Délivrance de psychotropes à visée hypnotique dans l’unité urbaine de Paris : analyse temporelle (2015-2021) et territoriale, démographique et socio-économique (2017-2019) des troubles chroniques du sommeil
// Dispensing of hypnotic psychotropic drugs in the Paris agglomeration: A temporal (2015-2021) and territorial, demographic and socio-economic analysis (2017-2019) of chronic sleep disorders
Résumé
Introduction –
Cette étude vise à décrire, à l’échelle communale, la délivrance en officine de psychotropes à visée hypnotique dans l’unité urbaine de Paris pour caractériser la prévalence de troubles chroniques du sommeil de type insomnie, annuellement (2015-2021), mensuellement et géographiquement (2017-2019), et à identifier les déterminants démographiques et socio-économiques potentiellement associés (2017-2019).
Méthodes –
Les taux annuels (2015-2021) et mensuels (2017-2019) de patients ayant bénéficié d’une délivrance de psychotropes à visée hypnotique (prescription ≥3 mois), définis comme toute substance strictement hypnotique capable d'induire et/ou de maintenir le sommeil ou tout psychotrope communément utilisé comme sédatif la nuit, ont été estimés par sexe, classe d’âge, et selon le quintile de l’indice de désavantage social de la commune de résidence, à l’échelle communale, dans l’unité urbaine de Paris (environ 10,8 millions d’habitants). Ces estimations ont été réalisées à partir des données du Système national des données de santé (SNDS), sur la base d’une liste de 381 spécialités pharmaceutiques remboursées par l’Assurance maladie en France.
Résultats –
La délivrance de psychotropes à visée hypnotique a concerné 515 867 habitants (6,4% de la population), en moyenne et par an entre 2015 et 2021. Elle a diminué de 2016 à 2021 (hommes : -16,7% ; femmes : -19,5%), et était la plus faible en été et la plus élevée en automne (+10,4% par rapport à l’été). Elle était plus fréquente chez les femmes (odds ratio = 1,64 ; intervalle de confiance à 95% : [1,63-1,65] ; p<0,001) et augmentait avec l’âge, atteignant son niveau le plus élevé chez les 75-79 ans (9,06 [8,93-9,20] par rapport aux 18-24 ans ; p<0,001). Elle augmentait avec le niveau de désavantage social, le plus marqué étant pour les communes les plus défavorisées socio-économiquement (quintile 5 ; 1,28 [1,24-1,33] ; p<0,001) par rapport à celles les moins défavorisées (quintile 1).
Conclusion –
Cette étude révèle des disparités territoriales, démographiques et socio-économiques dans la délivrance de psychotropes à visée hypnotique au sein de l’unité urbaine de Paris. L’analyse de ces disparités à l’échelle communale constitue une approche originale pour évaluer les réalités territoriales de l’insomnie et des troubles chroniques du sommeil, fournissant des informations pour élaborer une politique de prévention locale et ciblée des troubles du sommeil.
Abstract
Introduction –
This study aimed to describe, at the municipal level, the dispensing of hypnotic psychotropic drugs in retail pharmacies in the Paris agglomeration, to characterize the prevalence of chronic insomnia-type sleep disorders on an annual (2015-2021), monthly and geographical basis (2017-2019), and to identify potentially associated demographic and socio-economic determinants (2017-2019).
Methods –
Annual (2015-2021) and monthly (2017-2019) rates of patients receiving hypnotic psychotropic drugs (prescription ≥ 3 months), defined as any strictly hypnotic substance capable of inducing and/or maintaining sleep, or any psychotropic drug commonly used as a nighttime sedative, were estimated by sex, age group, and by the quintile of the social disadvantage index of the municipality of residence, at the municipal level within the Paris urban unit (around 10.8 million inhabitants). These estimates were derived from data in the French National Health Data System (SNDS), based on a list of 381 pharmaceutical specialties reimbursed by the national health insurance.
Results –
The dispensing of hypnotic psychotropic drugs concerned 515,867 individuals (6.4% of the population), on average per year between 2015 and 2021. It declined from 2016 to 2021 (men: –16.7%; women: –19.5%), was lowest in summer, and highest in autumn (+10.4% compared to summer). It was more frequent among women (odds ratio = 1.64 [95% confidence interval: 1.63-1.65]; p<0.001) and increased with age, reaching its peak among individuals aged 75-79 years (9.06 [8.93-9.20] compared to those aged 18–24; p<0.001). It also increased with the level of social disadvantage, being highest in the most socio-economically deprived municipalities (quintile 5; 1.28 [1.24-1.33]; p<0.001) compared to the least deprived (quintile 1).
Conclusion –
This study reveals territorial, demographic and socio-economic disparities in the dispensing of hypnotic psychotropic drugs within the Paris agglomeration. The analysis of these disparities at the municipal level provides an original approach for assessing the territorial realities of insomnia and chronic sleep disorders, offering insights for the development of targeted, local sleep disorder prevention policies.
Introduction
Le sommeil est essentiel à l'équilibre et au développement physiologique, psychologique et social d’un individu et renseigne sur sa santé et sa qualité de vie 1. Néanmoins, il s’agit d’un processus fragile influencé par les conditions environnementales (lumière, température, bruit) et marqué par des disparités interindividuelles (âge, sexe/genre, présence de pathologies), socio-économiques et professionnelles (travail posté, stress, charge mentale) et culturelles (mode de vie, environnement familial, conditions de logement) 2.
La qualité du sommeil est un enjeu de santé majeur en France. Plus du tiers des Français (37%) sont insatisfaits de leur sommeil et près de la moitié (42%) déclarent souffrir d’au moins un trouble du sommeil 3, le plus fréquent étant l’insomnie chronique (15-20% des adultes) 4. Par ailleurs, un nombre croissant d’adultes voient leur durée de sommeil diminuer chaque année 5, avec une moyenne de 6h42 par nuit en semaine selon le Baromètre de Santé publique France 2017 6, soit en deçà des 7h minimales recommandées 7. Près de 20% de la population est considérée comme en « dette chronique de sommeil » (moins de 6h de sommeil par 24h chez les adultes) 8, ce qui est associé à un risque plus élevé de surpoids voire d’obésité, de maladies cardiovasculaires, de diabète de type 2, d’anxiété, de dépression, de somnolence au volant et d’accidents du travail 2.
La région Île-de-France est la plus concernée par ce phénomène 9. D’après l’Observatoire régional de santé (ORS) 10, les Franciliens dorment moins que le reste des Français, avec une prévalence plus élevée de la dette de sommeil et de l’insomnie, tous âges confondus. Des facteurs comme l’attrait pour les écrans, le temps de travail et celui passé dans les transports, les disparités socio-économiques et culturelles, ainsi que la pollution lumineuse et sonore pourraient expliquer la forte prévalence des troubles du sommeil en Île-de-France 10. La prévalence de personnes ayant recours à un traitement pharmacologique pour lutter contre les troubles du sommeil est un indicateur objectif et exploitable à grande échelle pour analyser les troubles chroniques du sommeil 11. En 2005, environ 8% des Franciliens déclaraient avoir recours à des somnifères ou à des hypnotiques pour faciliter leur sommeil, soit une prévalence de 30% supérieure aux autres régions 9. Ces chiffres reposent cependant sur une enquête déclarative, ce qui implique un potentiel biais de mémoire ou de méconnaissance sur la classe des médicaments 11.
L’utilisation des données issues des remboursements des médicaments pour lutter contre les troubles du sommeil par l’Assurance maladie en France permet de suivre plus largement l’évolution des délivrances et de mesurer certaines disparités. À l’échelle nationale, une prévalence plus élevée de délivrance de psychotropes a été observée chez les femmes, les personnes âgées et celles en situation de précarité 12. D’autres études se sont intéressées au remboursement de psychotropes en France, en se concentrant uniquement sur certaines spécialités, comme les benzodiazépines 13 ou les hypnotiques 14,15,16. Ces travaux n’ont toutefois pas cherché à estimer la prévalence de personnes atteintes de troubles chroniques du sommeil à partir des données de remboursement de traitements pharmacologiques, en s’appuyant sur des critères de chronicité des prescriptions et d’exclusion liés à un usage pour d’autres pathologies. Par ailleurs, l’évolution de leur délivrance au cours des dernières années, ainsi que les disparités territoriales selon les caractéristiques démographiques (sexe, âge) et socio-économiques à l’échelle communale au sein de l’unité urbaine de Paris, restent peu documentées, ce qui constitue pourtant des informations cruciales pour envisager une politique de prévention locale et ciblée des troubles du sommeil.
L’objectif de cette étude est donc de décrire à l’échelle communale au sein de l’unité urbaine de Paris, l’évolution annuelle (2015-2021), mensuelle et les disparités territoriales (2017-2019) de la délivrance en officine de psychotropes à visée hypnotique utilisés pour traiter un trouble chronique du sommeil tel que l’insomnie, dans la population des 18-79 ans. Il s’agit également d’explorer les facteurs démographiques potentiellement associés, à savoir le sexe, l’âge, et le statut socio-économique de la commune de résidence (2017-2019). Ce travail correspond au premier stade d’un programme de recherche appelé Somnibruit, visant à mieux connaître les effets du bruit environnemental (routier, aérien, ferroviaire et festif/récréatif) sur le sommeil des Franciliens. À ce stade, ce travail décrit la méthodologie de construction de notre indicateur de troubles chroniques du sommeil possiblement en lien avec ces expositions, et présente une analyse.
Méthodes
Zone et période de l’étude
Nous avons mené une étude rétrospective et descriptive portant sur les 432 communes et les 20 arrondissements parisiens de l’unité urbaine de Paris, définie selon les limites géographiques de 2021 de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Cette zone, comprenant les départements les plus urbanisés et densément peuplés de France, comptait 10,8 millions d’habitants en 2021 17. Les données ont été extraites sur la période 2015-2021.
Extraction des données
Une liste de 381 spécialités pharmaceutiques remboursées par l’Assurance maladie en France a été préétablie par un médecin spécialiste du sommeil. Elle comprenait des spécialités strictement hypnotiques (substance capable d'induire et/ou de maintenir le sommeil) et des psychotropes communément utilisés comme sédatifs la nuit pour traiter l’insomnie, bien que n’ayant pas d’indication principale d’hypnotique (neuroleptiques, tranquillisants, antidépresseurs, antihistaminiques…). La sélection a été réalisée à partir de la liste des spécialités princeps et génériques du Vidal et par recoupement avec le référentiel médicaments CIP (code identifiant de présentation) du Système national des données de santé (SNDS). Pour désigner l’ensemble de ces spécialités pharmaceutiques, nous utilisons dans cet article le terme de psychotropes à visée hypnotique. Ces spécialités disposent d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) attribuée par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Elles appartenaient aux groupes de la classification anatomique, thérapeutique et chimique (ATC) suivants : N05 (psycholeptiques, n=276), N06 (psychoanaleptiques, n=87), R06 (antihistaminiques à usage systémique, n=6), V03AX (autres médicaments, n=9) et Z (pas de code ATC attribué, n=3 ; tableau 1).
Parmi ces médicaments, certains disposent clairement d’une AMM dans l’insomnie, d’autres AMM ne mentionnent pas l’insomnie mais des troubles psychiatriques souvent associés à l’insomnie. La prescription de ces derniers dans l’insomnie est alors considérée comme « hors AMM » et relève de la responsabilité du prescripteur. La plupart des spécialités pharmaceutiques utilisées dans l’insomnie ne disposent d’ailleurs pas de l’indication AMM insomnie.
Agrandir l'imageSources de données
Les informations sur leur délivrance ont été extraites auprès du Système national d’information inter-régimes de l’Assurance maladie (Sniiram, SNDS) par l’ORS Île-de-France. Les ORS disposent d'un accès permanent au SNDS et respectent les référentiels de sécurité et les règles d'utilisation des données mobilisées pour cette étude. Le Sniiram est un entrepôt de données pseudonymisées regroupant les informations issues des remboursements de médicaments effectués par l’ensemble des régimes d’assurance maladie en France. La base de données Datamart de consommation inter-régime (DCIR) a été utilisée pour accéder aux informations personnelles de chaque patient (année de naissance, sexe et commune de résidence), ainsi que la date de délivrance et le codage détaillé de la spécialité pharmaceutique délivrée.
Population d’étude
Un patient était inclus dans l’analyse selon la chronicité de la prescription, son âge et l’absence de troubles psychiatriques (figure 1). L’identification d’un patient a été découpée en périodes glissantes de trois mois entre janvier 2015 et décembre 2021 pour considérer le caractère consécutif et évolutif d’un traitement. Pour chacune de ces périodes, un patient était inclus si la prescription couvrait au moins trois mois de traitement consécutif, tout médicament confondu appartenant à la liste établie et s’il était âgé entre 18 et 79 ans. Le nombre de boîtes prescrites nécessaire pour un traitement de plus de 3 mois a servi de critère pour définir la chronicité du traitement. Le critère d’âge visait à renforcer la validité de l’indicateur élaboré pour identifier les troubles chroniques du sommeil potentiellement associés à l’exposition au bruit environnemental. En effet, peu de traitements pour l’insomnie chronique sont prescrits aux individus de moins de 18 ans et la prévalence élevée des troubles du sommeil chez les individus de plus de 79 ans est largement due à l'âge lui-même 18, ce qui pourrait masquer ou surestimer une éventuelle contribution du bruit environnemental dans leur délivrance.
Étant donné que les spécialités pharmaceutiques appartenant à la liste établie sont fréquemment consommées par les patients atteints de troubles psychiatriques, sans pour autant qu’un trouble du sommeil soit à l'origine de leur prescription 19, ces derniers ont été exclus. Ils ont été identifiés en s’appuyant sur la méthodologie de la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam) 20 qui, à partir des médicaments, repère 58 groupes de pathologies dont les « Maladies psychiatriques » et les « Traitements psychotropes (hors pathologies) ». Parmi ces deux groupes, les patients appartenant aux sous-groupes suivants ont été exclus : « troubles psychotiques », « déficiences mentales », « troubles addictifs », « troubles psychiatriques ayant débuté dans l'enfance », « autres troubles psychiatriques » et « traitements antidépresseurs, lithium, acide valproïque et valpromide (hors pathologies) ». Les patients atteints de « troubles névrotiques et de l’humeur » ont en revanche été inclus étant donné que ces troubles, en l’absence de maladie psychiatrique déclarée, pourraient être liés à une anxiété pouvant avoir pour origine l’exposition au bruit environnemental 21. Néanmoins, les patients ayant reçu des psycholeptiques anxiolytiques dérivés des benzodiazépines (N05BA) et/ou des psychoanaleptiques antidépresseurs (N06A) à une posologie supérieure à 1 fois/jour ont été exclus, cette fréquence pouvant indiquer une utilisation autre que celle pour traiter un trouble chronique du sommeil type insomnie.
Agrandir l'imageCovariables démographiques et socio-économiques
Les covariables démographiques sont le sexe et l’âge (calculé à partir de l’année de naissance et réparti en neuf classes). L’indice français de désavantage social (FDep, French Deprivation Index) (source : Insee) a été utilisé pour caractériser le statut socio-économique de chaque commune et arrondissement parisien, réparti en quintile (1 : communes les moins défavorisées ; 5 : communes les plus défavorisées) 22.
Analyses statistiques
Le nombre de patients identifiés a été extrait à l’échelle communale selon le sexe, la classe d’âge et l’année entre 2015 et 2021 et par mois entre 2017 et 2019 en supprimant les doublons, afin qu’un patient identifié comme « cas unique » sur plusieurs sous-périodes ne soit compté qu’une seule fois. Le taux de patients ayant reçu des psychotropes à visée hypnotique pour 1 000 habitants (‰) a ensuite été calculé pour chaque sous-catégorie, en divisant le nombre de cas identifiés agrégés à leur commune de résidence par le nombre de bénéficiaires dans chaque sous-catégorie dans la même unité géographique. Le nombre de bénéficiaires a été extrait de la base « référentiel » des bénéficiaires de l’Assurance maladie (tous régimes) constituée par les ORS, comprenant l’ensemble des assurés ayant reçu au moins un remboursement de soin au cours des trois dernières années consécutives et en vie au 1er janvier de l’année du référentiel. Les données de 2015 à 2021 ont été utilisées pour évaluer l’évolution annuelle du taux par sexe, tandis que celles de 2017 à 2019 ont servi à décrire les classes de psychotropes à visée hypnotique délivrés, leur délivrance mensuelle, et à analyser l’impact des covariables démographiques et socio-économiques.
Des modèles de régression logistique multivariés ont été utilisés pour évaluer la relation entre le taux de patients ayant reçu des psychotropes à visée hypnotique, les caractéristiques démographiques et socio-économiques de la commune de résidence. Le test de Wald a été utilisé pour évaluer la significativité des odds ratio (OR) avec un seuil fixé à p<0,05. Un premier modèle a été ajusté selon le sexe, la classe d’âge et le quintile de l’indice de désavantage social attribué dans le SNDS pour chaque commune (variables catégorielles). Deux autres modèles ont été ajustés séparément pour chaque sexe incluant les mêmes covariables. L’absence de multicolinéarité a été vérifiée (variance inflation factor <5). Les analyses statistiques ont été effectuées à l'aide du logiciel R (version 4.4.2).
Résultats
Nombre de patients (2015-2021) et substances/spécialités pharmaceutiques délivrées (2017-2019)
La délivrance de psychotropes à visée hypnotique a concerné 515 867 habitants (taux pour 1 000 habitants : 63,8‰) de l’unité urbaine de Paris, en moyenne et par an entre 2015 et 2021. Parmi les 381 spécialités pharmaceutiques identifiées, 248 furent délivrées. Le tableau 1 présente les substances et les spécialités pharmaceutiques psychotropes à visée hypnotique délivrées dans l’unité urbaine de Paris (2017-2019) et remboursées par l’Assurance maladie, regroupées selon leur classification ATC. Les psycholeptiques (N5) et apparentés constituaient le groupe de médicaments le plus délivré, avec 21 007 553 délivrances (88,3%), suivi des psycho-analeptiques (N6 ; n=1 500 254 ; 6,3%), des antihistaminiques à usage systémique (R06 ; n=670 555 ; 2,8%) et autres médicaments (V03AX) ou sans code ATC (Z ; n=623 014 ; 2,6%).
Évolutions annuelle (2015-2021), mensuelle et territoriale (2017-2019) de la délivrance de psychotropes à visée hypnotique
La figure 2A présente le taux annuel de patients ayant reçu des psychotropes à visée hypnotique entre 2015 et 2021, et par sexe. Quelle que soit l’année, ce taux était plus élevé chez les femmes que chez les hommes, avec une différence moyenne de 32‰. Il a progressivement diminué entre 2016 et 2021, de manière plus prononcée chez les femmes (-19,5%) que chez les hommes (-16,7%). Par ailleurs, quelle que soit l’année (2017-2019) et le sexe, une diminution du taux de patients ayant bénéficié de psychotropes à visée hypnotique est observée de juin à septembre, correspondant à la saison estivale, et était la plus élevée d’octobre à janvier (+10,4% par rapport à la période juin-septembre ; figure 2B).
Agrandir l'imageLa représentation spatiale dans la zone d’étude du taux de patients ayant reçu une délivrance de psychotropes à visée hypnotique pour un trouble du sommeil chronique est présentée dans la figure 3 standardisé sur l’âge et par sexe sur la période 2017-2019.
Agrandir l'imageFacteurs associés à la délivrance de psychotropes à visée hypnotique (2017-2019)
Le sexe, la classe d’âge et l’indice de désavantage social étaient associés significativement à la délivrance de psychotropes à visée hypnotique sur la période 2017-2019 (p<0,001 ; tableau 2). Le taux de patients ayant reçu au moins une délivrance était plus élevé chez les femmes que chez les hommes (OR : 1,64 ; intervalle de confiance à 95% : [1,63-1,65] ; p<0,001). Il augmentait progressivement avec l’âge, dès 25-34 ans (1,61 [1,58-1,63] ; p<0,001) et était le plus important chez les 75-79 ans (9,06 [8,93-9,20] ; p<0,001), en référence aux 18-24 ans. Ce taux augmentait dans les communes les plus défavorisées socio-économiquement, avec un OR de 1,09 ([1,05-1,12] ; p<0,001) pour les communes classées quintile 2 et atteignant 1,28 ([1,24-1,33] ; p<0,001) pour celles classées quintile 5, en comparaison du quintile 1.
L’association positive entre la délivrance de psychotropes à visée hypnotique, l’âge et l’indice de désavantage social a été observée chez les hommes comme chez les femmes, à une différence près : chez les hommes, le taux était plus élevé à partir du quintile 3 de l’indice de désavantage social (1,08 [1,04-1,12] ; p<0,001), tandis qu’il augmentait dès le quintile 2 chez les femmes (1,12 [1,09-1,17] ; p<0,001), en comparaison du quintile 1.
Agrandir l'imageDiscussion
La présente étude visait à décrire la délivrance de psychotropes à visée hypnotique utilisés pour traiter un trouble chronique du sommeil, à l’échelle communale, au sein de l’unité urbaine de Paris, entre 2015 et 2021 et dans la population des 18-79 ans. Les résultats ont révélé (i) que la délivrance annuelle de psychotropes à visée hypnotique concernait 6,4% de la population, diminuait progressivement entre 2016 et 2021, chez les hommes comme chez les femmes, avec des taux plus élevés en automne et plus faibles en été ; (ii) une délivrance plus fréquente chez les femmes que chez les hommes, surtout dans les communes au statut socio-économique le moins favorable, avec une hausse marquée avec l’âge.
Le point fort de cette étude est d’avoir pu décrire, à l’échelle communale, la prévalence de patients atteints de troubles du sommeil au sein d’une population de plus de 10 millions d’habitants, de type mégapole, par la délivrance exhaustive de psychotropes à visée hypnotique prescrits et remboursés par la Caisse nationale d’assurance maladie. La méthodologie a aussi permis, grâce à l’expérience clinique, de retenir avec des critères stricts, 381 spécialités pharmaceutiques (originaux et génériques) utilisées comme psychotropes à visée hypnotique par les prescripteurs, en fonction de leur posologie et de leur durée de délivrance. D’autres études ont été menées sur la consommation de traitements pharmacologiques prescrits contre les troubles du sommeil, à partir d’échantillons importants de la population, mais en se basant sur des enquêtes déclaratives 11,23 et/ou portant sur des groupes de médicaments restreints, ou avec une précision territoriale plus limitée 12,13,14,15,16.
Un des résultats importants de cette observation portant sur six années est de constater la diminution progressive mais continue, entre 2016 et 2021, de la délivrance de psychotropes à visée hypnotique prescrits à la fois chez les femmes et chez les hommes. Ces résultats sont en accord avec ceux de précédentes études rapportant une baisse de la délivrance d’hypnotiques à l’échelle nationale avant la pandémie de Covid-19 14,24. Par exemple, entre 2012 et 2015, la réduction de consommation de psychotropes à base de benzodiazépines fut de 12,8% 25. La consommation de benzodiazépines et de substances apparentées aux benzodiazépines, les « Z » (zopiclone et zolpidem), avait considérablement augmenté dans les années 1980-1990, consommés sur un mode occasionnel ou régulier par plus de 15% des Français 26, une tendance retrouvée à l’international 27. La diminution observée est sans doute liée aux efforts constants menés depuis trois décennies par les autorités sanitaires en faveur d’une prescription plus appropriée des psychotropes et principalement des benzodiazépines. Ces efforts ont en particulier porté sur la diffusion d’informations aux professionnels de santé, l’apposition d’un pictogramme « conduite automobile de niveau 3 » sur les conditionnements externes, l’élaboration et la publication de recommandations par l’ANSM et la Haute Autorité de santé (HAS), la mise en place de mesures incitatives par l’Assurance maladie et la réévaluation du service médical rendu par la Commission de la transparence de la HAS 25.
Nos résultats confirment également l’impact de la pandémie du Covid-19 sur la délivrance de psychotropes 14,15,24 avec une légère hausse entre 2019 et 2020 (hommes : +0,9% ; femmes : +1,4%). En ce sens, lors d’une enquête transversale menée auprès de la population française pendant le confinement de mars 2020, nous avions constaté une augmentation des troubles du sommeil, en particulier chez les jeunes et les ménages les plus défavorisés, associée à une hausse de la consommation de somnifères 28. Le nombre de patients ayant reçu des psychotropes prescrits pour un trouble du sommeil était toutefois le plus faible en 2021, tant chez les hommes que chez les femmes, suggérant une reprise d’une tendance à la baisse. Un ralentissement de la diminution des prescriptions d’hypnotiques a toutefois été observé après la pandémie dans une précédente étude 24. Cette divergence avec nos résultats pourrait s’expliquer par l’absence des adolescents dans notre étude, chez qui l’augmentation des prescriptions d’hypnotiques a été particulièrement importante et persistante plusieurs années après la pandémie, contrairement aux personnes âgées de 26 ans et plus, chez qui la diminution s’est poursuivie après la pandémie 14. La diminution observée des délivrances de psychotropes en 2021 pourrait être également attribuée aux directives gouvernementales concernant la limitation des durées de prescription pour les psychotropes 29.
La part très importante des médicaments non spécifiques de l’insomnie (anxiolytiques, antidépresseurs, antihistaminiques, antitussifs…, hors AMM) peut surprendre. Cela semble cependant refléter la pratique habituelle des médecins, qui peuvent être limités dans leur pratique concernant le renouvellement des médicaments AMM insomnie, dont la prescription est limitée à 28 jours.
Les différences sociodémographiques retrouvées ne font que refléter celles connues de l’insomnie qui touche de manière plus fréquente les femmes et augmente avec l’âge 4. La prévalence plus élevée de délivrances de psychotropes à visée hypnotique dans les communes appartenant aux quintiles les plus élevés de l’indice de désavantage social confirme également des taux plus élevés de troubles chroniques du sommeil dans les communes les plus défavorisées socio-économiquement 2. Ce résultat mérite d’être approfondi pour clarifier le rôle des nombreux facteurs culturels, environnementaux, professionnels, religieux, ethniques, individuels et socio-économiques dans la disparité des troubles du sommeil 2. Parmi ces facteurs, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a alerté sur le fait que le bruit ambiant, particulièrement présent la nuit dans la région Île-de-France, est le facteur environnemental le plus impliqué dans les troubles du sommeil 30. Quelle est la contribution du bruit ambiant dans les habitats défavorisés sur la qualité du sommeil ? Nous essaierons de répondre à cette question dans la suite de notre projet Somnibruit.
Cette étude a aussi ses limites. Nous n’avons pas pu prendre en compte les ventes de médicaments délivrés sans prescription (doxylamine succinate…), ceux à prescription facultative (oxomémazine…), ceux prescrits, mais non remboursés (mélatonine 2 mg, la phytothérapie, l’homéopathie…), ou les médicaments prescrits hors AMM (sur des durées supérieures à 3 mois ou à des doses élevées). De plus, la délivrance des psycholeptiques de type benzodiazépines et des psycho-analeptiques a pu être surestimée en raison de leurs indications possibles autres que l’insomnie chronique. À l’inverse, la délivrance des spécialités à base de phytothérapie (codes ATC N05CM09, V03AX, Z) a probablement été sous-estimée en raison d’une possibilité de dispensation sans ordonnance. La mélatonine, quel que soit son dosage car elle est commercialisée sous de multiples formes (médicamenteuses, préparation, suppléments alimentaires, association avec des plantes) et presque exclusivement non remboursées, n’a pas été retenue car cette complexité commerciale rend son usage difficile à détailler. Les substances psycho-actives (tabac, alcool, cannabidiol, drogues…), illicites ou non, largement utilisées, n’ont pas, non plus, pu être considérées 31. Enfin, plusieurs posologies sont disponibles pour certains traitements que nous avons retenus. Nous n’avons pas pris en compte ces niveaux de posologie, dès lors que le traitement n’était prescrit qu’une fois par jour. Nous ne savons pas non plus à quel moment du nycthémère le patient prenait ce traitement, s’il a réellement été utilisé, ni le contexte clinique précis des prescriptions, les motivations de l’usage ou de leur mésusage.
Conclusion
L’analyse de la délivrance de psychotropes à visée hypnotique à l’échelle communale nous semble cependant être un indicateur original pour évaluer les réalités territoriales et les disparités démographiques et socio-économiques de l’insomnie et des troubles du sommeil. Elle fournit des informations relativement précises aux décideurs publics pour élaborer une politique de prévention locale et ciblée des troubles chroniques du sommeil. Les prochaines étapes nous permettront de savoir dans quelle mesure la délivrance de ces substances peut être associée à l’exposition potentielle au bruit environnemental.
Financement
Cette étude a été financée par le Health Data Hub (HDH) et le Green Data for Health (GD4H).
Liens d’intérêt
Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêt au regard du contenu de l’article.




