L’exposition aux écrans chez les jeunes enfants est-elle à l’origine de l’apparition de troubles primaires du langage ? Une étude cas-témoins en Ille-et-Vilaine*

// Is exposure to screens in young children the source of primary language disorders? A case-control study in Ille-et-Vilaine (France)

Manon Collet1 (m.collet.these@gmail.com), Bertrand Gagnière1,2, Chloé Rousseau3, Anthony Chapron1,3, Laure Fiquet1,3, Chystèle Certain1
1 Université Rennes, département de Médecine générale, Rennes, France
2 Santé publique France – Bretagne, Rennes, France
3 Université Rennes, CHU Rennes, Inserm, CIC 1414 (Centre d’investigation clinique de Rennes), Rennes, France

* Adaptation d’un article original paru dans la revue Acta Pædiatrica : Collet M, Gagnière B, Rousseau C, Chapron A, Fiquet L, Certain C. Case-control study found that primary language disorders were associated with screen exposure. Acta Paediatr. 2019;108:1103-1109. doi:10.1111/apa.14639

Soumis le 11.06.2019 // Date of submission: 06.11.2019
Mots clés : Enfants | Écrans | Prévention | Soins primaires | Troubles du langage
Keywords: Children | Screens | Prevention | Primary healthcare | Primary language disorders

Résumé

Contexte –

Les enfants sont exposés précocement aux écrans, alors que cet usage peut influencer leur développement psychomoteur.

Objectif –

Évaluer le lien entre l’exposition des enfants aux écrans, tels que la télévision, l’ordinateur, la console de jeux, la tablette ou le smartphone, et les troubles primaires du langage.

Méthode –

Notre étude multicentrique cas-témoins a concerné 167 enfants âgés de 3,5 à 6,5 ans, nés entre 2010 et 2012 et diagnostiqués avec des troubles primaires du langage, et 109 témoins ne présentant pas de trouble du langage. Les questionnaires ont été complétés par leurs parents, recrutés via 16 cabinets de médecine générale et 27 cabinets d’orthophonistes en Ille-et-Vilaine. Les données ont été analysées à l’aide de modèles de régression logistique multivariée et présentées sous forme d’odds ratio ajustés (ORa) avec leurs intervalles de confiance à 95% (IC95%).

Résultats –

Nous avons constaté que les cas (44,3%) et les témoins (22,0%) qui étaient exposés aux écrans le matin avant l’école étaient trois fois plus à risque de développer des troubles primaires du langage (ORa=3,40, IC95% [1,60-7,23]). Et lorsque ce risque était associé au fait de discuter rarement, voire jamais, du contenu des écrans avec leurs parents (ORa=2,14 [1,01-4,54]), ils étaient six fois plus à risque de développer des troubles primaires du langage (ORa=5,86 [1,44 à 23,95]).

Conclusion –

Les enfants qui étaient exposés aux écrans le matin avant l’école et qui discutaient rarement, voire jamais, du contenu des écrans avec leurs parents multipliaient par six leur risque de développer des troubles primaires du langage.

Abstract

Background –

Children are exposed early to the screens, whereas this use can influence their psychomotor development.

Objective –

Explore the associations between childhood exposure to screens, such as televisions, computers, game consoles, tablets and smartphones, and primary language disorders.

Method –

This multicentric case-control study comprised 167 children aged 3.5-6.5 years, who were born in 2010-2012 and diagnosed with primary language disorders, and 109 matched controls without language disorders. Questionnaires were completed by their parents who were recruited by 16 family doctors and 27 speech and language therapists in the Ille-et-Vilaine region of France. The data were analysed using a multivariate logistic regression model and presented as adjusted odds ratios (aOR) and 95% confidence intervals (95%CI).

Results –

We found that cases (44.3%) and controls (22.0%) exposed to screens in the morning before nursery or primary school were three times more likely to develop primary language disorders (aOR=3.40, 95%CI [1.60-7.23]). When this risk was combined with rarely or never discussing screen content with their parents (aOR=2.14 [1.01-4.54]) they were six times more likely to have language problems (aOR=5.86 [1.44-23.95]).

Conclusion –

Being exposed to screens in the morning before school, and rarely or never discussing screen content with parents, meant children were six times more likely to develop primary language disorders.

Introduction

L’usage des médias numériques a augmenté au cours de la dernière décennie, y compris pour les jeunes enfants qui ont accès à la télévision, aux ordinateurs, aux consoles de jeux, aux tablettes et aux smartphones. Des études ont montré que les jeunes enfants exposés aux écrans avaient moins d’interaction émotionnelle avec leur entourage 1,2 qui est pourtant nécessaire à leur développement psychomoteur, en particulier le développement du langage 3. En France, le développement du langage des enfants est évalué en médecine scolaire à l’âge de 4 ans par l’échelle ERTL4, validée par la Haute Autorité de santé 4. Des études françaises ont montré que 4 à 6% des enfants étaient atteints de troubles primaires du langage 4,5.

Plusieurs études internationales ont montré que l’exposition aux écrans avait un impact significatif sur la santé des enfants 6, y compris sur les troubles du langage 7,8,9,10,11, mais la plupart d’entre eux ont seulement pris en compte l’exposition à la télévision.

L’objectif de notre étude était de rechercher des liens statistiques entre l’exposition des jeunes enfants aux écrans, y compris téléviseurs, ordinateurs, consoles de jeux, tablettes et smartphones et les troubles primaires du langage.

Matériel et méthode

Participants à l’étude

Cette étude multicentrique cas-témoins a été menée dans 24 communes d’Ille-et-Vilaine, incluant Rennes, dont deux communes de moins de 2 000 habitants, trois communes de plus de 8 000 habitants et 19 intermédiaires. Elle a inclus des enfants nés entre le 1er janvier 2010 et le 31 décembre 2012 lorsqu’ils étaient âgés de 3,5 à 6,5 ans. Cette tranche d’âge correspond à la période de dépistage des troubles du langage 4. Les cas ont été inclus s’ils étaient suivis par un orthophoniste pour un trouble primaire du langage. Cela comprenait tous les troubles primaires du langage, du simple retard de langage aux dysphasies de développement. Les enfants témoins étaient suivi par un médecin généraliste et n’avaient pas besoin de suivi orthophoniste. Les enfants étaient exclus s’ils répondaient à l’un des critères de troubles du langage secondaires à des pathologies 4,5, telles que la prématurité s’ils étaient nés avant 37 semaines d’aménorrhée, une maladie congénitale, un trouble neurologique, un trouble psychiatrique, un trouble de l’audition. Ils étaient également exclus si aucun de leurs parents ne parlait français à la maison.

Les médecins généralistes étaient sélectionnés s’ils travaillaient dans les mêmes villes ou pôles de santé que les orthophonistes. La moitié des médecins généralistes sollicités (16/32) ont accepté de participer, ainsi que la majorité des orthophonistes (27/28). Nous avons reçu 117 questionnaires parentaux des médecins généralistes et 200 des orthophonistes. Nous avons dû exclure huit témoins et 33 cas, car ils répondaient à l’un des critères de trouble secondaire du langage. Ainsi de juillet à octobre 2016, nous avons pu inclure en soins primaires 167 enfants présentant des troubles primaires du langage et 109 témoins sans trouble de langage (figure).

Figure : Diagramme de flux. Étude multicentrique cas-témoins, juillet-octobre 2016, Ille-et-Vilaine
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Déroulement de la recherche

Un questionnaire parental a été créé pour collecter des informations sur l’enfant, sa famille, le suivi orthophonique et médical et l’accès aux écrans. La partie du questionnaire consacrée à l’accès aux écrans rassemblait des informations sur le type d’écrans, l’exposition multi-écrans, l’accès et la possession d’écrans personnels, la première exposition aux écrans, la durée d’exposition, le moment d’exposition et l’accompagnement parental.

Le questionnaire a été édité après avoir été évalué sur un échantillon de 32 personnes, dont la moitié était des professionnels de santé et l’autre moitié des parents d’enfants répondant aux critères d’inclusion, ce qui a abouti à un questionnaire plus court, plus facile à comprendre pour la population générale.

Le questionnaire était identique dans les deux groupes. Des facteurs de confusion potentiels retrouvés dans la littérature 8,9,11,12,13 y ont été recueillis : l’âge et le sexe de l’enfant, le type de fratrie, la situation familiale, l’âge des parents, leur niveau d’étude et leur catégorie socioprofessionnelle. Ce questionnaire parental était, pendant les trois mois prévus d’inclusion, systématiquement proposé par les professionnels de santé aux parents qui les consultaient si la date de naissance de leur enfant correspondait aux critères d’inclusion. Chaque questionnaire était accompagné d’une lettre d’information et seul un questionnaire par famille pouvait être rempli. Un code d’anonymisation a été attribué à chaque questionnaire pour les analyses. Les parents ont donné leur consentement oral pour participer à l’enquête. L’étude a obtenu l’approbation du comité d’éthique de l’hôpital de Pontchaillou de Rennes.

Analyses des données

Les variables du questionnaire ont été décrites puis comparées dans les deux groupes. Une différence était considérée comme statistiquement significative pour toute valeur p<0,05.

Un test de Student ou un test de Mann-Whitney a été utilisé pour comparer les variables quantitatives et un test du Chi2 ou un test de Fisher a été utilisé pour les variables qualitatives (tableau 1).

Les variables sociodémographiques pour lesquelles on retrouvait une différence statistiquement significative entre les deux groupes ont été retenues comme facteurs d’ajustement. Pour rendre les groupes comparables, les analyses ont été ajustées sur ces facteurs (tableau 1).

L’analyse initiale était basée sur un modèle de régression logistique ajusté sur ces facteurs d’ajustement afin d’identifier les facteurs de risque de troubles primaires du langage (tableau 2). De cette première analyse, les variables qui avaient une valeur p inférieure à 0,20 ont été incluses dans un nouveau modèle multivarié et une sélection pas à pas descendante a été réalisée, afin de déterminer les variables indépendantes ayant un effet propre sur le risque de troubles primaire du langage (tableau 3).

Une variable composite a ensuite été établie à partir de nos variables significatives. Cette dernière analyse avait pour but d’évaluer l’effet additionnel des risques.

Résultats

Caractéristiques de la population

L’âge moyen des enfants était de 5,2 ± 0,8 (moyenne ± écart type) (tableau 1) et tous fréquentaient déjà l’école maternelle ou primaire. Les groupes n’étaient pas comparables concernant le sexe de l’enfant (p=0,0007). Il était retrouvé 70,7% de garçons présentant des troubles primaires du langage contre 29,3% de filles, alors que le groupe témoin était composé de 50,5% de garçons contre 49,5% de filles. Il y avait une différence statistiquement significative entre les deux groupes concernant leur rang dans la fratrie (p=0,0015), leur situation familiale (p=0,02), le niveau d’éducation de leurs parents (p<0,001) et leur catégorie socioprofessionnelle (p=0,005). Les facteurs d’ajustement retenus étaient : le sexe de l’enfant, le nombre de frères et sœurs plus âgés, la situation familiale et le niveau d’étude des parents.

Tableau 1 : Caractéristiques des cas et des témoins. Étude multicentrique cas-témoins, juillet-octobre 2016,
Ille-et-Vilaine
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Exposition aux écrans

Dans cette étude, 94,2% des enfants des deux groupes avaient accès à la télévision, la moitié (53,5%) avait accès à la tablette et un tiers avait accès à un ordinateur (32,4%), une console de jeu (34,9%) ou un smartphone (30,2%).

Les enfants des deux groupes ont été exposés aux écrans pour la première fois à un âge moyen de 15,7 ± 12,4 mois et 83,3% avaient été exposés avant l’âge de 2 ans (p=0,43). Au cours d’une semaine scolaire classique, 44,3% des cas et 22,0% des témoins étaient exposés aux écrans le matin avant l’école (p<0,001) et y passaient en moyenne 20 minutes dans les deux groupes. Les cas étaient également plus susceptibles d’être exposés aux écrans en période scolaire pendant les repas à la maison et le soir avant d’aller se coucher. Les cas ont passé en moyenne 87,7 ± 54 minutes par jour devant un écran contre 55,7 ± 52,2 minutes par jour pour les témoins (p<0,001), avec une durée d’exposition moyenne de 74,7 ± 55 minutes. Dans les deux groupes, les enfants étaient seuls face à l’écran 40,0% du temps. La possession d’écrans était similaire dans les deux groupes : 5,1% des enfants avaient une télévision dans leur chambre, 15,0% leur propre console de jeu, 16,1% leur propre tablette et 0,7% avaient un ordinateur dans leur chambre. Aucun n’avait son propre smartphone.

Concernant le comportement des parents, 31,5% des cas et 14,8% des témoins ont déclaré ne rarement, voire jamais, discuter du contenu des écrans avec leurs enfants (p=0,002). On retrouvait 17,4% des cas et 7,3% des témoins déclarant ne jamais, voire rarement, prendre le temps d’effectuer des activités avec leurs enfants (p=0,017). Seulement 1,8% des parents dans les deux groupes ont déclaré qu’ils ne communiquaient que rarement avec leurs enfants. Enfin, 44,8% des familles des cas et 25,0% des familles des témoins ont déclaré que la télévision restait allumée en fond sonore, même lorsque leurs enfants étaient aux alentours (p=0,001).

Analyses multivariées

Après la première analyse (tableau 2), l’exposition aux écrans le matin avant l’école (ORa=3,42) et la durée d’exposition aux écrans (ORa=1,09) étaient significativement corrélées aux troubles primaires du langage. Le fait de rarement, voire de ne jamais discuter du contenu des écrans avec les enfants n’était pas statistiquement significatif (ORa=1,99 et IC95%: [0,96-4,13]) dans cette analyse.

La deuxième analyse (tableau 3) a permis de montrer l’impact individuel de chaque facteur de risque sur les troubles primaires du langage, en les ajustant sur les autres facteurs de risque. L’exposition aux écrans le matin avant l’école restait après cette deuxième analyse liée de manière significative aux troubles primaires du langage (ORa=3,40 [1,60-7,23]). Une fois analysé indépendamment des autres variables, le fait de rarement, voire de ne jamais discuter du contenu des écrans avec les enfants était lié de manière statistiquement significative aux troubles primaire du langage (ORa=2,14 [1,01-4,54]). Cependant, la durée d’exposition aux écrans n’était plus statistiquement significative.

Une variable composite à quatre modalités a été établie à partir de ces deux variables significatives. Ainsi, le fait d’être exposé aux écrans le matin avant l’école et de discuter, rarement ou jamais, du contenu visualisé sur ces écrans avec ses parents avait un lien près de six fois plus fort avec les troubles primaires du langage (ORa=5,86 [1,44-23,95]), par rapport à un enfant qui ne répondait à aucun de ces deux critères.

Tableau 2 : Première analyse, modèle de régression logistique multivarié pour chaque variable d’intérêt,
avant et après ajustement. Étude multicentrique cas-témoins, juillet-octobre 2016, Ille-et-Vilaine
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Tableau 3 : Deuxième analyse multivariée par une sélection pas à pas descendante à partir du tableau 2.
Étude multicentrique cas-témoins, juillet-octobre 2016, Ille-et-Vilaine
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Discussion

Cette étude a examiné la manière dont les troubles primaires du langage chez les enfants de 3,5 à 6,5 ans pouvaient être associés à une exposition à la télévision, aux ordinateurs, aux consoles de jeux, aux tablettes et aux smartphones. Les résultats étaient significatifs, car ils montraient que les enfants qui avaient été exposés aux écrans le matin avant l’école et qui discutaient rarement ou jamais du contenu de ces écrans avec leurs parents étaient six fois plus à risque de développer des troubles primaires du langage.

Dans cette étude, 83,3% des enfants ont été exposés aux écrans avant l’âge de deux ans, ces données se retrouvaient de la littérature 6,7,14,15. Il y a peu de chiffres dans la littérature scientifique française concernant le taux d’exposition aux différents types d’écrans à ces âges. Les enfants de notre étude avaient généralement accès à la télévision (94,2%), ce qui se retrouvait dans la population générale 16. La moitié des enfants de notre étude avaient accès à une tablette, ce que l’on retrouvait également dans la population générale 16. Dans notre étude, 5,1% des enfants avaient une télévision dans leur chambre, alors que l’on retrouvait divers taux dans la littérature scientifique française dont 0,9% des enfants de moins de 3 ans 17 et 17% des enfants de 1 à 6 ans 18. Une étude française 18 a révélé que 34% des enfants âgés de 7 à 12 ans possédaient une tablette. Notre étude a révélé qu’il était seulement de 16,1%, mais les enfants de notre échantillon étaient plus jeunes.

Trois études ont établi des associations entre l’exposition précoce aux écrans et l’apparition de troubles du langage 7,8,19. Notre étude n’a pas corroboré ces résultats, mais les enfants de notre échantillon ont été exposés aux écrans pour la première fois entre 15 et 16 mois, soit bien plus tard que les enfants de ces études internationales, qui y étaient exposés pour la première fois entre 7 et 9 mois. Cela pourrait s’expliquer également par une différence de culture. De plus, l’âge de la première exposition aux écrans, et en particulier celle des cas, avait pu être dans notre étude sous-estimé par les parents, par le biais de mémoire ou la peur du jugement social.

De nombreuses études ont montré que la durée d’exposition aux écrans était liée au risque de troubles du langage 8,9,10,11,20. Ce résultat n’a pas été retrouvé dans notre étude, mais la moyenne d’âge de notre échantillon n’était pas la même, car nous avons inclus les enfants entre 3,5 et 6,5 ans, tandis que la moyenne d’âge des enfants des autres études était d’environ 2 ans. De plus, la durée d’exposition hebdomadaire moyenne de notre échantillon était inférieure à celle des autres études 9,21. Cette divergence pourrait être due à une différence culturelle puisque la plupart des autres études étaient américaines. En France, l’exposition aux écrans des moins de 6 ans a rarement été évaluée. La dernière étude française évaluant ce taux 22 a révélé que les enfants âgés de 3 à 11 ans étaient exposés à la télévision pendant 45 minutes par jour et à des écrans interactifs pendant 30 minutes par jour. Ces taux correspondaient aux 75 minutes d’exposition par jour que nous avions trouvé dans notre étude. L’inclusion pendant l’été, quand les enfants passent plus de temps aux activités de plein air, a pu amener à sous-estimer nos résultats concernant l’exposition aux écrans. Contrairement à d’autres, notre étude a pris en compte l’exposition aux écrans le matin avant l’école.

L’exposition aux écrans le matin avant l’école est restée statistiquement liée aux troubles primaires du langage, indépendamment des autres variables (tableau 3). La durée moyenne d’exposition aux écrans le matin était de 20 minutes dans les deux groupes. On pouvait donc dire que le fait qu’ils aient été exposés aux écrans le matin, plutôt que la durée de cette exposition, favorisait les troubles du langage. Cela peut s’expliquer par le fait que l’exposition aux écrans dès le matin épuise l’attention de l’enfant, qui se retrouve moins apte aux apprentissages pour le reste de la journée. En effet, Lillard et Peterson 23 ont conclu à partir de leur étude sur des enfants de 4 ans, que l’exposition à un contenu télévisé fantastique rapide avait un impact négatif immédiat sur leurs fonctions exécutives. Ces programmes rapides sont les plus regardés par les enfants. Christakis et coll. 24 ont retrouvé dans leur étude que les enfants qui étaient exposés aux écrans avant l’âge de 3 ans étaient plus à risque de développer des troubles attentionnels à l’âge de 7 ans. Ce lien entre l’exposition à la télévision et les troubles attentionnels a été trouvé dans d’autres études 25 et peut trouver son explication dans l’étude de Harlé et Desmurget 26. Ils ont rapporté que lorsque les enfants regardaient un écran, ils répondaient à une attention primaire réflexe, qui n’était pas une attention volontaire. Cette dernière permet aux enfants d’accomplir les tâches nécessaires aux apprentissages, tandis que la première les excite et les épuise.

Le fait de ne pas discuter du contenu des écrans avec les enfants a déjà été démontré comme pouvant être délétère 27. Des études ont montré que lorsque des enfants de moins de 2 ans étaient laissés seuls devant un écran, ils n’en ressortaient pas d’apprentissage 3,28,29. De plus, ne pas discuter du contenu de l’écran avec les enfants pourrait augmenter leur risque d’être exposé à un contenu inapproprié pour leur âge. C’est le cas de la plupart des enfants âgés de 3 à 12 ans. Même adapté à l’âge, le contenu peut ne pas être adapté à la personnalité de l’enfant.

L’analyse de la variable composite, malgré la perte de la puissance engendrée par le découpage de la variable, a montré un effet additionnel des risques. Il y a une interaction entre les deux principaux facteurs de risque qui étaient significatifs individuellement, mais l’étaient encore plus une fois cumulés, puisque ce risque a été multiplié par six environ.

Forces et limites de l’étude

Cette étude comportait un certain nombre de limites. Le bilan orthophonique de chaque enfant n’a pas été recueilli, cela pourrait constituer un biais de classement. Collecter les données par un questionnaire parental pouvait également biaiser les réponses par sa nature déclarative. En effet, cette méthode était sensible au biais de mémorisation et à la peur du jugement social concernant l’exposition aux écrans. Nous reconnaissons également que nos ajustements ont pu être incomplets, car nous avons seulement choisi d’inclure des facteurs d’ajustement qui avaient été validés par plusieurs études. Comme mentionné ci-dessus, nous avons réalisé l’étude au cours de l’été, plus propice aux jeux en extérieur.

Le faible taux de participation des médecins généralistes par rapport aux orthophonistes a pu causer un biais de sélection dans notre étude. En effet, nous avions choisi de recruter nos cas et nos témoins dans les mêmes villes, mais dans neuf de ces villes, nous n’avions aucun témoin. Cependant, nous avons réalisé une étude de sensibilité pour retirer ces neuf villes de l’analyse, ce qui n’a pas eu d’impact sur nos résultats. Ainsi, nous pouvions affirmer que ce taux de participation déséquilibré n’était pas critique pour l’analyse finale.

Cette étude cas-témoins a pour principal point fort de conforter les données de la littérature 7,8,9,10,11 sur l’association entre les troubles primaires du langage et l’exposition aux écrans. Le faible taux de troubles primaires du langage dans la population générale nous a permis d’interpréter les odds ratios de cette étude comme des risques relatifs 30. Le fait que l’étude était multicentrique nous a fourni une représentativité diverse, y compris urbaine, rurale et semi-urbaine. Le grand nombre de sujets inclus fournissait une grande variété de comportements envers l’exposition aux écrans. Le ratio garçons-filles des cas était de 2,41/1, mais cela était en accord avec ce qui était retrouvé dans la littérature 8,13. Le groupe de cas a également inclus davantage de familles recomposées, qui est une situation familiale rarement analysée dans les autres études.

Les analyses multivariées ont été ajustées sur des variables sociodémographiques, afin de rendre les groupes comparables et de limiter les biais de confusion. Comme le montre le tableau 2, il y avait 11 variables non ajustées statistiquement significatives par rapport à deux variables significatives après ajustement. Les résultats ajustés moins biaisés ont contribué à la solidité de l’étude.

Conclusion

Notre étude a montré que les enfants qui étaient exposés aux écrans le matin avant l’école, et qui discutaient rarement ou jamais du contenu de ces écrans avec leurs parents, étaient environ six fois plus à risque de développer des troubles primaires du langage que les enfants qui n’avaient aucune de ces deux caractéristiques. Des études de cohorte prenant en compte ces deux variables significatives pourraient être intéressantes. L’exposition aux écrans chez les jeunes enfants est un problème de santé publique et les professionnels de santé de la petite enfance ont un rôle important à jouer dans la prévention en informant les parents sur les risques encourus. En outre, il n’existe aucun consensus international sur l’exposition aux écrans.

Remerciements

Les auteurs remercient Ronan Garlantezec, Agnès Banâtre, Fabienne Pelé et Quentin Duché pour leurs commentaires utiles sur les premières versions du manuscrit ainsi qu’Hélène Colineaux et Clément Palpacuer pour leurs assistances statistiques. Ils remercient également les médecins généralistes et les orthophonistes qui ont participé à cette étude.

Liens d’intérêts

Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêt au regard du contenu de l’article. Cette étude n’a reçu aucun financement spécifique.

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Citer cet article

Collet M, Gagnière B, Rousseau C, Chapron A, Fiquet L, Certain C. L’exposition aux écrans chez les jeunes enfants est-elle à l’origine de l’apparition de troubles primaires du langage ? Une étude cas-témoins en Ille-et-Vilaine. Bull Epidémiol Hebd. 2020;(1):2-9. http://beh.santepubliquefrance.fr/beh/2020/1/2020_1_1.html