Inégalités sociales et territoriales de santé : des connaissances et des faits probants pour l’action !

// Social and territorial health inequalities: Knowledge and evidence for action!

Jean-Claude Desenclos & Pierre Arwidson
Santé publique France, Saint-Maurice, France

Si en France, comme dans les pays comparables, les indicateurs, telle l’espérance de vie, attestent d’une amélioration de l’état de santé depuis les années 1970, nous ne parvenons pas à réduire l’écart important qui se maintient entre les cadres et les ouvriers 1. Cette amélioration est plus importante pour les catégories sociales ou les territoires les plus favorisés, lesquels avaient déjà au départ un meilleur état de santé. Ce constat vaut pour la mortalité, la morbidité, les déterminants et les comportements de santé. Ainsi, s’il n’y est pas prêté attention, les innovations visant à améliorer la santé et les programmes de santé publique contribuent à aggraver les inégalités. En matière de tabagisme, le dernier Baromètre santé (2014) en atteste clairement : le différentiel de prévalence du tabagisme entre ceux qui n’ont pas de diplômes et ceux avec un niveau d’étude plus élevé (supérieur au baccalauréat) a été multiplié par plus de 3 entre 2000 et 2014 2.

Si la littérature scientifique fait ce constat de manière répétée et apporte une meilleure compréhension de la genèse des inégalités sociales de santé (ISS), relativement peu de programmes ou d’interventions en santé publique ont été conçus dans l’objectif de les réduire. Les travaux de Michael Marmot 3 indiquent, cependant, que le creusement des inégalités serait maîtrisable si ces politiques et programmes n’étaient pas calibrés et déployés de manière unique pour tous, mais l’étaient avec une offre de prévention d’intensité et de forme graduées selon des catégories de populations pertinentes : il s’agit de l’« universalisme proportionné ». En d’autres termes, l’offre de prévention doit toucher tout le monde, mais doit être renforcée auprès des populations qui en ont le plus besoin. Cette approche doit guider les politiques aussi bien locales que nationales et internationales, comme le propose la Commission d’Oslo sur la gouvernance mondiale pour la santé 4.

Ainsi, ce numéro spécial du BEH documente, au travers des choix éditoriaux, le continuum recherche/connaissance/surveillance/faits probants dans une perspective d’intervention, de prévention et de promotion de la santé qui, pour réduire les inégalités, doit intégrer le contexte de déploiement social et/ou territorial. Composé de sept contributions, dont deux issues de la recherche, trois de dispositifs de surveillance et deux en lien avec l’action, ce BEH fournit au lecteur des éléments de documentation et d’analyse essentiels pour comprendre et agir à bon escient.

C. Delpierre et coll. présentent le concept d’incorporation biologique de l’environnement pour expliquer en partie la construction d’un gradient social des ISS, et comment cet environnement, socialement différencié, deviendrait biologique. Une telle incorporation biologique différentielle, selon les groupes sociaux, d’environnements socialement différenciés, pourrait expliquer en partie comment se construisent les ISS. Cette notion met en jeu des interactions gènes-environnement. Si des travaux néozélandais proposent déjà des pistes d’action sur la base de ce concept de « charge allostatique » 5, des recherches restent nécessaires avant son opérationnalisation en pratique courante.

P. Chauvin et coll. ont étudié les déterminants sociaux et territoriaux du recours à une action de prévention (ici le frottis cervico-utérin [FCU]) en Île-de-France, en accordant une attention particulière aux quartiers (résidence, travail…) que les femmes sont amenées à fréquenter quotidiennement. Cette étude montre que les femmes dont l’espace d’activité n’est pas circonscrit à leur quartier de résidence ont davantage recours au FCU, et ce d’autant plus que leurs déplacements réguliers les emmènent vers des quartiers plus favorisés. Ainsi, l’analyse des facteurs contextuels liés aux recours aux soins devrait intégrer des données de mobilité afin d’apprécier de façon plus fine les inégalités socio-territoriales et ne pas se limiter au seul lieu de résidence.

Les trois articles du champ de la surveillance illustrent l’utilité de documenter les inégalités territoriales et sociales de santé (ISTS) et leurs déterminants. M. Traoré et coll., via une analyse géographique du dépistage du saturnisme infantile en Île-de-France, montrent qu’avec le temps sa couverture diminue et que plus de 30 000 enfants qui auraient dû en bénéficier en 2011-2012 n’ont pas eu de mesure de leur plombémie. Ils identifient ainsi les territoires prioritaires pour cibler les actions au niveau local. R. Guignard et coll. fournissent, à partir du Baromètre santé 2010, des résultats tout à fait inédits en France sur l’usage de substances psychoactives : usage régulier de tabac, de cannabis et consommation d’alcool à risque, selon le fait d’être chômeur ou en activité. La consommation de substances psychoactives est systématiquement et sensiblement plus élevée chez les chômeurs que chez les actifs, chez les hommes comme chez les femmes. L’analyse documente par ailleurs plusieurs déterminants sociaux de l’usage de ces substances. Cet article conclut que, par-delà la nature et la direction de la relation entre le chômage et l’usage de substances psychoactives, la population des demandeurs d’emploi est identifiable et accessible pour une offre de prévention, la connaissance des facteurs associés à cet usage permettant de cibler des groupes sur lesquels intervenir. JP. Guthmann et coll. ont étudié les déterminants du dépistage du cancer du col utérin et ceux de la vaccination contre les papillomavirus humains (HPV) des jeunes femmes au sein de l’Enquête santé et protection sociale. Ils montrent que les femmes non dépistées et les jeunes femmes non vaccinées appartiennent aux catégories sociales les plus modestes et que leurs mères sont aussi plus souvent non dépistées. Ainsi, ces jeunes femmes risquent de ne bénéficier d’aucune des deux mesures de prévention du cancer du col utérin, suggérant que les modalités actuelles de la vaccination HPV, pourtant potentiellement remboursée à 100% pour les 90% de la population ayant une assurance complémentaire, pourraient accroître les inégalités de prévention dans ce domaine.

L’évaluation d’impact sur la santé (EIS) vise à anticiper les effets possibles d’un projet sur la santé de la population concernée et des groupes qui la composent, afin de recommander aux décideurs des actions pour en atténuer les effets négatifs et maximiser les effets positifs. Dans cette optique, A. Laporte et coll. décrivent une EIS menée en Île-de-France sur les transports, qui a pris en compte les inégalités par l’identification d’impacts différentiels dans différents groupes de la population, en identifiant en particulier des groupes considérés comme plus vulnérables sur les questions de transports et de santé. La participation des habitants fait partie intégrante de cette démarche, et le choix a ici été fait de faire participer des publics très éloignés de la parole publique. Enfin, P. Arwidson et coll. font la synthèse de travaux britanniques visant à la réduction du tabagisme dans les populations socialement défavorisées, et notamment à propos d’un dispositif d’aide à l’arrêt par Internet (StopAdvisor). L’intervention repose sur la théorie de la motivation et, essai randomisé à l’appui, se révèle, chez les fumeurs n’ayant jamais travaillé, en situation de chômage de longue durée ou ouvriers, plus efficace qu’un simple site d’information, alors qu’elle ne l’est pas chez les fumeurs de niveau socioéconomique plus élevé.

Les ISTS, dans un monde en changement rapide, constituent une réalité de mieux en mieux documentée et en aggravation. Ce numéro du BEH, tout en illustrant la complexité des mécanismes de leur construction et le défi que constitue leur réduction pour la santé publique, apporte des éléments de compréhension à partir desquels il est possible de proposer des actions rectificatrices. Ainsi, l’exemple de StopAdvisor démontre que des interventions innovantes, rigoureusement évaluées, s’appuyant sur le concept d’universalisme proportionné, sont réalisables. Leurs développements permettraient d’améliorer la santé de la population, sans aggraver les inégalités.

Dans la continuité de la Stratégie nationale de santé, qui en a fait l’un de ses principaux axes d’action, Santé publique France intègre dans les missions qui lui sont confiées par la loi, la réduction des ISTS. Cet objectif est concrétisé par un programme de l’agence dédié aux ISTS. Leur prise en compte aura lieu tout au long du continuum de la connaissance à l’intervention, par l’intégration des déterminants sociaux dans les activités de surveillance et une attention systématique à la réduction des inégalités dans la conception et l’évaluation des actions de prévention et de promotion de la santé.

Références

1 Blanpain N. Les hommes cadres vivent toujours 6 ans de plus que les hommes ouvriers. Insee Première. 2016;(1584). 4 p. http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1584
2 Guignard R, Beck F, Richard JB, Lermeunier A, Wilquin JL, Viet NT. La consommation de tabac en France: caractéristiques et évolutions récentes. Évolutions. 2015;(31):1-6. http://inpes.santepubliquefrance.fr/CFESBases/catalogue/pdf/1611.pdf
3 Marmot M. Fair Society, Healthy Lives. Strategic review of health inequalities in England post-2010. 242 p. http://www.instituteofhealthequity.org/projects/fair-society-healthy-lives-the-marmot-review
4 Ottersen OP, Dasgupta J, Blouin C, Buss P, Chongsuvivatwong V, Frenk J, et al. The political origins of health inequity: prospects for change. Lancet. 2014;383(9971):630-67.
5 Moffitt TE, Arseneault L, Belsky D, Dickson N, Hancox RJ, Harrington H, et al. A gradient of childhood self-control predicts health, wealth, and public safety. Proc Natl Acad Sci USA. 2011;108(7):2693-8.

Citer cet article

Desenclos JC, Arwidson P. Éditorial. Inégalités sociales et territoriales de santé : des connaissances et des faits probants pour l’action ! Bull Epidémiol Hebd. 2016;(16-17):274-5. http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2016/16-17/2016_16-17_0.html