Obésité, précarité, aide alimentaire
// Obesity, food insecurity and aid
L’obésité, au-delà de la perspective biomédicale, est un témoin social.
Il est classique d’en parler comme d’une « maladie de la société d’abondance ». Ce n’est pas faux : l’obésité apparaît et se développe dans les pays qui connaissent une transition économique, épidémiologique et nutritionnelle, comme ce fut initialement le cas dans l’Amérique du Nord du boom économique. À l’heure actuelle, les pays émergents sont en première ligne, notamment en milieu urbain.
Maladie de la société « d’abondance » ? Sans doute, mais l’épidémiologie nous apprend qu’il faudrait plutôt parler de maladie de la « vulnérabilité sociale ». Les gradients sociaux dans le domaine de l’obésité sont considérables. Sa prévalence est quatre fois plus élevée dans les populations ayant les plus bas revenus que chez les plus favorisées.
Cette situation est des plus préoccupantes car l’obésité est à l’origine d’une série de maladies chroniques : diabète et hypertension en premier lieu, et aussi maladies cardiorespiratoires et cancers. C’est une source de discrimination et de stigmatisation. La « maladie de la société d’abondance »… contribue ainsi aux inégalités de santé. Les politiques de prévention butent sur cette question, en France comme ailleurs.
Ce numéro du BEH publie les résultats récents de l’étude Abena (Alimentation et état nutritionnel des bénéficiaires de l'aide alimentaire) sur la situation des femmes ayant recours à l’aide alimentaire dans six territoires urbains français en 2011-2012. Abena est une contribution unique, très attendue, à l’analyse des facteurs socioéconomiques de l’obésité dans notre pays. Les chercheurs de l’Unité de surveillance et d’épidémiologie nutritionnelle (Institut de veille sanitaire-Université Paris 13), de l’Équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle (Centre d’épidémiologie et biostatistique Sorbonne Paris Cité), de l’Observatoire régional de santé Île-de-France et de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes) présentent des données inédites et qui interrogent la santé publique. D’abord sur les facteurs associés à l’obésité, notamment l’insécurité alimentaire, chez ces personnes en grande fragilité sociale. Puis sur l’état bucco-dentaire, marqueur et déterminant de santé nutritionnelle. Enfin, sur sommeil et obésité. Cet éditorial est avant tout un appel, une incitation à la lecture de ces travaux. C’est aussi l’occasion de dire ce que ces faits traduisent et imposent.
Première donnée majeure : dans la population étudiée, la prévalence de l’obésité est non seulement exceptionnellement élevée par rapport à la population générale (35% vs. 17%), mais elle s’aggrave (35% vs. 29% en 2004 dans cette même population). Le risque d’obésité est associé au niveau scolaire, à l’absence de couverture complémentaire, au type de logement, à la situation familiale, au lieu de résidence chez ces femmes qui ont plus souvent des enfants à charge et les élèvent plus souvent seules que celles qui ne sont pas obèses (M. Vernay et coll).
Le deuxième article (K. Castetbon et coll.) s’intéresse à l’insécurité alimentaire. C’est un concept peu étudié, peu reconnu par la communauté des sciences sociales dans notre pays. Les auteurs constatent que l’insécurité alimentaire est « sévère » chez plus de 40% des femmes interrogées dans l’enquête. Cette nouvelle approche prend en compte des dimensions méconnues de « l’alimentation », en l’occurrence l’insécurité ressentie et vécue qui détermine les arbitrages alimentaires (par exemple en plaçant en priorité l’alimentation des enfants, avec pour conséquence un déséquilibre nutritionnel plus important chez la mère). Autrement dit, au-delà des calories, des nutriments, des conduites alimentaires etc., sont considérés les déterminants sociaux des décisions.
La dentition, les capacités masticatoires sont des éléments-clés d’une nutrition optimale. Les recherches physiopathologiques sur les liens entre état dentaire et obésité sont actuellement en plein essor. Des pistes microbiologiques passionnantes sont avancées. Les données épidémiologiques sur les personnes en difficulté sociale sont encore limitées. Le troisième article (A. Gauthier et coll.) permet de mieux comprendre ces enjeux.
Si un déséquilibre de la balance énergétique est central dans la constitution d’une prise de poids excessive, les recherches récentes insistent sur les facteurs « non caloriques » comme les polluants ou le microbiote intestinal. Les troubles du sommeil en font partie. On sait que la précarité affecte le sommeil. L’étude Abena décrit l’observation de ces liens dans cette population à haut risque d’obésité (H. Escalon et coll.).
Toutes ces données pointent une série d’enjeux pour le système de santé.
D’abord une priorité clinique immédiate : assurer un accès aux soins à ces personnes particulièrement exposées aux affections chroniques consécutives à l’obésité.
Ensuite, une réflexion sur la recherche : ce que nous constatons aujourd’hui ne s’est pas produit la veille, l’obésité résulte d’une trajectoire de vie dont il faut analyser les séquences ; comment faire la part de ce qui contribue à la genèse de l’obésité (ex. insécurité alimentaire, contraintes économiques, événements de vie personnelle) et à son entretien (accès aux soins, absence de couverture complémentaire) ; comment démêler les interactions entre facteurs biologiques, comportementaux, environnementaux qui s’aggravent les uns les autres : ex. les désordres alimentaires à l’origine de la prise de poids peuvent en devenir la conséquence au travers de perturbations biologiques (inflammation) induites par l’obésité ; les troubles du sommeil, qui contribuent à la prise de poids, sont eux mêmes aggravés par l’obésité ; en bref, mieux comprendre de quelle façon la précarité favorise l’obésité, et l’obésité aggrave la précarité.
Enfin, un impératif pour les stratégies préventives : se placer au-delà du modèle biomédical classique. Les données contextuelles et sociales doivent permettre de construire de nouveaux modèles de prévention axés sur la réduction des gradients sociaux. C’est un défi commun à toutes les maladies chroniques liées aux évolutions des modes et contexte de vie.