Temps de sommeil court et obésité chez les femmes ayant recours à l’aide alimentaire. Étude Abena 2011-2012, France
// Short sleep duration and obesity in women using food aid. Abena Study 2011-2012, France
Résumé
Introduction –
Un temps de sommeil court est un facteur de risque potentiel d’obésité aujourd’hui largement documenté, susceptible de toucher particulièrement les populations précaires. L’objectif principal de ce travail était d’étudier l’association entre un temps de sommeil court et le risque d’obésité chez les femmes recourant à l’aide alimentaire en France.
Méthodes –
Le temps de sommeil total (TST) a été mesuré au moyen d’un agenda de sommeil permettant de différencier précisément le temps passé au lit (TPL) et le TST. L’association entre un TST très court et le risque d’obésité a été analysée par des régressions logistiques multivariées.
Résultats –
Plus d’une femme sur 10 (11,6%) avait un temps de sommeil particulièrement court (TST<5 heures). La prévalence de l’obésité était très élevée parmi les femmes ayant un TST<5 heures : 55,6% contre 32,6% (p<0,05) pour celles avec un TST≥5 heures. Après ajustement sur les facteurs sociodémographiques, dormir moins de 5 heures était significativement associé au risque d’obésité (données de corpulence mesurées) parmi les femmes.
Conclusion –
L’association entre un temps de sommeil court et l’obésité mesurée mise en évidence dans notre analyse montre l’importance d’une prévention globale de l’obésité dans les populations précaires intégrant la prise en compte du sommeil. Ces résultats sont à confirmer par d’autres études menées sur des populations similaires.
Abstract
Introduction –
Short sleep duration is a well-documented obesity risk factor that may affect particularly socioeconomic disadvantaged populations. Our main objective was to assess the association between short sleep duration and obesity in women who resort to food aid in France.
Methods –
Total sleep time (TST) was measured through sleep logs allowing to differentiate TST from time in bed (TIB). Association between short sleep duration and the risk of obesity was identified through multivariable logistic regressions.
Results –
More than 1 out of 10 women (11.6%) had a particularly short sleep duration (TST<5 hours). Obesity frequency was very high among women that slept less than 5 hours: 55.6% vs. 32.6% (p<0.05) in those who slept 5 hours or more. After adjustment for socioeconomic factors, sleeping less than five hours was significantly associated with the risk of obesity (measured corpulence data).
Conclusion –
The association between short sleep duration and the risk of obesity identified in our analysis shows the importance of a global obesity prevention including sleeping, in socioeconomic disadvantaged populations. These results must be confirmed in other studies carried on similar populations.
Introduction
Outre l’alimentation et l’activité physique, une littérature de plus en plus abondante montre que la réduction du temps de sommeil est un facteur de risque potentiel d’obésité et de maladies cardiovasculaires récemment identifié 1. L’association entre un temps de sommeil court et l’obésité est aujourd’hui largement documentée par des études épidémiologiques, transversales et longitudinales, et par des essais cliniques. Cette association, ainsi que les mécanismes potentiels mis en jeu, ont fait l’objet de plusieurs méta-analyses et revues de littérature 2,3,4,5,6,7,8.
Les mécanismes sous-jacents à cette association ne sont pas totalement connus, mais des études en laboratoire ont permis d’identifier différents facteurs potentiels d’interaction. Le plus clairement identifié est l’altération des niveaux d’hormones régulant l’appétit liée à la réduction du temps de sommeil 9 : le niveau de leptine, qui contrôle la sensation de satiété, est réduit, alors que celui de ghréline, qui stimule l’appétit, augmente, ce qui conduit à une augmentation de la faim et à une prise alimentaire plus conséquente. L’augmentation de l’apport calorique peut également être liée à l’opportunité plus grande de manger, ou de grignoter, dans une journée plus longue 5. Parallèlement, une altération de la thermorégulation, une moindre activité physique et une fatigue accrue, facteurs liés à la réduction du temps de sommeil, sont susceptibles de conduire à une réduction de la dépense énergétique 10.
Les associations entre l’obésité et d’autres dimensions du sommeil que sa durée ont aussi fait l’objet de recherches. L’obésité a par exemple été identifiée comme l’un des facteurs de risque d’insomnie chronique, conjointement à un sommeil de mauvaise qualité et à des problèmes de santé mentale, dans une étude prospective prenant aussi en compte la durée du sommeil et l’apnée du sommeil 11. L’association entre la qualité du sommeil et l’obésité identifiée dans cette dernière ne fait néanmoins pas consensus dans la littérature et n’avait en particulier pas été retrouvée dans une population de femmes américaines en situation de précarité 12.
Au niveau mondial, on ne retrouve que très peu d’études sur le sommeil des populations précaires ou en difficulté de logement. Il s’agit toujours, à notre connaissance, d’enquêtes qualitatives menées sur de petits échantillons (maximum 50 personnes), en population adulte 13,14,15 ou auprès d’enfants 16. Plusieurs de ces enquêtes ont montré que le temps de sommeil dans les populations précarisées était largement réduit du fait de conditions de vie, et en particulier de logement, particulièrement difficiles. Toutes, à l’exception d’une étude portugaise 17, concluent sur la difficulté d’une bonne hygiène de sommeil lorsque les conditions matérielles sont difficiles et sur l’intérêt de développer une information sur le sommeil et l’importance de rechercher un environnement le plus propice possible au sommeil, notamment pour ce qui est du bruit, de la température et de l’obscurité. Certaines études portant sur des populations de femmes dressent le constat d’un sommeil de mauvaise qualité et d’un temps de sommeil très court avec des retentissements diurnes importants (fatigue, anxiété, épisodes dépressifs caractérisés…) 18,19,20.
En France, à notre connaissance, aucune étude n’a permis d’étudier le temps de sommeil dans des populations précaires. L’introduction d’un module de questions sur le sommeil dans l’étude Abena (Alimentation et état nutritionnel des bénéficiaires de l'aide alimentaire) 2011-2012, dans laquelle sont aussi recueillies des données anthropométriques mesurées, est apparue pertinente pour étudier les associations entre le sommeil et l’obésité des femmes, obésité dont la prévalence s’avère particulièrement élevée 21. Notre objectif est ici d’étudier les associations entre plusieurs dimensions du sommeil, principalement le temps de sommeil court, et le risque d’obésité chez les femmes recourant à l’aide alimentaire.
Matériel et méthodes
La méthodologie de l’étude Abena 2011-2012 et les données collectées sont précisées dans le focus « Méthodologie générale de l’étude Abena 2011-2012 » de ce numéro.
Mesure et catégorisation du temps de sommeil
Les personnes incluses dans l’étude Abena 2011-2012 ont été interrogées sur leur temps de sommeil au moyen d’un agenda de sommeil permettant de détailler les habitudes de sommeil et de calculer précisément les caractéristiques habituelles du sommeil nocturne, telles qu’elles ont été par exemple décrites chez les jeunes adultes en France 22.
Le temps de sommeil total (TST) est calculé à partir des déclarations des personnes sur leur heure de coucher, leur temps d’endormissement estimé et leur heure de lever habituels, selon le principe suivant :
- le TST est égal à la différence entre l’heure de réveil et l’heure de coucher, dont est retranché le temps d’endormissement ;
- le temps passé au lit (TPL) est égal à la différence entre l’heure de lever et l’heure de coucher.
Le temps de sommeil a été segmenté en quatre tranches pour les analyses afin de disposer d’un effectif suffisant dans chaque tranche. La catégorie de référence utilisée a été un TST compris entre 7 et 8 heures, catégorie généralement utilisée dans les études pour déterminer le temps de sommeil considéré comme normal et pour laquelle des effets bénéfiques sur la santé ont été montrés 23.
Satisfaction vis-à-vis de la qualité du sommeil
La qualité perçue du sommeil a été segmentée en trois catégories regroupant les personnes très/plutôt satisfaites de leur sommeil ; ni satisfaites/ni insatisfaites (référence) ; pas/pas du tout satisfaites de leur sommeil.
Insomnie
L’insomnie a été définie selon les critères de la classification internationale des troubles du sommeil par la présence, au moins trois fois par semaine depuis au moins un mois, et associé(e) à un retentissement sur la journée qui suit, d’au moins un des trois troubles du sommeil suivants :
- une difficulté à s’endormir ;
- un réveil nocturne avec difficulté pour se rendormir ;
- un réveil précoce avec impossibilité de se rendormir.
Analyses statistiques
Toutes les analyses ont été réalisées en utilisant Stata® Version 10 sur les données pondérées, en tenant compte du plan de sondage complexe.
Les analyses ont été conduites sur les femmes pour lesquelles on disposait de données sur le poids et la taille mesurés, sur les variables socioéconomiques associées à l’obésité, identifiées dans le premier article de ce numéro 24, et sur le TST habituel.
L’association entre l’obésité (IMC≥30) et le TST court a été estimée par une régression logistique multivariée sur la base des données de poids et de taille mesurées.
Des analyses complémentaires sur l’association entre l’obésité et l’insomnie d’une part, et l’obésité et la qualité du sommeil perçu d’autre part, ont également fait l’objet de régressions logistiques multivariées sur la base des données de poids et de taille mesurées.
Dans ces trois modèles (association obésité/temps de sommeil court, association obésité/insomnie et association obésité/qualité du sommeil perçue), les variables de sommeil ont été ajustées sur les facteurs socioéconomiques associés à l’obésité des femmes, identifiés dans le premier article de ce numéro qui en définit les critères de sélection 24.
Résultats
Le TST a pu être calculé pour 622 femmes parmi les 668 (93%) pour lesquelles on disposait de données à la fois pour le poids et la taille mesurés et pour les variables socioéconomiques associées à l’obésité 24.
Distribution du temps de sommeil et caractéristiques des femmes dormant moins de 5 heures
Le TST des femmes incluses dans l’analyse était d’une durée normale (entre 7 et 8 heures) pour près d’un quart d’entre elles (23,2%), inférieure pour 34,4 % d’entre elles et supérieure pour 42,5%. Plus de 1 femme sur 10 (11,6%) avait un TST particulièrement court<5 heures (tableau 1).
L’analyse descriptive des caractéristiques socioéconomiques des femmes selon leur TST n’a montré aucune différence significative entre celles dormant moins de 5 heures et celles dormant 5 heures et plus, excepté pour celles ayant un logement équipé d’un four (tableau 2).
Prévalence de l’obésité selon le temps de sommeil
La prévalence de l’obésité était particulièrement élevée parmi les femmes ayant un TST<5 heures : plus de la moitié d’entre elles (55,6%) avaient un indice de masse corporelle supérieur ou égal à 30 alors que c’était le cas de 32,6% (p<0,05) de celles dont le TST était ≥5 heures (tableau 3).
Association entre le temps de sommeil court et l'obésité
Chez les femmes bénéficiaires de l’aide alimentaire, un TST<5 heures était significativement associé au fait d’être obèse (odds ratio ajusté (ORa)=3,3 ; p<0,05) (tableau 3), après ajustement sur les variables socioéconomiques associées à l’obésité identifiées dans le premier article de ce numéro 24.
Prévalence de l’insomnie et de la mauvaise qualité du sommeil perçue et association avec l’obésité
Parmi les femmes incluses dans l’analyse, 52,9% souffraient d’insomnie et 29,2% se déclaraient pas ou pas du tout satisfaites de la qualité de leur sommeil.
Les dimensions du sommeil autres que sa durée ne se sont pas avérées significativement associées à l’obésité mesurée, que ce soit pour l’insomnie (ORa=0,9 ; p=0,64 ; n=662) ou pour une mauvaise qualité du sommeil perçue (ORa=1,1 ; p=0,81 ; n=667).
Discussion
La spécificité de notre travail a été d’étudier, dans une population défavorisée, l’association observée en population générale ou dans le cadre d’études cliniques, entre un TST réduit et le risque d’obésité.
L’enquête a montré que 11,6% des femmes bénéficiaires de l’aide alimentaire incluses dans nos analyses avaient un TST<5 heures. Ce pourcentage était significativement plus important que celui observé en population générale dans le Baromètre santé 2010 25 chez les femmes âgées de 18 ans à 85 ans (7,1% ; p<0,001 ; analyses spécifiques, données non publiées).
Notre étude, menée auprès d’une population précaire, a confirmé par ailleurs les résultats trouvés en population générale dans des études transversales ou des cohortes 6,8,10, d’une association entre un temps de sommeil court et le risque d’obésité. Elle a mis en évidence un risque d’obésité près de 3 fois plus élevé chez les femmes dormant moins de 5 heures par rapport à celles dormant entre 7 et 8 heures, temps de sommeil considéré comme normal d’un point de vue physiologique chez l’adulte.
Nous n'avons pas retrouvé d'association positive entre le temps long de sommeil et l'obésité dans cette étude, mais des analyses seraient nécessaires pour évaluer l'évolution pondérale de ces femmes, car il a déjà été démontré que les grands dormeurs peuvent aussi prendre plus de poids que ceux qui dorment 7 à 8 heures par nuit 26.
Aucune association significative n’a été montrée entre l’obésité et l’insomnie d’une part, et l’obésité et la qualité du sommeil perçue, d’autre part. Ces derniers résultats s’avèrent relativement conformes à ceux de la littérature, dans laquelle l’association entre un temps de sommeil court et l’obésité fait aujourd’hui l’objet d’un niveau de preuve assez solide, étayé par plusieurs revues de la littérature 10,27,28, alors que les aspects qualitatifs n’apportent pas de réponse claire au lien entre le sommeil et l'obésité, en particulier chez les femmes précaires 12.
Forces et limites de l’étude
L’étude a permis de décrire le temps de sommeil dans une population vulnérable pour laquelle il existe peu de données à ce sujet dans la littérature. Les analyses ont porté sur les femmes pour lesquelles le poids et la taille ont pu être mesurés dans des centres de santé ou au sein des structures d’aide alimentaire, ce qui constitue une force méthodologique de l’enquête permettant de limiter les biais de classement.
Outre les limites générales de l’enquête précisées dans le premier article de ce numéro 24, d’autres éléments doivent être pris en considération dans la lecture des résultats de nos analyses, en particulier la taille relativement restreinte de l’échantillon, qui limite la puissance des analyses.
Les questions sur le sommeil, conçues pour la population générale, ont pu parfois être difficiles à renseigner par des populations précaires, dont le sommeil n’est pas toujours régulier. Cependant, ces outils permettent d’appréhender de manière subjective la perception qu’ont ces femmes de leur sommeil, dont on sait qu’elle est corrélée avec la mesure objective du temps de sommeil par des instruments tels que l’actimètre ou le polysomnographe.
L’association entre le temps de sommeil et l’obésité a pu être ajustée uniquement sur des variables socioéconomiques, alors que d’autres facteurs, non recueillis dans l’enquête et susceptibles d’être particulièrement présents dans les populations précaires et chez les obèses tels que le stress, sont pressentis comme facteurs confondants dans la relation sommeil-obésité. Ce caractère confondant n’a néanmoins pas été montré dans une étude menée aux États-Unis auprès de femmes de faible statut socioéconomique 12.
Nos résultats mériteraient ainsi d’être complétés et confirmés dans d’autres études portant sur des populations similaires. Si l’association entre le temps de sommeil et l’obésité s’avère confortée dans les populations précaires, il nous semble important que ce facteur soit davantage pris en considération par les pouvoirs publics dans la prévention de l’obésité de ces populations, qui semblent plus exposées par leur habitat et leur environnement (bruit, température, absence de confort et de sécurité) à une réduction du temps et de la qualité du sommeil.