L’hétéronormativité : un risque pour la santé mentale
// Heteronormativity: A risk for mental health
Ce numéro spécial du BEH offre pour la première fois un panorama de la santé mentale des personnes lesbiennes, bisexuelles et gays (LBG) en France au prisme des expériences de stigmatisation auxquelles elles sont confrontées.
Les résultats présentés dans ce numéro permettent non seulement de réactualiser nos connaissances sur ces populations, mais aussi d’interroger précisément les liens complexes entre stigmatisation et santé mentale.
Le constat est sans appel. Malgré des avancées sensibles depuis le début des années 1980 dans la reconnaissance des droits des minorités sexuelles et de genre, les attitudes stigmatisantes et parfois violentes à leur encontre persistent.
Les autrices et auteurs s’appuient sur des enquêtes récentes qui adoptent des protocoles méthodologiques complémentaires. D’un côté, une enquête aléatoire qui permet d’obtenir des estimateurs représentatifs mais qui portent sur des effectifs réduits de personnes concernées, de l’autre, des enquêtes dites de convenance qui permettent des analyses plus fines en sur-représentant les personnes qui vivent une sexualité minorisée.
Fabienne El Khoury Lesueur et ses collègues plantent le décor à partir de l’analyse des données de l’enquête aléatoire « Baromètre santé 2017 ». Les résultats confirment que les personnes LGB, et surtout les personnes lesbiennes – qui font beaucoup moins l’objet de recherches que leurs homologues masculins – ont un risque accru de connaître un événement dépressif caractérisé et un risque de tentative de suicide deux fois plus élevé que celles et ceux qui ont une sexualité exclusivement hétérosexuelle. Ils montrent également que l’altération de la santé mentale est due, pour une part importante, aux violences physiques et/ou verbales auxquelles ces personnes s’avèrent particulièrement exposées. L’article de Lucie Duchesne et ses collègues, à partir de l’enquête « Rapport au sexe » (ERAS) menée en 2019 auprès d’hommes, permet d’affiner ces observations en montrant que les insultes et agressions homophobes concernent certains profils sociaux plus que d’autres. Elles sont plus fréquentes envers les jeunes hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes, qui appartiennent à un milieu populaire ou sont en situation de précarité. L’enquête souligne aussi que les milieux scolaire et familial sont des espaces « à risque d’agression » pour les jeunes. Ce sont d’ailleurs les mêmes groupes sociaux qui ont été le plus souvent confrontés à des violences familiales, majoritairement des violences verbales d’ordre psychologique pendant le premier confinement de la crise du Covid-19, comme en témoigne l’article d’Annie Velter et ses collègues à partir de la même enquête. L’analyse proposée par Tania Lejbowicz, à partir des données de l’enquête Virage-Internet de 2015, permet d’enrichir la compréhension de la moins bonne santé mentale des femmes cisgenres, lesbiennes et bisexuelles. L’auteure se propose d’étudier les liens complexes entre la détresse psychologique et la connaissance et l’acceptation parentale de leur identification sexuelle. Si l’homo-bisexualité est connue, la personne peut subir certaines formes de stigmatisation ; si elle ne l’est pas, des stratégies sont mises en œuvre pour la garder secrète, mais elles peuvent s’avérer coûteuses. L’analyse montre que c’est bien la non acceptation de l’identification sexuelle par les parents qui contribue à altérer l’état de santé mentale de ces femmes. Ces résultats, et ceux de l’enquête ERAS, soulignent le caractère potentiellement problématique de la sphère familiale, instance de socialisation qui contrôle la sexualité des jeunes, et surtout la sexualité des jeunes femmes, parfois de manière très violente.
De tels résultats ne sont pas sans implications pour l’élaboration des politiques publiques en santé mentale. Les autrices et les auteurs soulignent ainsi la nécessité d’améliorer la prise en charge des personnes LGB confrontées à des difficultés psychologiques, notamment – mais pas seulement – en période de crise sanitaire. Elles et ils insistent également sur la nécessité d’intervenir sur les enjeux structurels de la stigmatisation, stigmatisation qui fonctionne comme un rappel à l’ordre hétérosexuel.
Les analyses présentées dans ce numéro montrent tout l’intérêt de ce type de recherches et invitent à les étendre à d’autres populations, telles que les personnes trans et les personnes non-binaires. Une approche intersectionnelle permettrait en outre d’appréhender les problèmes de santé mentale comme révélateurs des rapports sociaux de domination qui renvoient simultanément au genre, à la classe sociale et à l’appartenance ethno-raciale. La question des discriminations que subissent ces personnes, notamment dans l’accès à l’emploi, au logement et aux soins devrait aussi être prise en compte dans de telles recherches, pour mieux appréhender la dimension structurelle de l’altération de la santé mentale.
De manière générale, la santé mentale mérite d’être davantage investiguée en lien avec la sexualité. Souvent pensée sur le registre de la psychologie, elle s’avère finalement être un redoutable observatoire sociologique du poids de l’hétéronormativité.