Prévalence des risques psychosociaux au travail et santé mentale parmi les immigrés et descendants d’immigrés : résultats de l’enquête nationale Conditions de Travail-Risques psychosociaux 2016

// Prevalence of psychosocial risks among first- and second-generation immigrants in France and associations with mental health: Findings from the national French Working Conditions Survey 2016

Anne Gosselin1,2 (anne.gosselin@ined.fr), Inès Malroux3, Diane Desprat4, François-Xavier Devetter5, Sarah Memmi6, Julie Pannetier2,7, Emmanuel Valat8, Maria Melchior2,9
1 Institut national d’études démographiques, Unité Mortalité, santé, épidémiologie, Aubervilliers
2 Institut Convergences Migrations, Aubervillliers
3 Cerpop, Inserm – Université Toulouse III Paul Sabatier, Toulouse
4 Drees, Ministère des Solidarités et de la Santé, Paris
5 Clerse (Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques), Université de Lille, Lille
6 Dares, Ministère du Travail, Paris
7 Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris, Université de Nanterre, Nanterre
8 Laboratoire d’Économie Paris-Est (Érudite), Université Gustave Eiffel, Marne-la-Vallée
9 Eres, Sorbonne Université, Inserm, Institut Pierre Louis d'Épidémiologie et de Santé publique, Paris

Cet article est une version remaniée d’un article paru en anglais :
Gosselin A, Malroux I, Desprat D, Devetter FX, Memmi S, Pannetier J, et al. Prevalence of psychosocial risks among immigrants in France and associations with mental health: findings from the national French Working Conditions Survey. Int Arch Occup Environ Health. 2021

Soumis le 19.11.2021 // Date of submission: 19.11.2021
Mots-clés : Santé au travail | Risques psychosociaux | Anxiété | Job strain | Santé des immigrés
Keywords: Occupational health | Psychosocial risk | Anxiety | Job strain | Immigrant's health

Résumé

Objectifs –

Peu d’études se sont penchées sur les risques psychosociaux parmi les immigrés et les descendants d’immigrés et leur association avec la santé mentale. Notre étude a pour objectif : 1) de décrire la prévalence de deux indicateurs qui recouvrent les dimensions d’exigence psychologique, de latitude décisionnelle et d’isolement au travail : le job strain (tension au travail : faible latitude/forte demande) et l’iso-strain (combinaison d’une situation de job strain et d’un faible soutien social) selon le statut migratoire et modéliser la probabilité d’être exposé ; 2) vérifier que les associations entre le job strain, l’iso-strain et l’anxiété sont similaires pour tous les groupes (immigrés, descendants d’immigrés).

Méthodes –

Nous avons utilisé l’enquête nationale transversale Conditions de Travail-Risques Psychosociaux 2016 (N=24 640). L’anxiété a été mesurée par le score GAD-Mini, outil diagnostique pour repérer le trouble anxieux généralisé. Les prévalences du job strain et de l’iso-strain ont été décrites selon le statut migratoire et le sexe. Des régressions de Poisson ont été utilisées pour modéliser la probabilité d’être exposé au job strain et à l’iso-strain. La prévalence de l’anxiété a été ensuite décrite selon le statut migratoire et le sexe. Dans chaque groupe de population, nous modélisons la probabilité de l’anxiété en fonction des caractéristiques sociodémographiques, des antécédents de santé mentale et de l’expérience du job strain ou de l’iso-strain.

Résultats –

Les prévalences de risques psychosociaux varient fortement selon le statut migratoire, avec des immigrés plus exposés que la population majoritaire (ni immigrée, ni descendante d’immigrés). Après ajustement, être un immigré d’Afrique reste associé au job strain (ratio incidence risque ajusté : IRRa=1,21 ; IC95%: [0,99-1,47]), et être un descendant d’immigré d’Afrique à l’iso-strain (IRRa=1,33 [1,05-1,69]). La prévalence de l’anxiété était particulièrement haute parmi les descendants d’immigrés d’Afrique (12%). Dans cette population, le job strain et l’iso-strain étaient associés à l’anxiété (IRRa job strain=2,70 [1,22-6,01] ; IRRa iso-strain=4,26 [2,29-7,92]).

Conclusion –

Dans la lignée des travaux internationaux, notre étude montre que les immigrés et descendants d’immigrés sont particulièrement exposés au job strain et à l’iso-strain, ce qui pourrait contribuer à détériorer leur santé mentale.

Abstract

Purpose –

Few studies have examined psychosocial risks among immigrants or explored their association with mental health. Our study aims to 1) describe the prevalence of job strain and iso-strain according to migratory status and model the probability of exposure, 2) verify whether the association between job strain, iso-strain and anxiety holds for all immigrant groups.

Methods –

We used the nationally representative cross-sectional French Working Conditions Survey (N=24 640). Anxiety was measured with the GAD-Mini, a diagnosis tool to detect generalised anxiety. We described the prevalence of job strain and iso-strain according to migratory status and sex. We used multivariate Poisson regressions to model the probability of exposure to job strain and iso-strain. We described the prevalence of anxiety according to migratory status and sex. In each immigrant group, we modelled the probability of anxiety according to sociodemographic characteristics, lifetime suicidal attempt and job strain/iso-strain.

Results –

Overall, there were important variations in psychosocial risk prevalence, with immigrant groups more exposed than the majority population (neither first- nor second-generation immigrant). After adjustment, being a first-generation immigrant from Africa remained associated with job strain (adjusted Incidence Rate Ratio: aIRR=1.21 [0.99-1.47]), and being a second-generation immigrant from Africa with iso-strain (aIRR=1.33 [1.05-1.69]). The prevalence of anxiety was highest in second-generation immigrants from Africa (12%). In this population, job strain and iso-strain were associated with anxiety (aIRR job strain=2.70 [1.22-6.01]; aIRR iso-strain 4.26 [2.29-7.92]).

Conclusion –

In line with previous international studies, our study shows that first- and second-generation immigrants in France are particularly exposed to job strain and iso-strain, which could could have a negative impact on their mental health.

Introduction

Pour les immigrés, les conditions de travail dans les pays de destination occasionnent un fardeau non négligeable en termes de morbidité physique et mentale. C’est ce que met en évidence une récente revue systématique de la littérature internationale 1 (encadré). Les auteurs de cette revue signalent cependant le manque de données robustes au niveau international sur la santé au travail des immigrés ; en particulier les auteurs indiquent que de nombreuses études se concentrent exclusivement sur les immigrés et ne fournissent pas de comparaison entre immigrés et natifs.

Encadré :
Définitions

Un immigré est, selon la définition de l’Insee, une personne née à l’étranger de nationalité étrangère à la naissance, quelle que soit sa situation administrative (titre de séjour ou non) ou sa nationalité au moment de l’enquête (nationalité étrangère ou ayant acquis la nationalité française).

Les descendants d’immigrés dans ce texte sont les personnes, nées en France qui ont au moins l’un de leurs deux parents immigrés.

La population majoritaire est la population ni immigrée, ni descendante d’immigrés, ni née dans les départements et régions d’outre-mer (DROM).

Job strain : tension au travail (faible latitude/forte demande).

Iso-strain : combinaison d’une situation de job strain et d’un faible soutien social.

Les risques psychosociaux (RPS) sont l’ensemble des risques pour la santé physique et mentale en lien avec les conditions de travail et l’organisation du travail 2 : il peut s’agir de l’intensité du travail, des conflits au travail, etc. En Europe, les immigrés se retrouvent plus souvent dans des emplois peu qualifiés et peu rémunérateurs 3,4 et constituent probablement une population particulièrement exposée aux risques psychosociaux au travail 5,6. Une revue récente de la littérature sur les conditions de travail et la santé au travail des immigrés indique que dans l’ensemble des études européennes et canadiennes, on relève des résultats contradictoires selon les contextes sur l’exposition à la demande psychologique ; en revanche, les immigrés ont toujours soit le même niveau, soit un niveau plus bas de soutien social que les natifs 7. Les auteurs notent également que les immigrés sont généralement plus exposés au harcèlement et à la discrimination au travail que les natifs, et que cela peut également impacter leur santé mentale. Dans une étude australienne récente, Alison Reid et coll. trouvent également une association entre iso-strain et harcèlement au travail, en particulier pour les femmes immigrées 8.

En France, les immigrés représentent 9,9% de la population totale et les descendants d’immigrés 11% 9. Les régions d’origine sont variées, toutefois, les immigrés viennent principalement de pays africains (46%) et d’Europe (33%). Ces proportions étaient respectivement de 39% et 48% pour les descendants d’immigrés en 2008-2009 10. Malgré une grande hétérogénéité de situations, les immigrés rencontrent des difficultés spécifiques sur le marché du travail français : ils sont notamment plus souvent au chômage que la population majoritaire 9. Bien qu’ils ne rencontrent pas les mêmes difficultés en termes d’installation et d’aisance à s’exprimer en français, les descendants d’immigrés pourraient eux aussi avoir des conditions de travail plus dégradées que la population majoritaire, en raison notamment de discriminations à l’embauche et dans le cadre de leur travail, bien documentées en France 11,12. Ainsi, les immigrés et descendants d’immigrés représentent une part importante de la population en France, mais à ce jour, si le lien entre leur santé et leur vie professionnelle et/ou leurs conditions de travail est étudiée par quelques travaux de recherche à partir de données françaises 13, notamment à travers le prisme des discriminations 14, presque aucune étude ne traite directement de leur exposition aux risques psychosociaux. La seule publication disponible suggère que les travailleurs immigrés sont plus exposés aux tâches monotones et coopèrent moins avec leurs collègues 15. La santé au travail des descendants d’immigrés n’a pas été investiguée en tant que telle à notre connaissance.

Les associations entre les risques psychosociaux au travail et la santé mentale (qu’il s’agisse de dépression ou d’anxiété) ont été mises en évidence dans différents contextes 16,17. Cependant, la question se pose de savoir si ces associations sont similaires parmi des travailleurs immigrés. Bien que plus exposés à des conditions de travail difficiles (contrats temporaires, déclassement professionnel, travaux pénibles), les immigrés pourraient avoir des indicateurs de santé mentale plus favorables que les natifs en raison d’un effet de sélection. En effet, le healthy migrant effect est bien documenté dans la littérature internationale 18. Les personnes qui entreprennent une migration internationale sont plus souvent celles qui sont en bonne santé, et elles sont ainsi plus souvent en meilleure santé que l’ensemble de la population du pays d’accueil à leur arrivée. Les descendants d’immigrés ne sont pas concernés par le healthy migrant effect et pourraient quant à eux être particulièrement exposés aux risques psychosociaux. Dans la revue systématique citée plus haut, plusieurs études indiquent des niveaux d’association similaires entre risques psychosociaux et santé mentale chez les immigrés et les natifs, tandis que certaines indiquent des associations plus fortes parmi les immigrés 7.

À partir de l’enquête Conditions de Travail – Risques Psychosociaux 2016 conduite par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) représentative des personnes en emploi en France, notre étude a pour objectifs : 1) de décrire la prévalence du job strain et l’iso-strain, (deux indicateurs basés sur le modèle de Karasek 19, largement mobilisés dans la littérature internationale pour évaluer les risques psychosociaux), selon le statut migratoire et ensuite modéliser la probabilité de l’exposition au job strain et à l’iso-strain, en tenant compte des caractéristiques sociodémographiques et des caractéristiques de l’emploi ; 2) vérifier que les associations entre le job strain, l’iso-strain et l’anxiété sont similaires pour tous les groupes (immigrés, descendants d’immigrés).

Matériel et méthodes

Cette étude transversale est basée sur l’enquête Conditions de travail conduite par la Dares et qui en 2016 comprend un volet spécifique sur les risques psychosociaux (N=26 640). La collecte de données a eu lieu entre octobre 2015 et juin 2016 en face à face au domicile des enquêtés. Les informations détaillées sur le recrutement des participants et l’analyse de la non-réponse et le redressement de l’enquête sont disponibles dans une publication en ligne de la Dares 20.

Dans cette enquête, ont été collectés le pays de naissance de l’enquêté et de ses parents, ce qui a permis de construire la variable de statut migratoire en huit catégories (tableau 1).

Tableau 1 : Caractéristiques sociodémographiques et caractéristiques de l’emploi des participants, enquête nationale Conditions de Travail-Risques psychosociaux 2016, France
Agrandir l'image

Variables d’intérêt

Le job strain est un indicateur construit à partir du modèle « demande-latitude décisionnelle » de Karasek 19,21. L’exigence psychologique a été évaluée avec cinq items, la latitude décisionnelle avec huit items. La médiane du score global a été utilisée pour répartir la population en forte et basse demande et latitude, respectivement. Les personnes avec une exigence psychologique élevée et une latitude faible ont été considérées exposées au job strain.

Concernant l’iso-strain, quatre items ont été utilisés pour construire un score de soutien social au travail. Si les personnes sont exposées au job strain et ont un faible soutien social au travail, alors elles sont considérées exposées à l’iso-strain.

L’anxiété a été mesurée grâce à l’échelle GAD-Mini score du trouble anxieux généralisé (Generalized Anxiety Disorder, Mini International Neuropsychiatric Interview) 22.

Covariables

En plus du statut migratoire, nous avons utilisé les variables suivantes : sexe, âge, niveau d’éducation, catégorie socioprofessionnelle en sept catégories (agriculteurs et artisans ; cadres et professions intellectuelles supérieures ; professions intermédiaires, employés qualifiés, employés non-qualifiés, ouvriers qualifiés, ouvriers non-qualifiés), type de contrat, secteur d’emploi, taille de l’établissement et travail de nuit (oui/non). Pour les analyses sur l’anxiété, nous avons aussi utilisé la situation familiale (célibataire, famille monoparentale, couple sans enfant, couple avec au moins un enfant, autre situation), et le fait d’avoir déjà fait une tentative de suicide au cours de sa vie pour contrôler des antécédents de santé mentale.

Analyses statistiques

Les participants avec des données manquantes sur les variables d’intérêt ont été exclus de l’analyse (N=5 447). Plusieurs indicateurs de conditions de travail n’étant pas disponibles pour les indépendants, nous avons également choisi de les exclure de l’analyse (N=1 981).

Pour répondre au premier objectif, les prévalences de job strain et d’iso-strain sont décrites selon le statut migratoire et le sexe des enquêtés. Ensuite, la probabilité d’être exposé au job strain et à l’iso-strain est modélisée avec des régressions de Poisson ajustées sur les caractéristiques sociodémographiques et les caractéristiques de l’emploi.

Pour répondre au deuxième objectif, la prévalence de l’anxiété est décrite selon le statut migratoire et le sexe. Puis une analyse stratifiée a été conduite : dans chacun des huit groupes, la probabilité de l’anxiété est modélisée selon les caractéristiques sociodémographiques, les antécédents de santé mentale et la présence d’un RPS (job strain ou iso-strain) pour vérifier que ces associations sont similaires dans tous les groupes. Pour ces analyses sur l’anxiété, les pondérations spécifiques développées pour tenir compte de la non-réponse aux questions de santé mentale ont été utilisées.

Résultats

Les caractéristiques de la population d’étude sont décrites dans le tableau 1 (N=19 212). La prévalence du job strain était plus élevée parmi les descendants d’immigrés hors Union européenne (UE) hors Afrique (50%), les immigrés d’Afrique (44%) et les descendants d’immigrés d’Afrique (36%) en comparaison avec la population majoritaire (32%) (figure 1a). Bien que les femmes soient systématiquement plus touchées par le job strain dans tous les autres groupes, ce n’était pas le cas parmi les personnes nées dans les DROM (32% chez les hommes, 28% chez les femmes) ou les immigrés d’Afrique (48% chez les hommes, 39% chez les femmes).

Figure 1 : Prévalences du job strain et de l’iso-strain selon le statut migratoire, ensemble et par sexe
Agrandir l'image

La prévalence de l’iso-strain était plus élevée parmi les immigrés et les descendants d’immigrés d’Afrique (23% et 20% respectivement) que parmi la population majoritaire (15%) (figure 1b).

Dans l’analyse multivariée, les femmes avaient une probabilité plus importante d’être exposées au job strain que les hommes (ratio incidence risque ajusté : IRRa femme=1,35 [1,23-1,47]), comme les personnes avec un niveau d’étude plus faible par rapport à un niveau secondaire (IRRa aucun/primaire=1,14 [1,03-1,27]) ou encore les immigrés d’Afrique par rapport à la population majoritaire, bien que ce dernier ratio d’incidence soit à la limite de la significativité (IRRa immigrés d’Afrique=1,21 [0,99-1,47]) (tableau 2).

Tableau 2 : Facteurs associés au job strain et à l’iso-strain, ratios incidence risque (régressions logistiques de Poisson)
Agrandir l'image

En ce qui concerne l’iso-strain, toute chose égale par ailleurs, les femmes avaient plus de risque d’être exposées (IRRa femme=1,37 [1,19-1,58]), ainsi que les personnes avec un niveau d’éducation plus faible (IRRa aucun/primaire=1,21 [1,01-1,44]) et les descendants d’immigrés d’Afrique (IRRa=1,33 [1,05-1,69]).

La prévalence de l’anxiété était plus élevée parmi les descendants d’immigrés d’Afrique (12%) que dans la population majoritaire (6%). Les différences de prévalence par sexe n’étaient pas semblables dans tous les groupes de population : bien que les femmes rapportent plus d’anxiété que les hommes dans presque tous les groupes, ce n’était pas le cas parmi les immigrés d’Afrique ou les immigrés hors UE hors Afrique. La prévalence la plus importante de l’anxiété est celle des femmes descendantes d’immigrés d’Afrique du Nord, avec une prévalence à 16%.

Dans les analyses multivariées, le job strain était associé à l’anxiété parmi la population majoritaire, les descendants d’immigrés d’Afrique, les descendants d’immigrés hors Afrique hors Europe et les immigrés d’Union européenne. Les associations avec l’anxiété étaient plus systématiques concernant l’iso-strain. Dans les analyses multivariées, l’anxiété était associée avec l’iso-strain dans la population majoritaire, les descendants d’immigrés d’Afrique, les descendants d’immigrés hors Afrique hors UE et les immigrés d’Afrique (tableau 3).

En raison d’effectifs insuffisants, les analyses n’ont pas pu être conduites sur le groupe des immigrés hors Afrique et hors UE.

Tableau 3 : Prévalence de l’anxiété (trouble anxieux, GAD-Mini*) et association entre job strain et anxiété, iso-strain et anxiété, par groupe d’étude. Ratios incidence risque (régressions logistiques de Poisson)
Agrandir l'image

Discussion

Notre étude est la première à interroger la prévalence de risques psychosociaux parmi les immigrés et leurs descendants en France, en lien avec la santé mentale. Nous montrons qu’au niveau populationnel, les immigrés et descendants d’immigrés sont plus souvent exposés au job strain et à l’iso-strain, deux facteurs dont l’impact sur la santé mentale et physique est bien établi dans la littérature 23,24. Ces niveaux élevés d’exposition signalent que ces populations sont particulièrement exposées aux risques psychosociaux au travail et devraient faire l’objet d’une attention particulière dans les programmes de prévention en milieu professionnel. De plus, s’il est vrai que les caractéristiques des emplois occupés expliquent en grande partie ces expositions, les associations entre job et iso-strain, iso-strain et statut migratoire, ne disparaissent pas complètement une fois ces caractéristiques prises en compte. En particulier, les immigrés d’Afrique demeurent plus souvent exposés au job strain (bien que ce résultat soit à la limite de la significativité) et les descendants d’immigrés d’Afrique sont plus exposés à l’iso-strain, toutes choses égales par ailleurs.

Quels sont les mécanismes qui pourraient expliquer qu’être immigré ou descendant d’immigré augmente la probabilité d’exposition à des risques psychosociaux ? La première explication possible est que malgré la prise en compte de nombreuses caractéristiques, les différentes variables utilisées ne rendent pas compte de différences dans les tâches accomplies au travail par les personnes. Des tâches différenciées pourraient conduire à une exposition plus importante aux risques psychosociaux. Une deuxième explication pourrait être l’expérience que font les immigrés et descendants d’immigrés de la discrimination au travail se traduisant possiblement par des tâches dégradantes, du harcèlement, de la violence verbale ou physique. De telles expériences peuvent aggraver les situations de job strain ou d’iso-strain et sont mal capturées par le modèle de Karasek.

Un autre résultat important de notre étude est la santé mentale très détériorée des descendants d’immigrés originaires d’Afrique. Ces prévalences élevées d’anxiété sont associées au job strain et à l’iso-strain.

Notre étude n’est pas sans limites. Bien que nous ayons construit les indicateurs de job strain et d’iso-strain à partir de nombreuses variables, nous n’avons pas pu utiliser la version validée du questionnaire de Karasek pour la France 25. Cependant, notre série d’items est extrêmement proche de cette version et nous avons estimé en population générale des prévalences de job strain et d’iso-strain similaires à celles trouvées dans l’enquête Sumer 2017 qui utilise la version validée du questionnaire : la prévalence du job strain est de 31% dans Sumer 2017, contre 28% dans notre étude, la prévalence de l’iso-strain est de 18% dans Sumer 2017, contre 14% dans notre étude.

Une autre limite réside dans le fait même d’utiliser une enquête qui ne porte pas spécifiquement sur la migration pour traiter de la situation des immigrés : ainsi, certaines questions ou indicateurs auraient été extrêmement pertinents, mais n’ont pas été collectés dans l’enquête. Par exemple : le titre de séjour des participants, ou les circonstances de leur migration, facteurs qui influent à la fois sur l’insertion professionnelle et la santé mentale.

Enfin, le fait que cette étude soit transversale ne permet pas de conclure sur la direction de l’association entre santé mentale et risques psychosociaux : des études longitudinales sont nécessaires pour avancer sur la compréhension de ces associations.

Malgré ces limites, notre étude donne les premières estimations des risques psychosociaux parmi les immigrés et descendants d’immigrés en France, en se basant sur une enquête représentative de la population d’actifs au niveau national. Elle montre que les immigrés et les descendants d’immigrés sont particulièrement exposés au job strain et à l’iso-strain. Bien que ces expositions au travail soient rarement mesurées, elles pourraient contribuer à une moins bonne santé mentale parmi les immigrés originaires d’Afrique et leurs descendants. Enfin, d’autres recherches sont nécessaires, incluant notamment la question de la discrimination vécue par ces populations dans le cadre de leur travail, pour mieux comprendre ces niveaux élevés de risques psychosociaux.

Financement

Ce projet a été financée par l’Institut Convergences Migrations/CNRS, ANR-17-CONV-0001.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêt au regard du contenu de l’article.

Références

1 Hargreaves S, Rustage K, Nellums LB, McAlpine A, Pocock N, Devakumar D, et al. Occupational health outcomes among international migrant workers: A systematic review and meta-analysis. Lancet Glob Health. 2019;7(7):e872-e882.
2 Gollac M, Bodier M. Mesurer les facteurs psychosociaux de risque au travail pour les maîtriser. Rapport du Collège d’expertise sur le suivi des risques psychosociaux au travail, faisant suite à la demande du Ministre du Travail, de l’Emploi et de la Santé. Paris: Dares, Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Santé; 2011. 223 p. https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_SRPST_definitif_rectifie_11_05_10.pdf
3 Migrants and Minorities in the Labour Force. In: de Haas H, Castles S, Miller M. The Age of migration. International population movements in the modern world. London: Red Globe Press; 2020. 6th edition. P. 275-294.
4 Desjonquères A, Lhommeau B, Niang M, Okba M. Quels sont les métiers des immigrés ? Dares Analyses. 2021:(36). https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publication/quels-sont-les-metiers-des-immigres
5 Hoppe A. Psychosocial working conditions and well-being among immigrant and German low-wage workers. J Occup Health Psychol. 2011;16(2):187-201.
6 Sundquist J, Ostergren PO, Sundquist K, Johansson SE. Psychosocial working conditions and self-reported long-term illness: A population-based study of Swedish-born and foreign-born employed persons. Ethn Health. 2003;8(4):307-17.
7 Sterud T, Tynes T, Mehlum IS, Veiersted KB, Bergbom B, Airila A, et al. A systematic review of working conditions and occupational health among immigrants in Europe and Canada. BMC Public Health. 2018;18(1):770.
8 Reid A, Daly A, LaMontagne AD, Milner A, Ronda Pérez E. Descriptive study of workplace demand, control and bullying among migrant and Australian-born workers by gender: Does workplace support make a difference? BMJ Open. 2020;10(6):e033652.
9 Insee. Immigrés et descendants d’immigrés. In: France, portrait social, édition 2018. Paris: Insee; 2018. p. 152-3. https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/3646124/FPORSOC18k3_F2.3.pdf
10 Beauchemin C, Lhommeau B, Simon P. Histoires migratoires et profils socioéconomiques. In: Beauchemin C, Hamel C, Simon P. Trajectoires et Origines. Enquête sur la diversité des populations en France. Paris: Ined éditions; 2015. p. 33-58.
11 Brinbaum Y, Primon JL. Les injustices et discriminations au travail vécues par les jeunes issus de l’immigration. Connaissance de l’emploi. 2015;(120). https://ceet.cnam.fr/medias/fichier/120-injustices-discriminations-au-travail-jeunes-issus-de-l-immigration_1625824814726-pdf?ID_FICHE=1153449&INLINE=FALSE
12 Carcillo S, Valfort MA. Les discriminations au travail. Femmes, ethnicité, religion, âge, apparence, LGBT. Paris: Presses de Sciences Po; 2018.
13 Berchet C, Jusot F. L’état de santé des migrants de première et de seconde génération en France. Revue économique. 2010;61(6):1075-98.
14 Cognet M, Hamel C, Moisy M. Santé des migrants en France : l’effet des discriminations liées à l’origine et au sexe. Revue européenne des migrations internationales. 2012;28(2):11-34.
15 Coutrot T, Waltisperger D. Les conditions de travail des salariés immigrés en 2005 : plus de monotonie, moins de coopération. Dares; 2009. http://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/2009.02-09.2-2.pdf
16 Nieuwenhuijsen K, Bruinvels D, Frings-Dresen M. Psychosocial work environment and stress-related disorders, a systematic review. Occup Med. 2010;60(4):277-86.
17 Niedhammer I, Lesuffleur T, Coutrot T, Chastang JF. Contribution of working conditions to occupational inequalities in depressive symptoms: Results from the national French SUMER survey. Int Arch Occup Environ Health. 2016;89(6):1025-37.
18 Roura M. Unravelling migrants’ health paradoxes: A transdisciplinary research agenda. J Epidemiol Community Health. 2017:jech-2016-208439.
19 Karasek Jr, Robert A. Job demands, job decision latitude, and mental strain: Implications for job redesign. Administrative science quarterly. 1979;24(2):285-308.
20 Mauroux A, Amira S, Mette C, Beswick C, Dennevault C. 2020. L’enquête Conditions de travail-risques psychosociaux 2016 : apurement et redressement. Document d’études. 2020;(242). https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publications/l-enquete-conditions-de-travail-et-risques-psychosociaux-2016-apurement-et
21 Langevin V, François M, Boini S, Riou A. Job Content Questionnaire (JCQ). (Questionnaire dit de Karasek) Risques psychosociaux : outils d’évaluation. Documents pour le médecin du travail. 2011;(125). https://www.inrs.fr/
media.html?refINRS=FRPS%202
22 Langevin V, Boini S, François M, Riou A. Mini International Neuropsychiatric Interview (MINI). Références en santé au travail. 2013;(134). https://www.inrs.fr/dms/inrs/CataloguePapier/DMT/TI-FRPS-32/frps32.pdf
23 Kivimäki M, Nyberg ST, Batty GD, Fransson EI, Heikkilä K, Alfredsson L, et al; IPD-Work Consortium. Job strain as a risk factor for coronary heart disease: A collaborative meta-analysis of individual participant data. Lancet. 2012;380(9852):1491-7.
24 Madsen IE, Nyberg ST, Magnusson Hanson LL, Ferrie JE, Ahola K, Alfredsson L, et al; IPD-Work Consortium. Job strain as a risk factor for clinical depression: Systematic review and meta-analysis with additional individual participant data. Psychol Med. 2017;47(8):1342-1356.
25 Niedhammer I. Psychometric properties of the French version of the Karasek Job Content Questionnaire: A study of the scales of decision latitude, psychological demands, social support, and physical demands in the GAZEL cohort. Int Arch Occup Environ Health. 2002;75(3):129-44.

Citer cet article

Gosselin A, Malroux I, Desprat D, Devetter FX, Memmi S, Pannetier J, et al. Prévalence des risques psychosociaux au travail et santé mentale parmi les immigrés et descendants d’immigrés : résultats de l’enquête nationale Conditions de Travail-Risques psychosociaux 2016. Bull Epidémiol Hebd. 2022;(7):141-9. http://beh.santepubliquefrance.fr/beh/2022/7/2022_7_2.html