Estimation du nombre de décès attribuables au tabagisme, en France de 2000 à 2015
// Estimation of deaths attributable to tobacco smoking, in France from 2000 to 2015
Résumé
Objectif –
Cette étude est une actualisation de l’estimation et de la tendance de la mortalité attribuable au tabagisme en France métropolitaine entre 2000 et 2015, dernière année d’enregistrement des données de mortalité actuellement disponibles.
Méthode –
Les estimations ont été réalisées en utilisant la même approche que celle mise en œuvre par Bonaldi et coll. en 2016 pour estimer la mortalité attribuable au tabagisme en France entre 2000 et 2013. La méthode est basée sur l’estimation de fractions attribuables calculées en combinant des données de mortalité, des taux de décès par cancer du poumon et des risques relatifs ajustés de décès pour l’ensemble des pathologies associées au tabagisme.
Résultats –
En 2015, il a été estimé que plus de 75 000 décès étaient attribuables au tabagisme, ce qui correspond à environ 13% des décès survenus en France métropolitaine. Entre 2000 et 2015, la part des décès attribuables semble s’infléchir à la baisse au cours du temps pour les hommes alors que cette même proportion chez les femmes augmente de façon continue de plus de 5% par an en moyenne.
Conclusion –
Cette estimation de la mortalité attribuable au tabagisme en France montre une nouvelle fois l’impact sanitaire considérable du tabac sur la population française. Il est essentiel que les efforts impulsés par le Programme national de lutte contre le tabagisme se poursuivent pour envisager un recul de l’empreinte sanitaire du tabagisme en France.
Abstract
Aim –
This study is an update of the estimate and the trend of smoking-attributable deaths in metropolitan France from 2000 to 2015, the last year for which mortality data are available.
Method –
Estimates were made using the same approach implemented by Bonaldi et al. in 2016 to estimate smoking attributable deaths in France between 2000 and 2013. The method is based on the estimation of attributable fractions calculated by combining mortality data, lung cancer death rates and adjusted relative risk of death for every disease with risk modified by smoking.
Results –
In 2015, more than 75,000 deaths were estimated to be attributed to smoking, representing about 13% of deaths in metropolitan France. Between 2000 and 2015, the proportion of attributable deaths declined for men, while the proportion for women increased steadily on average by over 5% per year.
Conclusion –
This last estimate of smoking-attributable mortality in France corroborate the considerable health impact of tobacco smoking in the French population. It is essential that the efforts of the National Tobacco Control Program continue to trigger the decline of the burden of smoking in France.
Introduction
Comme dans la plupart des pays industrialisés, le tabagisme reste la première cause de décès évitables en France 1. En 2014, il a été estimé que le tabac était responsable de près de 74 000 décès 2. Le fardeau économique du tabagisme est considérable : son coût social a été évalué à 120 milliards d’euros par an 3, bien loin des 10 milliards d’euros que rapportent chaque année les taxes sur les produits du tabac. Le tabagisme constitue avec la consommation d’alcool, la sédentarité et une alimentation défavorable à la santé, les principaux facteurs de risque communs aux cancers, aux maladies cardio-vasculaires, au diabète et aux maladies respiratoires chroniques. Si l’ensemble des indicateurs de mortalité et de morbidité pour ces pathologies touchent davantage les hommes que les femmes, leurs dynamiques d’évolution au cours des 15 dernières années montrent des tendances plus défavorables aux femmes, principalement pour les pathologies liées au tabac 2.
En France en 2018, 25% des adultes de 18 à 75 ans déclaraient fumer quotidiennement (28% des hommes et 23% des femmes) 4. Le niveau du tabagisme, et en particulier du tabagisme actuel (regroupant les fumeurs quotidiens et occasionnels, évalué à 32% en 2018), reste plus élevé en France que dans les pays d’Europe occidentale : l’Allemagne, la Belgique et les Pays-Bas comptent environ un quart de fumeurs (quotidiens ou occasionnels), l’Italie un cinquième. La Grande-Bretagne, avec 16% de fumeurs en 2016, se rapproche des États-Unis et de l’Australie (15% de fumeurs en 2014-2015). On notera cependant qu’après plusieurs années de relative stabilité, ces estimations de prévalences en France étaient en baisse par rapport à 2016. Cette baisse est à mettre en regard de l’impulsion donnée à la lutte contre le tabagisme depuis l’adoption en 2014 du premier Programme national de réduction du tabagisme (PNRT) 5, devenu Programme national de lutte contre le tabagisme en 2018 (PNLT 2018-2022) 6.
Même si cette tendance encourageante se poursuit dans le temps, l’impact sanitaire du tabagisme ne déclinera pas dans un futur proche, en raison de la période de latence qui sépare la consommation tabagique de la survenue des maladies et de la persévérance d’un risque plus élevé pour certaines maladies, même chez les anciens fumeurs. L’objectif de cet article est de présenter l’estimation des décès attribuables au tabagisme pour l’année 2015, dernière année de disponibilité des données de mortalité, et de mettre à jour la tendance temporelle observée depuis l’année 2000.
Matériel et méthode
Les nombres de décès attribuables au tabagisme sont dérivés de calculs de fractions attribuables. La fraction de décès attribuables au tabagisme est la proportion de tous les décès pour une pathologie qui auraient pu être évités si l’ensemble de la population s’abstenait de fumer. Les estimations sont réalisées avec la méthode de Peto et coll. 7, modifiée par Parkin 8, qui combine des données de mortalité, des taux de décès par cancer du poumon et des risques relatifs (RR) ajustés de décès associés au tabagisme. Pour plus de détails, nous invitons les lecteurs à consulter la publication de Bonaldi et coll. 1.
Décès dont le tabagisme est une cause contributive
Toutes les pathologies associées au tabagisme sont répertoriées dans le rapport OMS (Organisation mondiale de la santé) sur la mortalité attribuable au tabac 9. Pour les cancers, la liste avait été actualisée par le Centre international de recherche contre le cancer (CIRC) 10 avec l’introduction de deux nouvelles localisations (côlon-rectum et cancer de l’ovaire mucineux). Pour l’ensemble de ces pathologies, les données de mortalité de 2000 à 2015 sont issues de la base nationale des causes de décès (Inserm-CépiDc) et extraites du Système national des données de santé (SNDS) pour les années postérieures à 2012. Les nombres de décès ont été corrigés afin de prendre en compte les décès dont les certificats mentionnaient une cause mal définie et inconnue ou un cancer de localisation mal définie et non précisée, en suivant la correction des effectifs proposée par Ribassin-Majed et Hill 11. Les taux de décès par cancer du poumon chez les non-fumeurs dans la population française ont été extrapolés des taux estimés à partir de la Cancer Prevention Study II (CPS-II), une très large cohorte américaine de plus d’un million de personnes suivies de 1982 à 2006 12,13,14,15.
Risques relatifs de décès associés au tabagisme
Pour chacune des pathologies liées au tabagisme, à l’exception des cancers de l’ovaire (sous-type mucineux), les risques relatifs de décès des fumeurs relativement aux non-fumeurs provenaient d’analyses de la CPS-II. Le risque relatif de décès spécifique au cancer de l’ovaire de sous-type mucineux a été approché par l’estimation du risque relatif de l’incidence identifiée dans la méta-analyse de Jordan et coll. 16.
Nombres attribuables et tendance de la mortalité attribuée au tabagisme
Le calcul des nombres attribuables (le nombre de décès multiplié par l’estimation de la fraction attribuable) a été restreint aux décès des personnes de 35 ans et plus résidant en France métropolitaine, la part attribuable au tabagisme chez les moins de 35 ans étant considérée comme négligeable. En revanche, la fraction globale de mortalité attribuable au tabagisme et son évolution entre 2000 et 2015 ont été estimées en considérant l’ensemble des décès enregistrés chaque année en France métropolitaine, sans restriction d’âge, toujours sous l’hypothèse que la part des décès attribuables au tabac chez les moins de 35 ans était négligeable. La variation annuelle moyenne de la proportion des décès attribuables au tabac a été estimée avec un modèle log-binomial ajusté sur l’année et le sexe et incluant une composante d’interaction entre le sexe et l’année.
Enfin, des analyses de sensibilité ont estimé le nombre de décès attribuables au tabagisme en appliquant la méthode d’estimation indirecte originalement proposée par Peto et coll. 7,9 et basée sur les taux de décès par cancer du poumon chez les fumeurs et les non-fumeurs estimés à partir du suivi 1984-1988 de la cohorte CPS-II. Pour chaque méthode, nous avons estimé le nombre de décès attribuables, sans la correction des effectifs bruts de décès 11.
Résultats
En 2015, 75 320 décès ont été estimés attribuables au tabagisme sur les 580 000 décès enregistrés en France métropolitaine la même année. Ces estimations se répartissaient entre 55 420 décès attribuables chez les hommes et 19 900 décès attribuables chez les femmes, ce qui représentait 19,3% et 6,9% respectivement de l’ensemble des décès. La cause de décès attribuables au tabagisme était un cancer pour 61,7% des personnes (hommes : 36 577, 66% ; femmes : 9 868, 49%), une maladie cardio-vasculaire pour 22,1% (hommes : 11 135, 20% ; femmes : 5 526, 28%) et une pathologie respiratoire pour 16,2% (hommes : 7 675, 14%, femmes : 4 492, 23%). Les nombres estimés des décès attribuables au tabagisme, détaillés par pathologie et par sexe, sont montrés sur les figures 1 et 2. Les fractions attribuables estimées pour chaque pathologie sont listées dans le tableau. Les évolutions entre 2000 et 2015 (figure 3) montrent une tendance décroissante des nombres de décès attribuables au tabagisme chez les hommes (-11% en 15 ans). À l’inverse, le nombre de décès attribuables chez les femmes a été multiplié par 2,5 sur la même période en passant de 8 027 décès en 2000 à 19 900 décès attribuables au tabagisme en 2015. Entre 2000 et 2015, la proportion de décès attribuables au tabagisme a ainsi augmenté en moyenne de 5,4% par an chez les femmes (intervalle de confiance à 95%, IC95%: [5,3-5,6]) contre une diminution de 1,1% chez les hommes (IC95%: [1,0-1,2]).
Les analyses de sensibilité aboutissent à des nombres de décès attribuables au tabagisme variant de 65 682 (estimation sur effectifs bruts, sans la correction prenant en compte les décès dont les certificats mentionnaient une cause mal définie et inconnue ou un cancer de localisation mal définie et non précisée) à 83 994, estimation obtenue en considérant les effectifs de décès corrigés et utilisant les taux de cancer du poumon dans la population non-fumeur provenant du suivi 1984-1988 de la cohorte CPS-II. Le détail des estimations par sexe et selon les paramètres utilisés pour les calculs est présenté figure 4.
Discussion
Cette nouvelle estimation de près de 75 000 décès attribuables au tabagisme pour l’année 2015, soit 13% de l’ensemble des décès enregistrés en France métropolitaine, montre une nouvelle fois le poids sanitaire que représente le tabac dans la population française. Si la proportion de décès attribuables au tabagisme poursuit son infléchissement à la baisse au cours du temps pour les hommes, l’évolution au cours des 15 dernières années est plus défavorable aux femmes. Ces tendances contrastées entre les hommes et les femmes sont la conséquence du changement de comportement différencié vis-à-vis du tabac qui s’est produit à partir des années 1960, avec une diminution de la prévalence du tabagisme chez les hommes entre 1970 et 2000, contrastant avec une augmentation du tabagisme chez les femmes sur la même période.
Nos estimations reposent sur une approche indirecte par fraction attribuable, largement appliquée pour estimer l’impact sanitaire du tabagisme, tant en termes de mortalité 9,11,17,18 que d’incidence 8,19,20,21,22 des pathologies associées au tabac. Les estimations issues de ce type d’approche peuvent présenter certaines limites car les calculs se basent sur le taux d’incidence du cancer du poumon dans la population des non-fumeurs et des risques relatifs de décès associés au tabagisme, qui sont extrapolés d’une étude de cohorte aux États Unis et qui peuvent ne pas refléter la situation française. En particulier, la distribution des effets de confusions ou l’existence d’interactions avec d’autres facteurs de risque peuvent différer entre les deux populations. Cependant, ces estimations de taux et de RR ont été retenues car elles sont estimées à partir d’une large cohorte suivie pendant un temps très long 12,23. L’estimation étant basée sur les statistiques de mortalité, nous avons considéré uniquement la cause principale de décès, ignorant donc les causes associées éventuelles, ce qui peut être une source d’incertitude, surtout chez les plus âgés présentant de nombreuses comorbidités.
En revanche, la méthode d’estimation, évolution proposée par Parkin 8 de la méthode de Peto et coll. 7, ne nécessite pas d’informations détaillées sur la consommation de tabac et permet de prendre en compte indirectement l’historique du tabagisme à l’échelle de la population (prévalence, exposition cumulée, durée du tabagisme, délai depuis l’arrêt du tabac). Ainsi, aucune hypothèse sur la période de latence entre l’exposition et l’apparition de la maladie n’est nécessaire. L’analyse de sensibilité qui a permis de comparer les estimations obtenues en faisant varier la méthode de calcul (méthode originelle de Peto et coll. ou méthode de Parkin), les taux de référence du cancer du poumon dans la population des non-fumeurs (suivi 1984-1988 de la cohorte CPS-II utilisé par Peto et coll. 7 ou suivi 1982-2000 publié par Thun et coll. 24), ou encore en corrigeant ou pas les effectifs bruts de décès (ajustement proposé par Ribassin-Majed et Hill 11) montre que notre estimation reste relativement robuste avec une variation de l’ordre de ±12% du nombre de décès attribuables au tabagisme.
Cette évaluation de l’impact du tabac en termes de mortalité ne donne qu’une image très partielle des conséquences sanitaires et sociales du tabagisme. Elle ne rend pas compte de toutes les conséquences en termes de morbidités et des coûts économiques engendrés par les soins.
Le tabagisme reste beaucoup plus répandu en France que dans les autres pays en Europe de l’Ouest et le lancement en 2014 du premier PNRT répondait à un besoin majeur pour dynamiser la lutte contre le tabagisme et structurer l’ensemble de l’action publique sur ce champ. Le PNRT avait pour axes stratégiques la protection des jeunes afin d’éviter leur entrée dans le tabac, l’arrêt du tabac des fumeurs et l’action sur l’économie du tabac. Le programme a notamment favorisé l’instauration du paquet neutre (1er janvier 2017), le lancement de plusieurs campagnes nationales et régionales de lutte contre le tabagisme (dont « Mois sans tabac » depuis 2016 25), le remboursement étendu des traitements de substitution nicotinique ou encore la création d’un fonds dédié à la lutte contre le tabagisme (doté de 100 millions d’euros en 2018). Ces actions ont été complétées par une taxation accrue des produits du tabac qui devrait se poursuivre dans les prochaines années, l’objectif étant d’atteindre le prix de 10 euros en 2020 pour le paquet de cigarettes le plus vendu.
La baisse de la prévalence tabagique constatée entre 2016 et 2018 4,26 est un résultat encourageant, mais il est essentiel de poursuivre les efforts de façon durable. Notamment, l’évolution des marqueurs de mortalité comme de morbidité 2 associés au tabagisme chez les femmes reste particulièrement préoccupante, ce qui incite sans doute à investiguer de nouvelles stratégies d’aide au sevrage plus spécifique à cette population. La lutte contre le tabagisme doit rester une des priorités de santé publique pour que l’on puisse enfin envisager le recul de l’empreinte sanitaire du tabagisme en France.
Références
recherche/INV13107
internet_recherche/SPF00000499
pdf/PNRT2014-2019.pdf
uploads/2018/06/mono100E.pdf
847-52.
Citer cet article
14_2.html