survey on Health and Health Insurance between 2004 and 2012. We focus on individuals aged 20 to 65, and our sample contains approximately 40,000 observations. Socioeconomic status is proxied by individual education and household income, whereas health is measured using using self-assessed health. Our econometric models regress health on socioeconomic status on the one hand, and on a series of interaction terms between socioeconomic status and age groups on the other hand. All regressions include controls for demographic characteristics as well as birth cohorts.
Results –
Socioeconomic status is positively associated with health. The correlation between income and health first strengthens starting age 20, then reaches a plateau, and finally decreases after 55 years.
Discussion-conclusion –
Over the lifecycle, income-related health inequalities seem to first widen, then remain constant, and finally narrow, in France. The mechanisms underlying these evolutions may be related to lifestyles and working conditions.
Introduction
Un grand nombre d’articles mettent en évidence une association positive entre statut socioéconomique (SSE) et état de santé. Cette association est observée pour plusieurs aspects du SSE, comme le niveau d’éducation, le revenu et la profession, et différents indicateurs d’état de santé, relatifs à la morbidité et à la mortalité. En France, à l’âge de 35 ans, les cadres ont une espérance de vie plus longue que les ouvriers 1. De plus, une hausse du revenu va de pair avec une meilleure santé subjective, et les agriculteurs, indépendants, cadres et professions intermédiaires se déclarent en meilleure santé que les ouvriers non qualifiés 2. L’association entre SSE et santé s’interprète de trois manières : d’abord, elle peut refléter un effet causal du SSE sur la santé (si, par exemple, les individus ayant un revenu plus élevé ont accès à des soins de meilleure qualité, ce qui se traduit par un meilleur état de santé) ; ensuite, elle peut capter un effet causal de la santé sur le SSE (si, entre autres, les individus en bonne santé sont en mesure d’occuper des emplois qui leur permettent d’avoir un revenu plus élevé) ; finalement, cette corrélation peut être fallacieuse et être simplement due à l’omission de facteurs communs (par définition, ces facteurs ont un impact à la fois sur le SSE et sur la santé, si bien que si l’on oublie d’en tenir compte, on observera une corrélation entre les variables de SSE et de santé sans qu’il y ait un quelconque lien de causalité entre elles ; la préférence pour le présent des individus est un facteur commun potentiel).
Dans le contexte du vieillissement des populations à l’œuvre dans les pays développés et des débats relatifs à l’augmentation de l’âge du départ à la retraite, des travaux récents ont examiné l’évolution des inégalités sociales de santé au cours de la vie 3. Les données américaines de la National Health Interview Survey (NHIS) entre 1986 et 2001 ont permis de mettre en évidence une corrélation positive et significative entre éducation et revenu d’une part, et santé d’autre part, à tous les âges de la vie. De plus, la corrélation entre revenu et santé augmente avec l’âge, tandis que celle entre éducation et santé diminue 4. À partir de données de plusieurs sources pour 11 pays européens (pour la France, la source est l'European Community Household Panel de 1994-2001), Van Kippersluis et coll. ont étudié l’évolution des inégalités revenu-santé, en calculant l’indice de concentration à différents âges. Ils montrent que, dans la plupart des 11 pays étudiés, ces inégalités n’augmentent pas au cours de la vie en Europe. Cependant, une telle augmentation est observée en Grande-Bretagne, en Allemagne et en France 5.
Dans cet article, nous souhaitons décrire l’évolution de l’association entre SSE et santé au cours de la vie en France. Pour cela, nous utilisons les données de l’Enquête sur la santé et la protection sociale (ESPS) entre 2004 et 2012, en nous concentrant sur les individus âgés de 20 à 65 ans. Nos variables d’intérêt sont le niveau d’éducation, le revenu et la santé subjective. Nos régressions permettent de tenir compte de la possible évolution de la relation entre SSE et santé avec l’âge. En outre, nous distinguons les effets d’âge d’éventuels effets de cohorte et tenons compte de différentes variables d’ajustement.
Notre étude se différencie de celle de Van Kippersluis et coll. 5. de plusieurs manières. En premier lieu, nous mobilisons des données plus récentes. Ensuite, nous examinons le gradient éducation-santé en plus du gradient revenu-santé, quand ces auteurs se concentrent exclusivement sur la relation reve nu-santé. Étant donné l’évolution différenciée du gradient d’éducation et du gradient de revenu au fil de la vie mise en lumière par Deaton et Case pour les États-Unis 4, cet ajout nous semble important. Enfin, du point de vue méthodologique, nous nous intéressons à l’évolution des inégalités sociales de santé selon l’âge, en quantifiant la corrélation entre SSE et santé à différents âges, à la manière de ce que font Deaton et Case (alors que Van Kippersluis et coll. utilisent une méthode différente, en estimant un indice de concentration revenu-santé à différents âges).
Méthodes
Les données proviennent des ESPS de 2004, 2006, 2008, 2010 et 2012. L’ESPS est mise en œuvre par l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes) et la Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés (CnamTS). L’enquête est représentative d’environ 97% de la population vivant en France métropolitaine. Ces données ont déjà été utilisées pour étudier les inégalités sociales de santé 6, mais pas leur évolution selon l’âge, à notre connaissance.
Notre analyse porte sur les personnes âgées de 20 à 65 ans. Nous n’avons pas retenu les plus de 65 ans, pour limiter le problème de sélection d’échantillon lié à la mortalité : en effet, comme ce sont les individus les plus défavorisés qui meurent les plus jeunes, on risque d’autant plus de sous-estimer la corrélation entre SSE et santé que l’on s’intéresse à des individus âgés. Le choix d’arrêter notre échantillon à 65 ans est quelque peu arbitraire cependant, et une autre limite d’âge aurait pu être utilisée. Au total, notre échantillon comprend environ 40 000 individus.
La variable expliquée provient de la question de santé subjective suivante : « Comment est votre état de santé général ? Très bon, Bon, Assez bon, Mauvais, Très mauvais ». Plus précisément, nous utilisons une variable dichotomique qui est égale à 1 lorsque la santé est au moins bonne, et 0 sinon.
Nous utilisons plusieurs variables de SSE. La première est une variable dichotomique qui indique que l’individu a un niveau d’éducation inférieur ou égal au baccalauréat (« éducation faible ») ou supérieur (« éducation élevée »). Dans nos régressions, le niveau d’éducation faible sert de catégorie de référence. La deuxième variable de SSE est le logarithme du revenu mensuel. Les données originales contiennent pour chaque ménage un revenu annuel exact ou en tranches, selon les vagues et selon la préférence du répondant pour indiquer son revenu exact ou non. Nous utilisons le revenu exact lorsqu’il est disponible et le milieu empirique de la tranche sinon. Ces revenus sont ajustés par un indice de prix (avec une base 100 en 2005) pour corriger de l’inflation. Enfin, pour les besoins de la figure 2, nous utilisons une variable dichotomique qui indique que le revenu du ménage est strictement inférieur au revenu médian (« revenu faible ») ou supérieur ou égal au revenu médian (« revenu élevé »).
Notre objectif principal étant d’analyser l’évolution de la corrélation entre SSE et santé avec l’âge, il est important de tenir compte des cohortes auxquelles appartiennent les individus, afin de ne pas confondre « effet d’âge » et « effet de cohorte ». Par conséquent, nous incluons systématiquement une série de variables dichotomiques pour les cohortes dans nos régressions (individus nés avant 1944, en 1945-1949, 1950-1954, 1955-1959, 1960-1964, 1965-1969, 1970-1974, 1975-1979, 1980-1984 et après 1985).
En outre, nos modèles incluent aussi les variables de contrôle suivantes : un ensemble de variables dichotomiques pour chaque âge, une variable indicatrice pour le sexe de l’individu, le logarithme de la taille du ménage et des variables dichotomiques pour la région de résidence et pour l’année de l’enquête. Notez que nous choisissons de ne pas ajuster nos modèles pour le type d’emploi ou la profession, car ces variables sont potentiellement fortement corrélées à nos variables explicatives d’intérêt (le niveau d’éducation et le revenu).
L’analyse statistique est réalisée avec le logiciel Stata® 12. Nous estimons d’abord des modèles linéaires de probabilité, puis des modèles logistiques (nous présentons alors les odds ratio). Ces deux modèles reposent sur des hypothèses différentes concernant la distribution de la variable dépendante conditionnellement aux variables explicatives (dans le modèle linéaire de probabilité, la distribution est une loi normale, tandis que dans le logit, il s’agit d’une loi de Bernouilli). Ainsi, ces deux modèles nous semblent complémentaires, et les utiliser tous deux nous permet de tester la robustesse de nos résultats.
Deux approches sont mises en œuvre. Dans la première, la santé est régressée sur le SSE et les variables de contrôle, afin d’examiner le rôle du SSE sur la santé. On s’attend à trouver une association positive entre le SSE et la santé. Dans la seconde, on ajoute des termes d’interaction entre le SSE et le groupe d’âge de l’individu, afin d’étudier le changement de l’association entre SSE et santé selon l’âge. Ces groupes d’âge sont les suivants : 20-24, 25-29, 30-34, 35-39, 40-44, 45-49, 50-54 (catégorie de référence), 55-59 et 60-65 ans. Par exemple, si dans le modèle linéaire le terme d’interaction entre le SSE et le groupe d’âge 20-24 ans est négatif et significatif, alors la corrélation entre le SSE et l’état de santé est significativement plus faible à 20-24 ans qu’à 50-54 ans.
Résultats
Statistiques descriptives
Dans notre échantillon de 40 250 individus, 76,8% se déclarent en bonne santé et 47,8% ont un niveau d’éducation supérieur au baccalauréat. Le revenu médian est de 2 206,3 euros et le revenu moyen de 2 437,5 euros (le logarithme du revenu est égal à 7,63 en moyenne). Les personnes ont en moyenne 42,7 ans et 51,8% d’entre elles sont des femmes. Enfin, les ménages comptent 3,1 membres en moyenne (le logarithme de la taille du ménage vaut 1,0).
Les figures 1 et 2 représentent la santé en fonction de l’âge, selon le niveau d’éducation ou de revenu. Dans les deux figures, les courbes ont une pente négative, ce qui indique que la probabilité d’être en bonne santé diminue avec l’âge. En outre, la courbe correspondant au SSE faible est au-dessous de la courbe correspondant au SSE élevé, ce qui pourrait signifier que le SSE joue un rôle protecteur sur la santé. Ainsi, l’état de santé des individus avec un niveau d’éducation faible à l’âge de 40 ans est approximativement le même que celui des individus avec un niveau d’éducation élevé à 55 ans. Enfin, dans les deux figures, la dégradation de la santé pour les individus de SSE faible semble plus rapide que celle des individus de SSE élevé, entre 20 et 50-55 ans. Cela implique que l’écart entre les courbes augmente avec l’âge avant 50-55 ans, ce qui est le signe d’un creusement des inégalités. Au contraire, après 50-55 ans, les inégalités semblent stables voire diminuer.
L’évolution du gradient avec l’âge, toutes choses égales par ailleurs
Nous vérifions ces observations à l’aide des régressions qui incluent plusieurs variables de contrôle. Le tableau 1 présente les résultats du modèle linéaire. Dans les colonnes (1) et (2), la variable explicative d’intérêt est le niveau d’éducation. La colonne (1) montre que l’éducation est significativement associée à la santé : ainsi, avoir un niveau d’études supérieur au baccalauréat augmente la probabilité d’être en bonne santé subjective de 12,4 points de pourcentage. Dans la colonne (2), pour les groupes d’âge allant de 20 à 49 ans, les termes d’interaction entre éducation et âge sont négatifs et significatifs et diminuent généralement en valeur absolue avec l’âge. Cela suggère que l’association entre éducation et santé subjective se renforce progressivement. Ensuite, pour les groupes d’âge entre 55 et 65 ans, les deux termes d’interaction sont négatifs, mais un seul est significatif, ce qui implique que l’association entre éducation et santé diminue ou reste stable avec l’âge au-delà de 55 ans.
Dans les colonnes (3) et (4), nous utilisons le logarithme du revenu comme mesure du SSE. La taille de l’échantillon est plus faible que dans les colonnes (1) et (2), du fait d’un certain nombre de valeurs manquantes dans la déclaration du revenu. La colonne (3) souligne une association positive entre le logarithme du revenu et l’état de santé : lorsque le revenu est multiplié par 2,7, la probabilité que l’individu se déclare en bonne santé subjective augmente de 14,0 points de pourcentage en moyenne. La colonne (4) suggère que l’association entre revenu et santé subjective se renforce avec l’âge entre 20 et 54 ans, puis diminue entre 55 et 65 ans.
Dans les colonnes (5) et (6), nous incluons à la fois l’éducation et le revenu. La colonne (5) souligne que ces deux variables conservent leur effet significatif. Cependant, le coefficient de l’éducation dans la colonne (5) est plus faible que dans la colonne (1), ce qui indique que le revenu est un facteur de confusion dans l’association entre éducation et santé perçue. De même, la comparaison des colonnes (3) et (5) montre que l’éducation est un facteur de confusion dans la corrélation entre revenu et santé.
Dans la colonne (6), les termes d’interaction entre éducation et groupe d’âge sont moins souvent significatifs que dans la colonne (2), ce qui pointe à nouveau vers le rôle du revenu comme facteur de confusion. En revanche, les termes d’interaction entre revenu et âge restent généralement significatifs et on observe un renforcement du gradient de revenu entre 20 et 44 ans, suivi d’une période de stabilité du gradient entre 45 et 54 ans et d’une baisse au-delà de 55 ans.
Le bas du tableau 1 met en évidence que les femmes sont moins susceptibles de se déclarer en bonne santé que les hommes. Lorsque l’on tient seulement compte du niveau d’éducation (colonnes (1) et (2)), le nombre de membres du ménage est positivement associé à l’état de santé. Par opposition, dès lors que l’on contrôle pour le niveau de revenu (colonnes (3) à (6)), le nombre de membres du ménage est négativement corrélé à la santé. Cela résulte de la corrélation positive entre le revenu et la taille du ménage (les ménages les plus grands sont plus riches en moyenne) ; ainsi, dans les colonnes (1) et (2), il est probable que le coefficient de la taille de ménage capte en partie l’effet du revenu.
Dans le tableau 2, nous refaisons notre analyse, mais en utilisant un modèle logit au lieu d’un modèle linéaire (le tableau contient les odds ratios). La colonne 1) souligne qu’un individu avec un niveau d’éducation élevé a 2,1 plus de chances de se déclarer en bonne santé qu’un individu avec un niveau d’éducation faible. Dans la colonne (2), on observe que le ratio des chances d’être en bonne santé entre individus avec un niveau d’éducation faible ou élevé est plus faible à 20-24 ans qu’à 50-54 ans. Ainsi, les inégalités éducation-santé sont plus faibles au tout début de l’âge adulte. Ensuite, les inégalités restent constantes entre 25 et 54 ans. Enfin, elles décroissent après 55 ans. La colonne (3) montre qu’un accroissement unitaire du log du revenu (c’est-à-dire une multiplication du revenu par 2,7) entraîne une multiplication de 2,2 de la probabilité d’être en bonne santé. Les colonnes (4) et (6) suggèrent une hausse des inégalités revenu-santé entre 20 et 29 ans, suivie d’une stabilisation entre 30 et 54 ans, puis d’une baisse des inégalités (entre 55 et 65 ans).
Au final, le modèle linéaire et le modèle logit soulignent tous deux que dans l’analyse du gradient éducation-santé, le revenu est un facteur de confusion. Ces modèles décrivent des trajectoires du gradient revenu-santé selon l’âge assez proches, mais toutefois différentes : le modèle linéaire montre une hausse des disparités entre 20 et 44 ans, suivie d’une courte période de stabilité entre 45 et 55 ans, puis d’une baisse après 55 ans (tableau 1, colonne (6)), alors que le modèle logit met en évidence une hausse des inégalités seulement entre 20 et 29 ans, suivie d’une plus longue période de stabilité entre 30 et 54 ans, et enfin d’une baisse après 55 ans (tableau 2, colonne (6)).
Le tableau 3 contient les résultats des modèles linéaires et logit estimés séparément pour les femmes et les hommes. Pour des raisons de multi-colinéarité, nous incluons soit les variables d’éducation soit les variables de revenu comme variables explicatives (mais pas les deux types de variables à la fois) pour ces échantillons de plus petite taille.
Nous nous intéressons d’abord à l’effet de l’éducation, dans les colonnes (1), (3), (5) et (7). Les modèles linéaires montrent plutôt une hausse de l’effet de l’éducation, suivie d’une stabilité ou d’une baisse, pour les femmes et les hommes (colonnes (1) et (5)). Ce résultat fait écho à celui de l’échantillon complet (tableau 1, colonne (2)). Le modèle logit pour les femmes souligne une certaine stabilité du gradient d’éducation, suivie d’une baisse entre 40 et 49 ans, d'une hausse vers 50-54 ans, puis d’une nouvelle baisse au-delà de 55 ans (colonne (3)). Chez les hommes, le modèle logit donne à voir une forte stabilité du gradient d’éducation (colonne (7)).
Les résultats sur l’éducation des modèles linéaires et les modèles logit sont donc relativement différents, avec dans les modèles linéaires une hausse claire du gradient et, dans les modèles logit, une plus grande stabilité du gradient (au moins chez les hommes) avant 55 ans. Toutefois, cette différence entre modèles s’observe déjà dans l’échantillon complet (comparer le tableau 1, colonne (2), avec le tableau 2, colonne (2)) et s’explique par les hypothèses de distribution conditionnelle des variables dépendantes dans les modèles.
En ce qui concerne le revenu, les modèles linéaires suggèrent plutôt une hausse du rôle du revenu, suivie d’une stabilité ou d’une baisse, pour les femmes et les hommes (colonnes (2) et (6)). Les modèles logit montrent quant à eux plutôt une hausse du rôle du revenu au début de l’âge adulte, suivie d’une stabilité puis d’une baisse au-delà de 55 ans (colonnes (4) et (8)). Ainsi, les résultats concernant l’effet du revenu par genre sont dans la droite ligne des estimations pour l’échantillon complet.
Au final, il semble donc que le gradient revenu-santé suive des trajectoires assez proches chez les femmes et les hommes.
Discussion-conclusion
Cette étude s'appuie sur les données des vagues 2004 à 2012 de l’enquête ESPS pour examiner la corrélation entre le SSE (mesuré par le niveau d’éducation de l’individu et le revenu du ménage) et l’état de santé perçu, et l’évolution de cette corrélation selon l’âge, en France. Nous utilisons des modèles linéaires et logit pour quantifier ces associations. Les résultats indiquent que l’éducation et le revenu sont positivement associés à la santé. De plus, les modèles linéaires révèlent que la corrélation entre le revenu et la santé se renforce entre 20 et 44 ans, puis se stabilise entre 45 et 54 ans, et finalement décroît au-delà de 55 ans. Les modèles logit mènent à une conclusion assez proche, en soulignant une hausse du gradient entre 20 et 29 ans, suivie d’une stabilité entre 30 et 54 ans, et finalement d’une baisse au-delà de 55 ans.
Certains choix relatifs à la modélisation et à l’échantillon sont sujets à discussion. En premier lieu, dans nos régressions, nous n’utilisons pas de pondérations. Cependant, les résultats qui utilisent les pondérations sont tout à fait comparables. En deuxième lieu, nous employons parfois un modèle linéaire pour expliquer une variable de santé dichotomique. En théorie, cette approche pose problème puisque les probabilités prédites d’être en bonne santé pourraient sortir de l’intervalle [0,1]. Toutefois, en pratique, les probabilités prédites ne sortent généralement pas de l’intervalle. Par exemple, pour le modèle du tableau 1, colonne (6), plus de 96% des probabilités prédites sont bien dans l’intervalle [0,1]. En troisième lieu, dans tous nos modèles, nous log-transformons le revenu, comme dans beaucoup de travaux d’économie de la santé sur le gradient 4. Il est possible de modéliser l’effet du revenu de façon plus fine, en utilisant des « splines » ou des polynômes fractionnaires. Les « splines » permettent un ajustement local aux données observées, qui a l’avantage de la flexibilité. En revanche, le choix des points de coupures (nœuds) est quelque peu arbitraire. Quant aux polynômes fractionnaires, ils permettent de mettre en œuvre un ajustement global. Toutefois, cette méthode manque de flexibilité 7.
En ce qui concerne l’échantillon, on observe que, parmi les individus pour lesquels les variables de contrôle et la variable d’éducation ne sont pas manquantes, environ 12% des individus ne déclarent pas leur revenu. Cela se traduit dans le tableau 1 par une baisse de la taille de l’échantillon entre les colonnes (1)-(2) d’une part et (3)-(6) d’autre part. Dans une analyse dont les résultats ne sont pas présentés ici, nous observons que les individus qui ne déclarent par leur revenu sont légèrement plus âgés et vivent dans des ménages de plus grande taille que les individus qui déclarent leur revenu. En revanche, ces personnes sont similaires aux autres en ce qui concerne le genre, l’état de santé, et le niveau d’éducation. En outre, lorsque l’on estime le gradient éducation-santé, le choix de l’échantillon (qui peut inclure les individus qui ne déclarent pas leur niveau de revenu, ou les exclure) ne modifie pas nos conclusions sur l’évolution du gradient.
La description de l’évolution du gradient revenu-santé que nous proposons pour la France est assez similaire à celle faite par Van Kippersluis et coll. pour la France à partir de données plus anciennes 5, mais aussi à celle de Deaton et Case pour les États-Unis 4. En effet, dans l’article de Van Kippersluis et coll., l’indice de concentration (revenu-santé) se renforce avec l’âge jusqu’à 50 ans. En revanche, alors que Deaton et Case montrent que l’association entre éducation et santé diminue progressivement au fil de la vie aux États-Unis, nos résultats suggèrent que cette corrélation ne décroît pas entre 20 et 54 ans et qu’il est possible qu’elle baisse après 55 ans (plus précisément, les modèles du tableau 1, colonne (2), et du tableau 2, colonnes (2) et (6), indiquent une baisse après 55 ans).
Des travaux récents ont souligné, à partir des données d’ESPS également, l’existence d’un gradient entre le revenu familial et la santé (subjective) des enfants, ainsi que la possible augmentation de ce gradient au cours de l’enfance et de l’adolescence 8,9. Ainsi, la hausse des disparités entre le revenu et la santé que nous observons ici après 20 ans s’inscrit dans la continuité de la hausse déjà suggérée chez les enfants et les adolescents.
En outre, la hausse des inégalités revenu-santé (pour les 20-44 ans dans le modèle linéaire, pour les 20-29 ans dans le modèle logit) est due à la dégradation plus rapide de l’état de santé chez les individus de faible revenu, comme le montre la figure 2. Cette baisse plus rapide pourrait être liée aux styles de vie d’une part et aux conditions de travail d’autre part. En ce qui concerne les styles de vie, la moindre qualité de l’alimentation, la plus forte consommation de tabac et d’alcool pourraient jouer un rôle. De plus, si les individus de niveau d’éducation et de revenu faibles sont davantage susceptibles d’avoir une profession manuelle, la pénibilité du travail pourrait engendrer une dégradation plus rapide de l’état de santé, et donc une hausse du gradient 4. Tant les styles de vie que les conditions de travail pourraient avoir un effet cumulatif au cours de la vie.
La stabilisation des inégalités pourrait signifier que les chocs de santé (par exemple sous forme de nouvelles maladies chroniques) qui surviennent au-delà d’un certain âge touchent tous les individus indépendamment de leur revenu, expliquant ainsi la stabilité du gradient. Finalement, la baisse des inégalités après 55 ans pourrait être liée à la surmortalité des individus de faible revenu.
Notre étude ouvre plusieurs pistes de recherches pour de futurs travaux. En premier lieu, notre article se penche sur la relation entre SSE et santé perçue selon l’âge. Une question liée est celle du changement d’effet du SSE sur la santé entre cohortes. Nous avons ré-estimé nos modèles en incluant, en plus des termes d’interaction entre SSE et âge, des termes d’interaction entre SSE et cohorte (résultats non rapportés). Nous avons alors continué d’observer une hausse, puis une stabilisation et enfin une baisse du gradient de revenu selon l’âge, et nous avons également trouvé que l’association entre SSE et santé ne dépend pas de la cohorte. Cette investigation pourrait être poussée plus avant, en utilisant par exemple des modèles âge-cohorte-période 10.
En deuxième lieu, notre article se concentre sur deux variables de SSE et une variable d’état de santé, et il serait intéressant de refaire l’analyse en utilisant d’autres variables de SSE et de santé afin de tester la robustesse des résultats. En ce qui concerne le SSE, on pense en particulier au travail manuel et à la profession. Pour la santé, il serait intéressant de se pencher sur les maladies déclarées et des scores de santé « objectifs » (qui sont moins susceptibles de souffrir de biais de déclaration que la santé perçue).
De plus, il serait pertinent de tenter de comprendre les raisons de l’évolution des disparités revenu-santé au cours du cycle de vie, en prêtant attention aux styles de vie, aux conditions de travail et aux chocs de santé.
Finalement, notre étude se concentre sur des caractéristiques sociales individuelles et familiales (niveau d’études, niveau de revenu), mais des approches complémentaires qui tiendraient compte non seulement de ces caractéristiques mais aussi du contexte de résidence des individus (au niveau du quartier, de la commune, de la ville et du département), sont sans doute indispensables. En effet, ces analyses permettraient de distinguer le rôle des déterminants individuels et familiaux de celui des caractéristiques de l’environnement de vie. Si les travaux internationaux sur le contexte sont nombreux, ils restent pour le moment rares en France. Du point de vue des politiques publiques, ces travaux montrent que la maîtrise des inégalités sociales de santé passe non seulement par des politiques de santé, mais aussi par des politiques de logement et d’emploi. En outre, ils soulignent l’intérêt et l’efficience de l’action politique territoriale ou locale 11,12.
Remerciements
Les données des ESPS ont été fournies par l’Irdes. Les calculs, analyses et interprétations présentés dans l’article n'engagent que l’auteur. L’auteur remercie le comité éditorial, les deux référés anonymes, Pierre-Yves Geoffard (PSE-CNRS) et Thierry Rochereau (Irdes), pour des discussions et des commentaires.